Faire se rencontrer Xavier Dolan et Edouard Louis, le cinéaste de J’ai tué ma mère et l’écrivain d’En finir avec Eddy Bellegueule, parce que l’extrême difficulté de s’inventer soi-même est au cœur de leur travail. Tous deux racontent comment la possibilité d’une fuite, le refus de l’assignation sociale ou sexuelle, ne tient souvent qu’à un […]
Faire se rencontrer Xavier Dolan et Edouard Louis, le cinéaste de J’ai tué ma mère et l’écrivain d’En finir avec Eddy Bellegueule, parce que l’extrême difficulté de s’inventer soi-même est au cœur de leur travail. Tous deux racontent comment la possibilité d’une fuite, le refus de l’assignation sociale ou sexuelle, ne tient souvent qu’à un fil, une mince chance à saisir ou une question de vie ou de mort – qui ne se présentera jamais dans la vie de la plupart des individus, condamnés à une répétition elle-même indiscernable. Edouard Louis le dit mieux : “J’ai conçu Eddy Bellegueule comme une archéologie de la volonté. L’idée était de montrer que la volonté n’est pas quelque chose qu’on a ou qu’on n’a pas. Mais quelque chose de rendu possible ou impossible, dont il faut faire l’histoire.” La deuxième partie du roman est intitulée “L’échec et la fuite”, et décrit comment l’autoexpulsion d’Eddy vers le lycée d’Amiens et sa filière théâtre pour le bac est justement un non-choix, une contrainte vitale, une fois qu’il a échoué à devenir un garçon comme les autres, un garçon qui couche avec des filles. “Mais d’abord, on ne pense pas spontanément à la fuite parce qu’on ignore qu’il existe un ailleurs. On ne sait pas que la fuite est une possibilité. On essaie dans un premier temps d’être comme les autres, et j’ai essayé d’être comme tout le monde.” (p. 165)
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Salué dès janvier par l’ensemble de la critique, qui sert donc à quelque chose, En finir avec Eddy Bellegueule est devenu un phénomène littéraire et un beau succès de librairie. Il est rare que le premier roman d’un inconnu se vende à 100 000 exemplaires, sans prix et en refusant de se soumettre au rituel promotionnel et masochiste des “émissions télévisées qui font encore vendre des livres”. Ce succès-là n’a rien de suspect, et le lecteur tardif et admiratif ne peut que répéter l’évidence d’un grand écrivain de 21 ans, qui pratique le récit analytique avec une maîtrise confondante, sans sentimentalisme, sans ressentiment non plus, et qui possède une oreille littéraire digne d’un Thomas Bernhard. La musique des dialogues, c’est ce que Dolan dit avoir entendu en premier : “Ce qui m’a le plus frappé, c’est l’authenticité inimitable dans les dialogues. J’entends l’expertise de quelqu’un qui depuis toujours écoute les femmes parler. Les hommes aussi, mais les femmes surtout. Le livre illustre à la fois leurs pires défauts, leurs frustrations, leur ignorance, si je peux me permettre un tel mot, l’absence de volonté, mais aussi la grandeur de leurs rêves morts-nés.”
De l’étude approfondie des travaux de Pierre Bourdieu, Edouard Louis a acquis des instruments de compréhension et de mise à distance. Ni pathos ni règlement de comptes, mais l’invention d’une écriture comme outil de précision. Rien n’est flou, mais rien ne résonne comme univoque, et le pire persécuteur est aussi montré dans son humaine et délirante complexité, tels les deux bourreaux qui finiront par acclamer Eddy lors d’une représentation théâtrale.
Alors que le succès du livre a entraîné quelques détestables tentatives d’assignation à résidence – sexuelle, sociologique ou carrément policière –, Edouard Louis voit bien de quoi il s’agit : “Aujourd’hui, la question la plus contemporaine me semble être comment l’individu peut se défaire des collectifs auxquels il est assimilé de force.”
Frédéric Bonnaud
Au sommaire des Inrocks cette semaine : l’entretien croisée entre Edouard Louis et Xavier Dolan, notre rencontre avec The Black Keys, mais aussi Riad Sattouf et Olivier Besancenot. n°962 disponible en kiosque mercredi et dans notre boutique en ligne.
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