Des espions britanniques infiltrés dans des groupes politiques radicaux entretenaient des relations avec des militantes, sans révéler leur identité. Aujourd’hui, elles portent plainte pour “traumatisme affectif”, et leur procès sera instruit devant un tribunal secret. Une affaire qui ébranle le mythe de James Bond.
Mark Stone est en vacances avec sa copine, une jolie rousse galloise. Les deux militants écolos, cheveux longs crasseux, tatouages, et Birkenstocks, sillonnent l’Europe à bord d’un gros van décrépi. Voilà six ans qu’un de leurs amis, un végétalien anarchiste épris de la cause palestinienne, les a présentés l’un à l’autre. Coup de foudre. Ils emménagent ensemble, et martèlent à deux leurs convictions politiques au sein de l’association Earth First!, frange radicale de l’activisme vert. Alors quand la jolie rouquine découvre dans la boîte à gants un passeport au nom de “Mark Kennedy”, c’est tout son monde qui s’écroule.
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Abasourdie, elle en parle aux pontes d’Earth First! qui s’empressent d’enquêter. La découverte est édifiante : leur pote Mark Stone, qui se fait régulièrement casser la gueule par les autorités lors d’actions directes, est en fait un flic infiltré, issu du National Public Order Intelligence Unit qui surveille les extrêmistes britanniques. Et pire encore pour sa concubine, il est déjà marié et père de deux enfants.
« Traumatisme affectif »
En démantelant l’affaire Mark Kennedy, les militants découvrent d’autres policiers infiltrés. Et le double d’amoureuses dupées. Des histoires aberrantes : des relations longues (dont une commencée en 1987), parfois des enfants (dont l’un âgé de 27 ans), et le père-militant qui disparaît du jour au lendemain. La trahison est trop forte. Dix femmes et un homme décident de porter plainte contre les services de police britannique pour “traumatisme affectif”. L’affaire ira en Cour suprême, sur décision du juge Tugendhat. Mais une partie des plaignants sera d’abord entendue devant un tribunal secret.
“Ces hommes étaient entraînés à gagner la confiance des femmes et à leur faire croire qu’ils étaient de potentielles ‘âmes sœurs’”, peut-on lire dans la plainte déposée au tribunal. De nombreuses femmes ont cru “qu’elles avaient rencontré un véritable ami avec qui elles pourraient partager leur avenir sur le long terme”. Ils habitaient ensemble, connaissaient leurs familles, allant jusqu’à assister aux funérailles d’un père ou d’un oncle. Et ils disaient “I love you”.
Au total, sept policiers infiltrés dans les milieux anti-capitalistes, pacifiques et écologiques, sont accusés d’avoir dupé leurs copines de 1987 à 2010. Certains auraient même joué la carte polygame : ainsi de Mark Kennedy qui aurait entretenu trois relations entre 2004 et 2010, ou de Mark Jacobs, qui aurait eu deux copines dans les années 2000. Les 11 victimes, qui ont toutes demandé l’anonymat, réclament une compensation financière et l’accès aux rapports sur leurs activités politiques, écrits par leur conjoint.
Carte blanche à la méthode James Bond
Évidemment, la police a immédiatement condamné les agissements de ses employés : ce n’est “absolument pas professionnel” et “jamais acceptable” de coucher avec les cibles qu’on espionne. Sauf que cette interdiction morale n’est pas une interdiction juridique. Dans la loi qui régule les activités de police infiltrée (Regulation of Investigatory Powers Act), les agents peuvent avoir des relations “personnelles ou autres”. Un flou législatif loin de proscrire le sexe de l’arsenal de l’espion britannique. Carte blanche à la méthode James Bond.
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Coucher serait même le meilleur moyen de protéger sa couverture, si l’on en croit Mark Kennedy.
“La promiscuité est monnaie courante dans le monde des éco-militants, confie-t-il au Daily Mail. Si je n’avais pas couché, ils m’auraient démasqué.” L’agent dénonce l’hypocrisie de ses supérieurs : “Mes chefs avaient accès à mes appels, mes textos, mes emails… Ils savaient où et avec qui je passais mes nuits, mais ils ont préféré fermer les yeux parce que l’information que je rapportais était utile.”
Kennedy conclut en bon gentleman : “Je ne suis pas le premier homme à donner un faux nom à une femme.”
Embarrassée, la police a demandé à ce que le procès soit instruit devant un tribunal secret, habituellement réservé aux cafouillages du MI5. Ce sera le cas pour Mark Kennedy et Mark Jacobs, mais pas pour les autres qui bénéficient d’une juridiction d’avant 2000. Voilà qui fait enrager l’avocate des plaignantes, Harriet Wistrich, interrogée par le Guardian : “On veut que les abus sexuels et psychologiques sur les militants de la justice sociale s’arrêtent (…) la Cour autorise la police à maintenir le secret sur leurs opérations grossières pour éviter l’examen approfondi de l’opinion publique.”
Mentionnant des “interférences très graves” dans les droits fondamentaux des femmes, le juge Tugendhat a comparé cette affaire inédite aux romans de Ian Fleming. Tout comme 007 “utilisait les femmes pour obtenir une information ou l’accès à une information”, les renseignements britanniques “ont poussé des agents à avoir des relations intimes” avec leurs cibles. Le MI5, maquereaux au service de sa majesté ? La justice tranchera à la fin de l’année.
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