Altman, Haynes, Spielberg, P. T. Anderson, les Coen, et aujourd’hui Cronenberg : depuis toujours, Julianne Moore alterne les blockbusters hollywoodiens et les films d’auteur. On l’a rencontré avant la projection de « Maps to the Stars » à Cannes.
Serait-elle l’Isabelle Huppert américaine ? Même rousseur, même génération, même goût pour les rôles « risqués » et les cinéastes aventureux. D’ailleurs, Julianne Moore rêve de tourner un jour avec Michael Haneke, l’un des pygmalions réguliers d' »Ishup ». En attendant, elle rayonne dans le nouveau Cronenberg en jouant une actrice névrosée qui craint d’être has been. Composition ou autoportrait ? C’est l’une des questions que nous lui avons posées au cours d’une longue conversation qui balaie une carrière allant d’Altman à Spielberg en passant par Todd Haynes et les Coen. Normal que Julianne ait ajouté Cronenberg à ce parcours d’excellence.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Avant de tourner Maps to the Stars, que pensiez-vous de David Cronenberg ?
Julianne Moore – Oh, mon Dieu ! C’est l’un des meilleurs réalisateurs en activité. Il a une vision tellement singulière, radicale. Quand on parle de lui, on insiste souvent sur l’aspect film d’horreur, sur son rapport aux genres… Moi, je pense qu’il traite avant tout des émotions humaines, qu’il les pousse vers les extrêmes psychologiques, y compris à l’intérieur des corps. Il rend les émotions psychologiques très physiques. Dans Maps to the Stars, il montre des personnages qui veulent tous désespérément atteindre un but et comment l’être humain est capable d’aller très loin pour obtenir ce qu’il recherche.
Certains acteurs ou actrices pourraient avoir peur pour leur image de jouer dans un film de Cronenberg. Avez-vous hésité à tourner ce film ?
Pas du tout ! J’étais absolument séduite par le scénario de Bruce Wagner et par la réputation de David. Je me disais que l’alliage entre la flamboyance émotionnelle de Bruce et la rigueur intellectuelle de David était forcément excitant et prometteur. Et c’est exactement ce qui s’est produit. Ce film est vraiment la combinaison des mots fous, poétiques, brûlants de Bruce et de la froideur esthétique de David. Il y a toujours cette distanciation intellectuelle dans les films de Cronenberg.
Ressentiez-vous cette distanciation dans son travail de mise en scène ?
Absolument. Les personnages ne sont jamais proches dans l’image, il n’y a pas de champscontrechamps, et on se rend compte de cette distance entre les personnages sur le plateau. David est une personne très agréable à fréquenter. Il est parfaitement préparé, il est délicieux, charmant, et il a réponse à tout sur un plateau. Pour une actrice, c’est réjouissant de travailler sous la direction d’une personne aussi rigoureuse mais qui reste quelqu’un de léger, accessible. Sa soeur dessine les costumes, sa fille est photographe du plateau, sa compagne nous rendait visite, son chef op est le même depuis des années… tout cela rendait le tournage très familial et sympathique. Et bien qu’il soit très intelligent et cultivé, David ne donne jamais de leçon, il vous donne le sentiment d’être plus intelligent. Je l’adore.
Le milieu hollywoodien, que vous connaissez bien, est-il aussi cinglé que dans le film ?
Le film exagère un peu la réalité mais pas tant que ça. Oui, je connais ces sentiments mêlés où vous désirez absolument un rôle qu’on offre à une autre, où vous attendez qu’on vous appelle, où vous vous demandez comment obtenir tel rôle, comment convaincre le réalisateur ou le producteur, etc. On connaît toutes ce genre de moments. Evidemment, mon personnage vit ces situations poussées jusqu’au cliché et à la satire. Mais j’aime ce personnage, j’aime son narcissisme désespéré, son désir d’exister à travers le cinéma, le vide qu’elle ressent quand elle ne tourne pas, la sorte de monstre qu’elle est devenue…
Dans le film, vous jouez des scènes incroyables, comme celle où vous discutez avec votre assistante de vos problèmes gastriques, assise sur les toilettes… Hésitez-vous à y aller quand vous lisez de telles scènes ?
Non, parce que je fais confiance à David. Je n’ai jamais vu de scène méprisante ou gratuite dans ses films. Tout ce qu’il fait a une raison précise. Ses films peuvent parfois choquer certains, mais ils sont avant tout humains, ils évoquent une certaine réalité. Et je n’ai jamais vu David humilier un acteur. Cette scène des toilettes montre que la névrose passe aussi par l’intérieur du corps. C’est très cronenbergien.
Dans votre carrière, vous tournez aussi bien avec des auteurs comme Cronenberg que dans des grosses productions comme Hunger Games 3. Prenez-vous le même plaisir à ces deux genres de cinéma ?
J’approche ces deux types de productions avec le même niveau de motivation et de professionnalisme. Mais au-delà de cette dichotomie blockbusters/films indépendants, chaque film, chaque rôle est un animal différent. On ne peut pas généraliser par catégories. D’autre part, dans Hunger Games 3, je joue un personnage secondaire, c’est donc difficile de comparer avec un film comme Maps to the Stars. Il peut y avoir plus d’action et d’effets spéciaux dans un blockbuster, plus de profondeur psychologique dans un film d’auteur, mais pour un acteur, il faut à chaque film comprendre le rôle, le monde dans lequel il évolue, que ce soit un film indé ou un gros film.
Un des sujets de Maps to the Stars est l’âge des actrices hollywoodiennes. Comment voyez-vous cette question qui semble d’ailleurs ne pas vous concerner ?
C’est vrai que j’ai la chance de travailler régulièrement. Je crois que cette question dépend de quel cinéma on parle : films d’auteur ou grand public ? Les films commerciaux sont faits pour engranger les plus gros profits possibles sur le marché mondial. En ce moment, dans ce business global, la tendance est de faire des films de superhéros. Ces films-là sont fondés avant tout sur les effets spéciaux et dirigés vers un public très jeune. Dans ce cinéma-là, il y a évidemment moins de place pour les actrices de plus de 40 ans, et je dirais même pour les actrices en général. En revanche, dans le cinéma d’auteur, il y a régulièrement des rôles pour des comédiennes comme moi. Dans Maps to the Stars, mon personnage est en effet une actrice vieillissante, qui a peur d’être oubliée, mais qui ne l’est pas vraiment. Elle est prise entre la réalité de son statut et ses propres peurs. C’était génial de jouer ce personnage et même si je suis moins angoissée qu’elle, ses craintes évoquent une réalité de notre condition.
En France, on vous a vraiment découverte en 1993, dans Short Cuts de Robert Altman.
J’ai découvert Altman tardivement, à l’université. En voyant Trois femmes, j’ai vraiment appris ce qu’était un film d’auteur, une mise en scène singulière, et je me suis dit, c’est ce que je veux faire, jouer dans des films comme ça ! Quand il m’a sollicitée pour Short Cuts, j’étais extatique, je n’en croyais pas mes oreilles. J’ai eu de la chance de débuter avec un tel visionnaire, surtout dans un chef-d’oeuvre comme Short Cuts. Bob célèbre l’expérience humaine dans sa totalité, avec tous ses aspects, joyeux, tristes, graves… On ne peut pas merder avec Bob, parce que tout ce qu’il fait est juste, exact, motivé.
Un de vos cinéastes de prédilection est Todd Haynes, avec qui vous avez tourné Safe, Loin du paradis et I’m Not There.
Ce sont des rôles de femmes opprimées par la société, mais je dirais que ces films sont sur les gens à part, ceux qui n’entrent pas dans la norme sociale dominante. Quand j’ai lu le scénario de Safe, j’en ai eu le souffle coupé. J’ai immédiatement pris l’avion pour passer l’audition, et en découvrant Todd, j’ai senti chez lui une voix singulière. Je désirais ardemment ce rôle. Todd écrit superbement, il est aussi bon avec les mots qu’avec les images, ce qui est rare. Il me montrait son scénario, puis son storyboard, et on n’avait pas besoin de beaucoup se parler, on se comprenait vite. Une belle relation de travail symbiotique. Loin du paradis est aussi un film extrêmement stylisé, structuré, et néanmoins émouvant.
Le film se déroule dans les années 50. Pensez-vous que les questions qu’il évoque (le racisme, les classes sociales, l’homosexualité, la relation hors mariage…) sont encore des sujets de débat aux Etats-Unis ?
Difficile de mesurer l’évolution de chaque question. Loin du paradis parle plus généralement de la marginalisation de n’importe qui, que la personne soit noire, gay, adultère, ceci ou cela. Le film parle de l’écart par rapport à un comportement majoritaire. Cette question est de toutes les époques.
Avec Paul Thomas Anderson, vous avez tourné Boogie Nights et Magnolia, encore des rôles hors normes.
Il y a une énergie viscérale chez Paul. Il est dynamique, passionné, il voit les choses en grand. Ses films sont incroyablement vivants, et j’aime aussi ceux où je ne figure pas, comme The Master. C’est d’une intensité phénoménale sur la relation entre deux personnes. Il est d’ailleurs très influencé par Bob Altman qu’il reconnaît comme l’un de ses maîtres.
Vous avez joué dans un film devenu culte, The Big Lebowski des frères Coen.
(rires)… C’est incroyable, non, ce qu’est devenu ce film au fil des ans ! Mais je comprends très bien pourquoi, c’est tellement bien écrit, intelligent, hilarant, spécifique… Les Coen écrivent avec un sens de l’absurde incroyable.
Vous étiez aussi dans ce projet très étrange, le remake de Psychose par Gus Van Sant, plan par plan.
Je crois que ce film relevait autant de l’art contemporain que du cinéma. C’était une expérience intéressante, j’essayais vraiment de copier le jeu de la version d’Hitchcock, même les erreurs, comme le moment où j’ouvre une porte sans clé. Je me demande si on n’aurait pas dû aller plus loin dans l’imitation, c’est-à-dire copier aussi le style vestimentaire, le noir et blanc… je me demande ce que ça aurait donné.
Avec Steven Spielberg, vous avez tourné Le Monde perdu…
C’est une personne et un réalisateur merveilleux. Même s’il travaille dans le cadre de grosses productions, il tourne au rythme d’un cinéaste indépendant. C’est-à-dire qu’il travaille vite, prend ses décisions rapidement, il sait comment il va filmer la séquence suivante… Cette rapidité est inhabituelle chez un cinéaste de sa stature. Il gère des plateaux énormes mais on sent chez lui l’amour et la connaissance du cinéma, qu’il vous transmet. J’ai adoré travailler avec lui et il est resté un ami, nous nous voyons régulièrement. Il aime le cinéma, les acteurs, il est très ouvert d’esprit…
Vous avez incarné Sarah Palin dans un téléfilm. Comment jouer un personnage dont on ne partage pas les positions politiques ?
C’était très intéressant parce que ça m’a amenée à m’intéresser à notre processus politique, à la façon dont notre pays choisit ses leaders. Ce qui m’a frappée, c’est le degré d’influence des médias, de la télévision. Nous sommes conditionnés. J’étais également choquée de voir à quel point certains de nos candidats sont ignorants, pas du tout préparés pour de telles responsabilités, et comment les partis poussent telle ou telle personne pour des raisons qui n’ont parfois rien à voir avec la compétence. A l’évidence, Sarah Palin n’avait pas les connaissances pour devenir vice-présidente, mais elle avait du charisme.Les républicains ont d’ailleurs admis qu’ils avaient fait une erreur de casting. En tout cas, c’était un rôle passionnant à travailler.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de devenir actrice ?
Adolescente, j’adorais lire, je passais mon temps dans les bibliothèques, j’adorais la fiction, l’imaginaire, les récits, me plonger dans d’autres mondes que mon quotidien. Les livres m’aidaient aussi à comprendre le monde, ils constituaient un apprentissage. Je n’avais pas de hobbies, je ne pratiquais pas de sport, les livres étaient mon refuge. Au lycée, une de mes amies a un jour auditionné pour une pièce de théâtre, je suis allée avec elle et ça m’a tout de suite plu. J’avais l’impression d’entrer dans un livre. Faire l’actrice ne me semblait pas si difficile, c’était à ma portée, c’était comme si je lisais les livres à voix haute. C’est l’amour de la fiction et l’envie d’y entrer qui m’ont conduite vers ce métier.Et aujourd’hui encore, c’est ce que je ressens : jouer, c’est entrer dans des histoires, des mondes imaginaires, mais qui résonnent avec la réalité vécue.
Vous écrivez vous-même…
Oui, des livres pour enfants. En France, on a publié Miss Fraise, l’histoire d’une petite fille rousse avec des taches de rousseur. Et prochainement va sortir Ma mère est une étrangère… sauf pour moi, qui évoque les enfants d’immigrés première génération, l’expérience de grandir avec des parents étrangers. Enfant, vous avez conscience que votre mère parle une autre langue, mange différemment, etc. Ce fut mon cas, ma mère était écossaise, et par ailleurs, j’ai grandi dans différents pays étrangers. Je suis très heureuse d’écrire pour les enfants, je me sens chanceuse d’avoir plusieurs cordes à mon arc. L’écriture et la comédie sont deux activités très différentes. Quand on écrit, on maîtrise tout. Quand on joue, on dépend du désir des cinéastes. Faire un film est par ailleurs une expérience collective, et j’aime beaucoup ça.
Allez-vous au cinéma ?
Ça dépend des moments. Avant les oscars, on visionne pas mal de films. Mais il y a des périodes où je n’y vais pas. Ce n’est pas facile quand on élève des enfants. Je suis dans les films plus que je ne les regarde.
Avec quel cinéaste rêveriez-vous de tourner ?
Je dis toujours Scorsese. Chez les Français, Olivier Assayas. Et Michael Haneke, quoiqu’il me fasse un peu peur (rires)… Amour est un film tellement puissant, émouvant. Isabelle Huppert a fait des choses magnifiques avec lui. Je l’ai rencontrée une fois, je l’admire, c’est une actrice fabuleuse.
{"type":"Banniere-Basse"}