Entre impératifs de rentabilité et préservation de leur vocation artistique, les écoles d’art subissent une crise à long terme, dont les déboires de Nicolas Bourriaud, directeur des Beaux-Arts de Paris, accusé de transformer l’école en « marque », sont le symbole criant.
De l’art de la contestation
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Le moins que l’on puisse dire c’est que les étudiants, en matière de contestation, ne manquent pas d’imagination. A l’école des beaux-arts de Bordeaux où la nomination aux forceps d’une nouvelle directrice, Sonia Criton, passe mal, voilà quatre mois qu’ils animent, une fois les portes de l’école officiellement fermées, une “Ecole de nuit” (ecoledenuit.org) qui “se démarque de la simple manifestation politique pour devenir dans un même temps un véritable projet pédagogique”.
Au programme de cette école alternative ouverte de 20 h à minuit : un workshop animé par Catherine Gilloire intitulé : “Ce soir, que choisissez-vous d’apprendre ?”, une vidéoconférence de Jean-Baptiste Farkas ou une conférence de Fabien Vallos sur l’engagement politique à partir du film Théorème de Pier Paolo Pasolini.
“La situation empire même si Sonia Criton a accepté l’école de nuit et tente de normaliser la situation” constate aujourd’hui ce professeur. “Un recours auprès du tribunal administratif a été déposé mais cela va prendre beaucoup de temps.” Du côté de l’Ensci, l’Ecole nationale de création industrielle située à Paris, on n’est pas en reste non plus où les étudiants graphistes ont mis au point une sorte de cahier des doléances animé très ingénieux baptisé “Ensci sexy” pour réclamer, entre autres, des clarifications sur les modes de nomination de la direction et une voix au chapitre pour l’équipe pédagogique.
Aux Arts déco de Paris enfin, c’est un blog qui accompagna la nomination rocambolesque du nouveau directeur, Marc Partouche, en mars dernier, tandis qu’à l’Ensba, les Beaux-Arts de Paris, où la grogne se fait entendre depuis octobre dernier, on ressort régulièrement les bonnes vieilles banderoles pour réclamer “Une école, rien qu’une école”.
L’école d’art, une hétérotopie ?
Voilà pour la forme. Maintenant qu’en est-il du climat qui se dessine derrière ces quatre cas de figures singuliers ? “Il y a sans doute un point commun, qui tient à ce que l’école d’art est conçue et vécue depuis des années comme une hétérotopie, à la fois parce qu’elle est un lieu d’enseignement, et qu’à ce titre elle a vocation à être un lieu à part, préservée de la pression économique et sociale, et parce qu’elle est un lieu d’enseignement particulier, d’enseignement à la création, une forme d’utopie, fondée sur le projet de l’élève, la pratique et l’expérimentation. Or cette dimension hétérotopique est aujourd’hui mise à mal par une logique de normalisation et d’uniformisation qui laisse de moins en moins de place à la diversité et à la singularité. De ce point de vue, la crise n’est pas tant celle des écoles d’art que celle d’un système autoritaire et d’une idéologie néolibérale dont les écoles d’art sont un fort symptôme” résume Emmanuel Tibloux, directeur de l’Ensba Lyon et président de l’ANdEA (Association nationale des écoles supérieures d’art).
“On demande aux écoles d’être rentables, confirme Fabien Vallos, professeur de philosophie aux beaux-arts de Bordeaux, mais la rentabilité d’un Arc ou d’un cours de philo n’est pas évidente à estimer.”
“Nous rejetons le vocabulaire entrepreneurial appliqué à notre école et les objectifs économiques qui le sous-tendent. Nous demandons que soient respectées l’intégrité de cette institution, sa fonction de transmission et sa qualité de lieu d’expérimentation artistique, à l’écart des critères de ‘rentabilité’ et des normes du marché de l’art. Une école ne doit pas dégager du ‘profit’ et être ‘compétitive’ , pas plus qu’un hôpital ou tout autre service public.”
Une école n’est pas une “marque” défendent ainsi les représentants des étudiants des Beaux-Arts de Paris (Ensba) dans une lettre ouverte publiée dans le Quotidien de l’art du 5 juin qu’ils avaient initialement envoyé au Monde (mais n’est pas été publié) suite à un article signé Florence Evin qui “comportait une erreur” .
Le cas épineux de l’Ensba
Dans cet article paru le 28 mai dernier intitulé “Aux Beaux-Arts de Paris, le conflit s’envenime” il était fait mention d’une lettre envoyée par 14 professeurs et les étudiants élus des conseil d’administration et pédagogique à la ministre de la Culture pour dénoncer la demande formulée par Nicolas Bourriaud, le directeur de l’Ensba depuis 2012, des départs de la directrice des études, du directeur général et du président du conseil d’administration. “Nous n’avons jamais signé cette lettre” récusent aujourd’hui les représentants des étudiants engagés depuis le mois d’octobre et la location malheureuse d’une partie des espaces à la marque Ralph Lauren, quelques jours avant une session de diplôme, dans un dialogue musclé mais respectueux avec leur directeur.
Leur dernière prise de position publique date du 23 mai, date à laquelle se tenait aux Beaux-arts de Paris l’opération “Choices” orchestrées par des galeries d’art contemporain. “Mais certains étudiants, une quinzaine, ont participé à cette opération”, modère un des professeurs qui souhaite garder l’anonymat pour ne pas creuser l’écart au sein de l’équipe enseignante. “Ce qui est reproché à Bourriaud c’est d’amener les choses en solitaire mais dire qu’il détourne l’école de ses objectifs est excessif. La location d’espace ne date pas d’hier, c’était déjà le cas sous l’ancien directeur Henri Claude Cousseau. Les Beaux-arts de Paris sont plus qu’une école, il y a une collection, un patrimoine historique et l’on demande à la direction de faire du chiffre. C’est la responsabilité du ministère.”
Un ministère qui répond aujourd’hui aux abonnés absents laissant s’envenimer le conflit au sein de l’Ensba et provoquant la colère des étudiants qui passent actuellement leurs diplômes et bilans de fin d’année. Les départs successifs de Noël Corbin, ex-secrétaire général aujourd’hui passé à la Ville de Paris et de Laurence Engel, ex-directrice du cabinet de Filippetti, fragilisée par l’affaire Aquilino Morelle (dont elle est la compagne) ne sont sans doute pas étranger à ce flottement qui confine à l’opération pourrissement rappelant le feuilleton rocambolesque du musée Picasso (qui vient juste de se solder par la nomination de Laurent Le Bon).
“Une partie de l’école (administration , et artistes) n’a jamais accepté la venue de Nicolas Bourriaud” estime pour sa part Jean-Luc Vilmouth, artiste, professeur et membre du conseil pédagogique de l’Ensba. “L’image très médiatisée de Bourriaud suscite toutes sortes de rumeurs, qui alimentent l’irrationnel du jugement porté sur lui. Pour une certaine part, ceci explique les différents idéologiques qui divisent la communauté des artistes enseignants.”
Et ces deux professeurs de s’accorder sur un constat : “Nicolas Bourriaud a répondu favorablement aux demandes de dialogue, de refonte des instances pédagogiques de l’école, de participation active des enseignants aux expositions.” “Ceci n’a pas suscité d’apaisement, pour l’instant. Des solutions constructives se profilent, je souhaite qu’elles se mettent en place rapidement, d’autant plus que pour la majorité des étudiants, la venue de Nicolas Bourriaud était synonyme d’ espoir et d’ouverture sur le monde” estime ainsi Jean-Luc Wimouth.
“Le problème est à la tête de l’école” résume le professeur anonyme. “Ce que je reproche à Bourriaud mais aussi à la directrice pédagogique ou au directeur de l’administration, c’est de ne pas trouver un terrain d’entente. Il y a une équipe de direction qui doit faire corps.” Réponse de l’un des intéressés, Nicolas Bourriaud : “La confiance est rompue avec Gaïta Leboissetier, la directrice pédagogique et Frédéric Jousset, le président du conseil d’administration. Il faut que je puisse travailler en bonne entente avec mon équipe, ce qui est le cas avec l’ensemble des chefs de service. Avant mon arrivée, j’ai trouvé un fonctionnement opaque et des services autarciques” se défend encore le directeur, “ceux qui mènent depuis six mois une fronde contre moi sont les mêmes que ceux qui s’opposaient à mon arrivée il y a deux ans. L’affaire Ralph Lauren m’ayant fragilisé, on n’a de cesse de me déstabiliser, en interne et en externe. J’ai eu le droit à une mission d’inspection, à un rapport de la Cour des comptes qui concernait pourtant les comptes de mon prédécesseur. La publication du référé a même été mise en ligne !”
Concernant les inquiétudes d’une partie des étudiants et professeurs quant à l’introduction du marché au sein de l’école, Nicolas Bourriaud répond “L’école a réussi, ces dix dernières années à intégrer l’université. Aujourd’hui, c’est le milieu de l’art qu’il faut intégrer et digérer, il faut transformer en atouts ce qui apparaît au premier abord menaçant. Une école d’art doit se tenir à équidistance de l’université et du milieu de l’art. Vous noterez qu’il n’y a jamais eu autant de diplômés de l’Ensba dans les expositions parisiennes qu’en ce moment, c’est l’effet d’une réelle dynamique. Quant aux partenariats privés durables que je privilégie aux locations qui, je le précise, étaient deux fois plus nombreuses avant mon arrivée, ils ont permis sur l’année 2013 de maintenir le budget. N’oublions pas qu’en deux ans, nous avons 800 000 euros en moins de subventions de l’Etat.”
Au-delà des cas singuliers, une crise de croissance générale
Le cas de l’Ensba, au-delà des questions de personnes, pointe ainsi de façon plus générale la crise de croissance et d’autonomisation auxquelles sont confrontées toutes les écoles d’art. C’est le cas par exemple pour de nombreuses écoles d’art de province sommées de se transformer en « EPCC » (établissements publics de coopération culturel). A Angers-Tours-Le Mans par exemple, “c’est la grande braderie, confie l’un des professeurs, on maintient une absence totale de gouvernance, il n’y a pas d’orientation pédagogique.”
“L’un des grands chantiers des années à venir est en effet celui de l’organisation du processus de décision. Ce chantier est d’autant plus important que nous sommes dans un contexte de réforme et de contrainte budgétaire, qui alourdit considérablement le poids des décisions” estime ainsi le président de l’ANdEA (Association nationale des écoles supérieures d’art), Emmanuel Tibloux, “une école est une organisation bien plus complexe qu’un musée ou un centre d’art : son ‘objet’ est à la fois humain et de l’ordre du processus, ce sont des personnes engagées dans un processus de formation et de recherche qui en forment le cœur : au moins des professeurs et des élèves, qui sont les uns et les autres, bien qu’avec des positions différentes, dépositaires d’une expérience de la pédagogie de l’art. Il y a donc là au moins deux voix, deux points de vue parfaitement légitimes, qu’il est indispensable de faire exister. C’est toute la question des instances de gouvernance qu’il est aujourd’hui essentiel de spécifier. Ensuite il faut se garder de toute démagogie : la décision revient au directeur, il est mandaté pour cela. En ce sens la décision ne se partage pas, ce qui doit impérativement se partager en revanche, c’est son élaboration, la scénarisation des hypothèses, l’appréciation des grands choix stratégiques, dans lesquels il est indispensable d’impliquer les différents acteurs du processus pédagogique. C’est là un enjeu passionnant, qui est celui des écoles d’art aujourd’hui, et qui est politique au sens le plus fort du terme : non seulement parce qu’il touche à l’organisation d’une communauté mais aussi parce que cette communauté est fondée sur des valeurs qui sont aujourd’hui menacées.”
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