Qui change ? Qui mute ? Qui persiste en son être ? Nombre de films du Festival de Cannes s’interrogent sur la possibilité de changer de vie, d’être ou… d’espèce.
Un CD glissé en gros plan dans le boîtier d’un lecteur. Quelques notes de synthé cristallin, la voix de Céline Dion déposée comme une rosée et un adolescent les ongles vernis de noir et les yeux cernés de khôl qui ondule suavement dans une cuisine. « On ne change pas/ On attrape des airs et des poses de combat/On ne change pas… » Donnée à entendre presque en intégralité, le hit de Céline Dion, On ne change pas (1998), est une de ces extases en chanson comme le cinéma d’auteur en raffole, en écho avec l’autre acmé tubesque du Festival, Diamonds de Rihanna dans Bande de filles de Céline Sciamma. C’est évidemment un peu la clé du film que délivre, mine de rien, Céline Dion. On ne change pas, c’est la vision déterministe de la vie et des gens que projette Mommy.
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Ni l’amour de sa mère, ni l’adjonction de celui d’une belle voisine ne détourneront l’impétueux adolescent de son chemin vers la désocialisation. Suspendue, cette belle histoire d’amour à trois n’apaisera que momentanément les troubles du langage de cette voisine. Les personnages sont sur une ligne droite, ils foncent, rien ne vient amender ce qu’ils sont.
C’est le cas de beaucoup de personnages vus à Cannes cette année : Catherine Deneuve, obsédée pendant trente années par l’idée que celui qu’elle tient pour l’assassin de sa fille soit jugé, à peine transformée par les stigmates (postiches) de la vieillesse (L’homme qu’on aimait trop d’André Téchiné), ces parents et ces flics enquêtant sur la disparition d’enfants (Captives d’Atom Egoyan), les enfants incestueux de Cronenberg (Maps to the Stars) rejouant l’histoire de leurs parents…
L’histoire est forcément itérative et empreinte de tragédie. L’originalité et la force abrasive du film de Xavier Dolan est d’envisager cette répétition non comme un fatum mais comme une chance. La dernière ruade de l’ado qui s’évade de sa camisole ne mènera sans doute pas très loin, mais il est inentamé (dans sa révolte, sa violence, son être), et c’est, dans la logique du film (et celle de Céline Dion), déjà un triomphe.
» On ne change pas/ On met juste les costumes d’autres sur soi. » Yves Saint Laurent faisait l’inverse, mettait ses costumes à lui sur les autres. Mais est-ce qu’il ne changeait pas ? Oui et non, c’est tout le drame du sublime lacis proustien agencé par Bertrand Bonello. Autour de lui, tout change (et en split-screen, le film montre les actualités des secousses du monde tandis que le couturier poursuit sa vision).
Lui-même change beaucoup, n’arrive à stabiliser que très peu de temps cet état de fécondité géniale qui fut le sien durant les années 60 et 70. Les abus aidant, l’entropie fit vite son travail, et le dernier tiers du film (avec Helmut Berger pour chavirant capitaine de naufrage) accompagne son personnage vers les tréfonds.
Et pourtant, il est un lieu où, métamorphosé par la maladie, le désespoir, la déchéance psychique, l’impuissance créative, Saint Laurent ne change pas. A Pierre Bergé qui l’appelle pour savoir comment il va aujourd’hui, il dit qu’il a dîné la veille avec Jacques de Bascher et a passé une soirée délicieuse. « Mais Yves, Jacques est mort du sida dans les années 80… » A cela, qui n’est que la réalité, Saint Laurent n’a rien à répondre. Lui occupe un autre espace, où ce qui a été vécu a gardé une forme fixe, immuable, ressassée comme un film intérieur qui ne change pas.
Mais peut-on changer les autres ? Marion Cotillard n’y croit pas beaucoup. Elle-même se pense comme condamnée d’avance, inapte à changer ce qu’elle croit être un double destin (la dépression/ le chômage). En Deux jours, une nuit, tous ses efforts de forcenée réussiront à ce que quelque chose dans la capacité d’empathie et la conscience solidaire de ses collègues se déplace (un peu). Mais si, après bien des rebondissements, sa situation professionnelle ne change pas, l’image qu’elle se fait d’elle-même, elle, a changé (pas mal).
Dans le dernier tiers de Bird People, Pascale Ferran accorde à son personnage un petit miracle : une mutation. Peut-on changer de vie ? C’est la question, assez commune, du film, endossée par un personnage de businessman qui, d’un coup, quitte son pays, sa femme, son boulot. Mais peut-on aussi changer d’espèce ? C’est ce qui arrive à l’autre personnage du film, une jeune femme de ménage subitement reconfigurée en moineau. Mais d’une espèce à l’autre, qu’est-ce qui change ? Finalement, pas grand-chose. De l’état sauvage à la pointe de la civilisation, c’est la même lutte pour la survie, le même risque de la dévoration – par un hibou ou par le monde du travail.
Un important bestiaire s’est invité cette année à Cannes, aux côtés des divers volatiles de Pascale Ferran. Il y a eu les animaux qu’on sacrifie : la vache transpercée d’un javelot, bascule dramatique de Timbuktu de Sissako, le rat domestique égorgé de Lost River de Ryan Gosling, Moujik le chien qui meurt d’une overdose dans Saint Laurent de Bonello, le chien victime d’un accident de roulette chinoise dans Maps to the Stars de Cronenberg, le cheval sauvage mis à terre, étranglé, capturé de Winter Sleep de Nuri Bilge Ceylan…
C’est comme si les films à Cannes s’étaient donné le mot pour dénoncer l’impérialisme humain sur les autres animaux, leur façon de les maltraiter et les assujettir. L’animal est pourtant tout proche. Un chameau s’improvise berger (Les Merveilles d’Alice Rohrwacher). Peut-être en nous (la nuit, un serpent fait face à Saint Laurent). Sur nous (les dragons tatoués qui glissent d’une peau à l’autre des personnages masculins des Still the Water de Naomi Kawase). Il nous fait signe (les baleines comme pythies mortuaires dans Leviathan d’Andrey Zvyagintsev). Rendu cosmique, il nous entoure (un agrégat de nuages qui s’enroule autour d’une chaîne de montagne dans Sils Maria d’Assayas et que l’on nomme le Serpent de Maloja).
« Nous n’aurons pas d’enfants. Nous aurons des chiens », entend-on dans Adieu au langage de Jean-Luc Godard. Et si la chaîne de l’évolution involuait ? Si la descendance des hommes était animale ? Devenir un oiseau, engendrer des chiens, sortir de l’humanocentrisme. Nul comme Godard en tout cas n’a filmé la peau d’un chien, sa patte repliée sur un flanc, comme l’image de son prochain. Certes, on ne change pas. Alors mutons.
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