C’est bien la première fois qu’un pistolet effraie autant la NRA, le plus gros lobby d’utilisateurs d’armes à feu des Etats-Unis. Le “smart gun”, une arme “intelligente” que son seul propriétaire peut actionner.
On le croyait réservé à James Bond. Gris métallisé, calibre 22 : au premier coup d’œil, l’Armatix iP1 ressemble à n’importe quel pistolet, mais c’est un flingue du futur. Il fait partie de la famille des “smart guns” (pistolets intelligents) qui ne peuvent être actionnés que par leur “propriétaire autorisé”. L’astuce : une montre connectée, une bague – ou encore une technologie de reconnaissance vocale ou d’empreintes digitales, identique à celle de l’iPhone 5. Après dix ans de recherche, les smart guns sont prêts à être commercialisés. Mais aux Etats-Unis, ils sont introuvables, car cette nouvelle technologie divise profondément le pays.
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Le gun de la discorde
A chaque nouvelle tuerie aux Etats-Unis, le débat sur le contrôle des armes s’enflamme. Celui qui a suivi la tuerie de Newton, qui a fait 28 morts dans une école primaire en décembre 2012, n’a pas échappé à la règle. Imaginez une Amérique remplie de pistolets intelligents. Un monde où plus personne, surtout pas un enfant ou un adolescent, ne pourrait s’emparer d’une arme qui ne lui a pas été expressément assignée. Combien de tueries et de suicides évités, d’agressions neutralisées ? Pour les partisans du smart gun, cette nouvelle technologie aurait pu empêcher le massacre.
Alors, qu’attendent les Etats-Unis pour mettre en œuvre cette technologie ? Plus grand-chose, à vrai dire. Le gouvernement américain a prévu d’attribuer plusieurs millions d’euros à la recherche concernant les armes intelligentes. Le secteur des nouvelles technologies, qui ne voit dans le smart gun qu’une version high tech du pistolet ordinaire – il va même jusqu’à le comparer à un iPhone – lui a emboîté le pas. L’enthousiasme est si fort que Ron Conway, ponte de la Silicon Valley, offre un million de dollars à qui lui soumettra le prototype de smart gun le plus abouti.
La loi qui pose problème
Seulement voilà, la National Rifle Association (NRA) s’oppose fermement à cette arme d’un nouveau type. Ce que redoute le lobby au million d’adhérents : une loi du New Jersey, vieille d’il y a dix ans. Le texte, déjà imitée par la Californie et bientôt adopté au niveau fédéral, a des airs de bombe à retardement. Dès que le premier smart gun aura été vendu sur le sol américain, le New Jersey aura trois ans pour se mettre aux normes et commercialiser uniquement des armes disposant de cette technologie.
Le site de la NRA est formel : cette loi est contre-productive. Pour l’association, l’introduction des smart guns aux Etats-Unis est une catastrophe annoncée. Elle ne servira qu’à vampiriser le marché de l’armement, tout en le privant de ce qui fait sa richesse aujourd’hui : le commerce des armes ordinaires. Par ailleurs, les “meilleurs amis des armes” sont sur leurs gardes. Ils craignent qu’à chaque avancée technologique, l’Etat leur impose de nouvelles restrictions.
Le smart gun, fausse bonne idée ?
Depuis quelques semaines, la NRA est entrée en campagne. Elle déploie son battage médiatique anti-smart gun, décrypté en détail en par le site Mediamatters. David Kopel, membre de la NRA, expose les idées de l’organisation sur son blog Volokh Conspiracy. Il y invoque une authentique théorie du complot : d’après lui, le gouvernement pourrait utiliser cette technologie pour identifier et localiser les porteurs d’armes.
L’argument principal contre les smart guns reste cependant la sécurité. Dans un rapport publié l’année dernière, le Département de justice américain estimait que l’Intelligun, l’une des trois versions de smart gun déjà au point, est aussi sûre, si ce n’est plus, que les armes ordinaires en circulation. Une garantie insuffisante, selon Kopel. Ces armes “ne sont pas assez fiables pour qu’on leur confie une vie”, argue-t-il, évoquant notamment le “problème de la poudre et des explosions près de l’endroit où est située la puce”. Dernier reproche, enfin : un smart gun coûte trop cher (autour de 1 800 dollars pour l’Armatix, contre 500 dollars environ pour un Glock, marque très répandue aux Etats-Unis).
La Violence Policy Center, lobby qui milite pour la régulation du port d’arme – pourtant adversaire historique de la NRA – ne veut pas non plus de l’objet. Sur son site, la VPC dénonce un « faux espoir ». Point par point, elle invalide les arguments favorables au projet. L’organisation regrette par-dessus tout l’angélisation de ce “pistolet des gentils” – une opération séduction qui pourrait mener, à terme, à sa démocratisation. Pour une fois, tous les lobbies relatifs aux armes sont d’accord : le smart gun est une fausse bonne idée.
Question de mœurs
En avril dernier, un armurier du Maryland a néanmoins sauté le pas. Andy Raymond a décidé de commercialiser des smart guns. Mais des menaces de mort, incluant sa femme et son chien, l’en ont dissuadé, révèle The Verge. Belinda Padilla a elle aussi essayé de vendre des Armatix, avant de renoncer face aux manœuvres d’intimidation. “Ces associations qui font peur à tout le monde ont le pouvoir”, déplore-t-elle dans le New York Times. Elle ajoute qu’elle reçoit, chaque jour, de nombreux e-mails qui s’enquièrent des disponibilités de ses Armatix.
Les anti-smart guns, à l’inverse, soutiennent qu’il n’y aucune demande du côté des consommateurs. Il s’appuyent sur une étude, menée par la National Shooting Sport Foundation (association que l’autorité de la concurrence américaine suspectait déjà, il y a dix ans, de boycotter l’entreprise Smith and Wesson, favorable au verrouillage des armes…), selon laquelle moins de 15 % des Américains seraient potentiellement interessés par les smart guns. Un chiffre sans valeur pour Belinda, qui rappelle : “Au début, personne ne comprenait l’intérêt des airbags.”
Rendre les armes ordinaires obsolètes : au-delà de l’aspect économique, c’est toute la difficulté des partisans du « pistolet intelligent » face à leurs détracteurs. Une controverse de plus, en somme, entre nouvelle et ancienne école, dans un pays qui ne renoncera pas au port d’arme. Mais aux Etats-Unis, où plus de 300 millions d’armes à feu sont en circulation et tuent 30 000 personnes par an, cette “querelle de mœurs” n’a rien d’anecdotique.
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