Légendaire et dérisoire, drôle et dramatique, historique et cinglée, l’histoire que raconte Gruff Rhys sur le fantastique « American Interior » méritait une interview. Accrochez-vous, c’est fou.
« American Interior : le voyage utopique de John Evans, sa recherche d’une tribu perdue et comment, nourri par le fantasme et (possiblement) l’alcool, il a annexé un tiers de l’Amérique du Nord. »
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En équilibre permanent entre la légende bizarre (l’existence fermement supposée d’une tribu d’Amérindiens descendant de mythiques explorateurs gallois du XIIème siècle) et l’histoire tangible qu’elle a entraînée (un homme découvrant la moitié du continent pour partir à sa recherche, au prix de sa vie), la matière initiale du projet fou du génial Gruff Rhys, voix de velours des Super Furry Animals, était un terreau fertile pour les fantasmes de contes zinzins et les désirs d’aventures improbables.
Fantasmes réalisés, de toutes les manières possibles. Une tournée américaine de « concerts d’investigation », un livre d’histoires fabuleuses, un documentaire merveilleux, drôle et beau et touchant, dont on retrouve une bande-annonce plus bas, une application iPhone passionnante et, bien sûr, un album de très haute volée, épopée pop d’une phénoménale habileté mélodique : l’odyssée tragi-comique de John Evans valait bien une longue interview de son génial raconteur, lecture idéale pendant l’écoute d’American Interior, intégralement déroulé juste ci-dessous.
ENTRETIEN
Que peux-tu me dire de la première fois que tu as entendu parler de John Evans, parti en Amérique à la fin du XVIIIème siècle, sans un sou, à la recherche de la mythique tribu ?
Gruff Rhys : Mon père était très obsédé par son histoire, il me l’a beaucoup racontée quand j’étais gamin : ça ressemblait à un conte pour moi. Une histoire folle mais une histoire vraie, dans laquelle s’était avec le temps intégrés beaucoup de fantasmes. Cette tribu d’Amérindiens descendant de Gallois, la manière dont John Evans a traversé l’Atlantique puis une partie des Etats-Unis pour partir à sa recherche, ses changements d’allégeance, d’identité, la maladie, les dangers auxquels il a du faire face. Enfant, cette histoire m’excitait, mais je ne m’y suis ensuite pas trop intéressé. Jusqu’au fax d’une compagnie de théâtre qui voulait raconter l’histoire de John Evans et, ayant découvert que j’en étais un vague descendant, avait logiquement pensé que j’étais la personne idéale pour mettre la pièce en son. Ça ne s’est finalement pas fait, mais j’avais bossé sur des chansons, et l’aventure de John Evans avait recommencé à me travailler. En 2012, je suis allé voir un tourneur aux Etats-Unis pour lui parler de cette histoire, des endroits et villes qu’il avait explorés, je lui ai demandé d’organiser pour moi une tournée suivant ses traces. L’idée l’a beaucoup excité, je me suis organisé de mon côté pour contacter des universitaires, des activistes amérindiens, des gens dans des réserves : c’était parti pour mon « Investigative concert tour ».
Que peux-tu me dire à propos de ce concept d’ « Investigative Concert Tour » ?
Il a suivi un parcours historique, la route supposée de John Evans, et c’était très excitant : accompagné de la poupée à l’effigie supposée d’Evans que nous avions fabriquée avant de partir, j’avais chaque jour très hâte de continuer mon chemin et mon enquête, de découvrir de nouvelles choses, d’ajouter des éléments à la présentation Powerpoint que je faisais aux gens, de voir le documentaire et les chansons prendre forme, de pouvoir continuer à écrire le livre, d’interagir différemment avec chaque public, d’interroger des universitaires, des descendants de Gallois, des gens qui avaient entendu parler de John Evans.
Tu as reconstruit le mythe ou les faits ?
C’est assez compliqué. Je suivais le parcours de John Evans, qui lui-même suivais le parcours d’un mythe, celui du Prince Madoc : la légende dit que cet homme serait parti du Pays de Galles, aurait découvert l’Amérique au XIIème siècle en traversant l’Atlantique, donc avant tout le monde, et y aurait fondé une tribu de langue galloise qui aurait ensuite prospéré. Quelques rares personnes y ont cru ou y croient, je pense pour ma part comme la plupart des historiens que c’est une pure légende, que Madoc n’a même jamais existé. Evans, lui, y a cru. Son espoir était de retrouver la trace de la tribu laissée derrière lui par le Prince Madoc, et de fonder un nouveau foyer pour les Gallois qui voudraient quitter le pays, en quête de liberté. Evans était un révolutionnaire, il baignait dans les idéaux de la Révolution Américaine, de la Révolution Française. Mais c’est dans la douleur et après mille aventures qu’il a découvert la vérité : cette tribu n’existait pas.
Un autre personnage est très étonnant dans l’histoire de John Evans, Iolo Morgawn…
Iolo, un Gallois assez célèbre, est responsable du voyage de John Evans en Amérique : les deux auraient initialement du partir ensemble, mais seul Evans y est finalement allé. Morgwawn est un personnage intéressant. C’était grand consommateur d’opium. C’était un faussaire littéraire : il a écrit de la fausse poésie galloise médiévale, qui a fini par se retrouver dans de véritables livres d’histoire. Il était aussi plongé dans la philosophie druidique. Il a inventé des rituels qu’il affirmait être des pratiques ancestrales : elles ne l’étaient pas, c’était sa pure invention, mais elles sont encore pratiquées aujourd’hui au Pays de Galles. Parce qu’elles ont été pratiquées comme telles pendant des siècles, et qu’elles ont fini par acquérir une sorte de force de la vérité malgré la découverte de la supercherie.
C’est la preuve que le mythe peut construire de l’histoire.
Oui. Après que l’Angleterre a annexé le Pays de Galles, le mythe du Prince Madoc a été perpétué par la monarchie, pour d’autres raisons que celles d’Evans : le fait que des britanniques aient colonisé quelques siècles auparavant une partie de l’Amérique lui aurait donné des droits vaguement légitimes ou historiques sur le territoire, alors qu’il était disputé par la couronne d’Espagne. L’entretien de la légende de Madoc n’est rien d’autre qu’une conspiration, similaire à la manière dont Tony Blair et l’administration Bush ont créé la légende des armes de destruction massive pour attaquer l’Iraq… Ce qui est triste avec l’histoire de John Evans est que c’est un personnage réel, qu’il a vécu une véritable tragi-comédie et qu’il y a laissé sa peau. Il a traversé des choses folles, dangereuses, en suivant, avec tout son cœur et beaucoup de courage, ce qui n’était qu’une légende. Il n’avait pas un sou, il est tombé malade, il n’avait que la passion de sa quête fantôme pour lui.
Tu te sens lié à cette histoire ?
Evans est mort avant d’avoir trente ans, et c’est quelque chose qui rejoint la mythologie du rock’n’roll, une mythologie à laquelle j’ai cru. Je crois toujours en la mythologie en musique, mais de manière différente : j’ai des enfants, je dois m’en occuper, ça change beaucoup les paramètres. Mais à la place d’Evans, ou si j’avais fait cette tournée à 20 ans, peut-être me serais-je aussi mis à la recherche active de la tribu perdue…
Tu t’es totalement plongé dans son odyssée ?
Dans une odyssée, le héros finit par revenir : John Evans, lui, n’est jamais revenu. Il est mort en Amérique. C’est pourquoi, à la fin du périple, nous avons nous aussi créé de l’histoire en décidant de ramener avec nous l’avatar de John Evans, qui nous a suivis tout du long, et lui de lui offrir de vraies funérailles au Pays de Galles. L’effet qu’a eu cette poupée sur les gens était étonnant, tout le monde l’aimait bien, s’intéressait à elle –et par ce biais à l’histoire de John Evans. A la Nouvelle Orléans, certains croyaient que c’était une poupée vaudou. Dans le cimetière de la ville, nous avons rencontré une femme un peu perchée qui nous a aperçus, avec notre fétiche, et nous a dit pouvoir « sentir » avec certitude où reposait le corps de John Evans. Ce qu’aucun historien qualifié n’était capable de déterminer : parce qu’il n’était pas catholique, il a sans doute été jeté dans une fosse commune quelconque. Toute une aventure… Je suis content que le sens et la destination de ce voyage se soient dessinés en cours de route, qu’ils n’aient pas été planifiés.
Où places-tu toi-même la frontière entre réalité et fiction dans ce que tu racontes du périple de John Evans ?
On ne sait presque rien de lui, il ne reste que quelques très rares documents. Notamment la lettre dans laquelle il explique qu’il n’a découvert aucune trace de la tribu légendaire de descendants de Gallois qu’il a cherché, au péril de sa vie… Certains supposent que ça lui a brisé le cœur et que, plus que la Malaria, c’est ce qui l’a tué. Evans a quand même laissé des cartes qui ont une vraie importance historique : elles sont étonnamment précises, elles ont ouvert la voie à d’autres explorateurs beaucoup plus fameux, Lewis et Clark qui, plus tard et avec beaucoup plus de moyens, ont ouvert une voie vers le Pacifique. Ce que je sais et comprends de John Evans est forcément un peu distordu par mes propres croyances. J’appuie sans doute beaucoup sur le côté radical de sa quête. C’est aussi un orphelin, ce qui est extraordinaire : il a du se créer, s’inventer, il n’avait aucun lien, personne pour l’aider. Son expédition s’est d’abord faite en dehors de tout cadre, mais il a réussi à s’adapter à tout et à aller très loin, par des moyens toujours assez rudimentaires.
Tu as déjà exploré l’Amérique, l’Amérique du Sud pour un précédent documentaire, Separado!, qui avait trait à ta famille. Ton voyage sur les traces de John Evans était-il aussi quelque chose de personnel ?
Je ne pensais pas au départ qu’il le serait. Mais je ne pensais pas que je serais à ce point affecté par ce que j’ai vu, j’ai rencontré des gens et vécu des scènes particulièrement touchants pendant mon périple. J’ai rencontré Edwin Benson, le dernier homme à parler à langue des Mandans, une tribu longuement rencontrée par John Evans, dont il a longtemps été prétendu qu’elle avait eu des contacts avec des Européens bien avant l’arrivée de Christophe Colomb. Il m’a invité chez lui, c’était assez extraordinaire, il a chanté certaines de ses chansons, j’ai joué certaines des miennes, il m’a parlé de ses petits enfants, qui passent leur temps à jouer à des jeux vidéo, qui n’ont pas d’attrait particulier pour la culture de ses aïeux. Edwin est quasiment le dernier représentant d’une culture bientôt perdue. Je lui présentais des choses de ma propre culture, des chansons en anglais, mais ma langue maternelle est le Gallois, qui a longtemps été brimée par les autorités britanniques. J’ai à nouveau pris conscience de ma propre responsabilité à défendre la culture dont je suis issu, ce que j’essaie de faire le plus possible. Mais là, c’était très concret. Une expérience intime très profonde.
Tu as écrit les chansons d’American Interior pendant la tournée, après la tournée ?
Je suis parti avec l’ébauche de 4 ou 5 chansons, mais elles ont beaucoup évolué pendant la tournée, selon ce que je découvrais, selon ce que je ne découvrais pas, j’essayais de capturer les émotions que je traversais moi-même en allant de ville en ville. Mais je ne voulais pas d’un album trop clairement centré sur John Evans, je voulais que les chansons puissent tenir seules, que les gens puissent les apprécier sans forcément les relier à leur contexte, à l’histoire de l’explorateur.
Musicalement, tu as été influencé par quelque chose en particulier ?
Le disque est plus américain que je ne le pensais au début, je l’ai enregistré dans un studio américain, avec un batteur américain. Mais j’avais justement peur de faire une sorte de pastiche, je ne me voyais pas chanter avec un chapeau de cowboy et l’accent du Texas : j’ai pris les enregistrements réalisés aux Etats-Unis, et ma réaction immédiate a été de tout couvrir de synthés… Je ne voulais pas copier un disque des racines américaines, ça n’aurait pas été honnête, je voulais qu’il me représente moi voyageant aux Etats-Unis, comme un aller-retour entre l’Amérique et ma culture. L’Amérique depuis une perspective galloise.
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