Fleur de Cameroun. L’histoire de Sally Nyolo est celle d’un déracinement réussi. Enlevée précocement à sa terre natale camerounaise, elle a entrepris avec patience une reconquête d’elle-même, de sa mémoire, de sa langue et du rythme originel, le bikutsi, dont elle est aujourd’hui la meilleure ambassadrice. En février dernier, Sally Nyolo se rendait en Afrique […]
Fleur de Cameroun. L’histoire de Sally Nyolo est celle d’un déracinement réussi. Enlevée précocement à sa terre natale camerounaise, elle a entrepris avec patience une reconquête d’elle-même, de sa mémoire, de sa langue et du rythme originel, le bikutsi, dont elle est aujourd’hui la meilleure ambassadrice.
En février dernier, Sally Nyolo se rendait en Afrique pour les besoins d’un documentaire. Ce retour aux sources, la jeune chanteuse franco-camerounaise l’avait envisagé comme un séduisant moyen d’éclairer nos lanternes sur les vertus médicinales du bikutsi, rythme de la forêt équatoriale dont les Têtes Brûlées avaient donné à la fin des années 80 une version électrique et trépidante. Plus secrètement, elle trouvait là une occasion d’effectuer un pèlerinage sur cette terre rouge à la prodigieuse fertilité où vit encore une partie de sa famille. Si elle se soumit avec entrain à toutes les sollicitations bizarres du réalisateur François Bergeron frapper l’eau de la rivière en rythme avec un groupe de lavandières, accompagner le chant d’un oiseau en soufflant dans une mignonette de sancerre blanc, danser avec les Pygmées sous le soleil par 45° , elle se refusa cependant à conduire l’équipe de tournage dans sa région natale, près du village de Mfou où elle a grandi et de Monatele où elle suivit une partie de sa scolarité. Ainsi personne ne sut comment se déroula cette journée particulière passée à quelques kilomètres de Yaoundé, dans sa communauté d’origine.
Le comité des sages, pour témoigner de sa reconnaissance envers celle qui a si bien fait honneur au peuple Béti et à sa langue, l’éton, lui aura décerné le kak, ce grand bâton tressé symbole de force et de sagesse, attribut que par tradition l’on accorde assez rarement aux femmes. Elle aura été fêtée, chantée, embrassée, caressée, mais cela, Sally Nyolo a jugé préférable de le garder pour elle, de le soustraire à la sanction réductrice de la télévision. La pudeur, comme l’humour, appartient aux stratégies africaines. Devenue fille de spectacle, rien ni personne ne semble désormais être en mesure de rompre l’équilibre existant entre cette version joyeuse, communicative d’elle-même, et ce qui n’est pas exposé, qui relève d’un enracinement dont la profondeur va bien au-delà des trente et quelques années passées à vivre et à chanter sur la surface de la terre.
Enfant, sa mère l’appelait oso’no’ d’après le nom d’une petite fleur qui pousse au bord des ruisseaux et des marigots. En forme de trèfle à quatre feuilles, elle est pourvue d’une grande sensibilité et se referme à peine pose-t-on le pied à proximité. « Je restais des heures à les contempler et à courir vers elles. Mais j’avais à peine le temps de faire un pas que tout le parterre s’était refermé. J’étais fascinée. » C’est l’époque où sa tante griotte, Mam Terry, lui dit de « chanter son mal » dans une cuvette lorsqu’elle souffre des amygdales. Où son père l’amène à la chasse, et pendant qu’il pose les pièges pour attraper le singe, elle s’en va récolter du miel dans les ruches naturelles. « Je ne pouvais pas imaginer pouvoir un jour quitter cette vie. »
Pourtant, son père sollicité pour occuper un poste au consulat français de Yaoundé, puis muté à Paris, Sally quitte sa terre natale et vient s’installer à Andrésy dans les Yvelines. A 13 ans, elle essaie d’imaginer son nouveau pays. Mais la seule chose que son esprit parvient à concevoir, c’est un immense baobab avec « Paris » marqué dessus. « Pendant la première année, je n’étais jamais bien. J’écrivais tous les jours à ma famille, mes oncles, mes tantes, mes grands-parents, mes amis restés là-bas. Quand je n’avais plus rien à leur dire, je leur écrivais mon emploi du temps de la semaine, les matières que j’étudiais, ce que je mangeais le midi, mes activités de loisirs. C’était ma manière de les faire vivre avec moi. Mon premier souvenir de la France, c’est mon père qui m’engueule parce que je n’ai pas fermé la porte derrière moi. « Ici on vit les portes fermées ! » Que la porte principale de notre maison puisse rester close jour et nuit, ça je n’arrivais pas à m’y faire. Il m’a aussi déconseillé de parler aux étrangers et surtout de monter en voiture avec un inconnu, alors qu’au Cameroun, c’est chose naturelle. J’ai appris la peur de l’autre. »
Seule enfant noire de son école, Sally apprend aussi le français, l’algèbre, l’histoire, la géographie et cette petite chose cruelle, qui n’est pas inscrite officiellement au programme, que l’on appelle racisme. « Je recevais des coups de pied, des coups de poing. Certains me poussaient par terre et repartaient en riant. On me traitait de « noireaute » ou encore de « Chinoise ». « Oh, la Chinoise, oh, la Chinoise ! » D’autres m’appelaient « la Martienne » parce que j’avais des petites nattes qui partaient comme des antennes. Il a fallu se battre. Se faire respecter. »
Bien qu’elle ait conservé sa fraîcheur de petite fleur des bois, Sally Nyolo, dès la première rencontre, vous impose spontanément l’image d’une maison. Une maison qui aurait été construite deux fois. Une première fois en Afrique, où furent posées les fondations et la charpente. Une seconde fois en France où l’on vérifia l’aplomb des murs, la résistance des matériaux, la conformité des installations. Si on lui trouve immédiatement une solidité rassurante, on constate également que sa construction d’elle-même ne s’est pas faite avec l’idée dominante de se protéger des autres, de s’abriter derrière des persiennes à claire-voie, mais au contraire dans le souci de laisser entrer le plus abondamment possible l’air et la lumière. Entendre une seule fois le rire de Sally, c’est comprendre que vivre ses émotions à fond constitue pour elle un principe fondamental et avoir la certitude que l’on aura bientôt du mal à se passer de cette douche sonore de jubilation radieuse.
Avec le recul, elle admet aujourd’hui que seule la position d’artiste pouvait lui permettre d’harmoniser les deux réalités, de passer d’une mentalité à l’autre sans souffrir ni se sentir écartelée. « Enfant, après une journée passée à jouer et parler avec mes copines qui me racontaient leurs vacances en Corse ou en Bretagne, dans ces régions que je ne connaissais pas, je me retrouvais avec mon frère. C’est là, je crois, le point de départ de ma vie artistique parce que je transformais toutes ces impressions et ces informations dans la pensée éton. Cela me permettait d’apprivoiser cette réalité que je trouvais en général inquiétante, voire hostile. C’est très africain de vouloir, à travers la musique, rendre les choses menaçantes plus abordables et familières. »
Elle revient sur l’image de son père se levant de table pour prendre le kak, se mettre à danser et chanter sans accompagnement, de sa mère fredonnant sur le ndolé aux crevettes qu’elle prépare, de son frère jouant les disques de makossa dans leur chambre. Se souvient de ses amis punks les Blessed Virgins, qui venaient du même lycée. « Après, l’envie a fait le reste, l’envie de rejoindre les copains dans un studio de répétition. Je retrouvais enfin l’ambiance que j’avais laissée derrière moi en Afrique. » D’abord choriste amateur, elle entre au service de Jacques Higelin, à l’affiche du Casino de Paris, puis de Nicole Croisille en tournée. Chanter pour les autres ne lui procure toutefois que l’ébauche de cette plénitude recherchée. Le mouvement de sa vie va dès lors ressembler à un patient effort pour remonter le cours de sa propre histoire. « D’abord le reggae est venu. On m’appelait Reggata à cause des petites nattes que je portais. Bob Marley, c’était comme un bon chanteur de bikutsi du village. Il chantait les choses justes et claires. »
Pendant deux ans, Sally opère une retraite dans son petit appartement des Buttes-Chaumont. Elle y fait la collecte de sons et d’instruments traditionnels, se pénètre de leur esprit : la senza, les kaskas, le crocoto, les calebasses, le udu. « Tout ça m’a ramenée au bikutsi. Tous les morceaux de Tribu sont des originaux, mais comme pour toute musique, cela relève de la mémoire. Mentalement, je passe toujours par le village, j’emprunte le même chemin pour aller chercher de l’eau, je chante en invoquant cette mémoire sensorielle. A un moment, je ne savais pas quelle langue utiliser. Français, anglais, éton ? Mais avec le son des instruments, ma langue maternelle s’est imposée spontanément et là, tout mon univers s’est recomposé. » Comme une chrysalide à rebours, il a fallu qu’elle redevienne chenille avant de gratifier son envol d’une ampleur et de couleurs propres aux spécimens rares. Trois ans passés avec les Zap Mama lui ont donné de l’assurance sur scène. Et si Tribu, premier album en 96, se consacrait surtout à cette remise en ordre d’elle-même, à travers rythmes et ambiances de la forêt, Multiculti, paru en début d’année, prouve combien Sally peut progresser avec aisance sur de nouveaux sentiers : ceux d’une pop ethnique dont la déferlante s’annonce irrésistible. Sa devise étant « l’esprit de la musique se trouve là où la vie a besoin d’aide », l’inspiration ne lui fera pas défaut.
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Sally Nyolo, Multiculti (Lusafrica/BMG)
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