Philosophe, Jean-Claude Michéa est loin de passer la main quand il est question de ballon rond. Témoin son dernier livre « Le plus beau but est une passe » (ed.Flammarion). Délaissant son côté gauche, et dragué par le flanc droit, Michéa fonce droit au but, sans jamais être hors-jeu. Interview.
Comment vous est venue l’idée de faire un livre sur le football ?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Jean-Claude Michéa – L’idée de rassembler mes textes sur le football est surtout venue – Mondial oblige – de mon éditeur ! Mais je l’ai évidemment acceptée de bonne grâce. Il faut dire qu’à l’inverse de tous ceux qui se demandent encore comment il est possible de s’intéresser à la fois à Spinoza et à Lionel Messi, j’aurais plutôt tendance, pour ma part, à voir dans le mépris du football le signe d’une véritable infirmité intellectuelle ! Ce n’est bien sûr là – j’en suis parfaitement conscient – que la forme symétrique du préjugé intellectuel dominant. Et qui doit sans doute beaucoup au fait que j’ai été élevé dans un milieu où l’intérêt pour le sport était la chose du monde la mieux partagée (mon père était journaliste sportif à L’Humanité et rédacteur en chef de Miroir du cyclisme). Il reste qu’en un double entretien de Xavi et d’Iniesta récemment (dans Sofoot numéro 115, ndlr), je me suis encore surpris à penser que bien peu d’intellectuels de métier seraient capables, aujourd’hui, d’une telle humanité et d’une telle profondeur de pensée. Comme vous le voyez, mon “populisme” est décidément incorrigible !
Quel rôle a joué la victoire de la France en 1998, sur la perception du football par l’élite socioculturelle ?
La victoire de 1998 a certainement joué un rôle dans le nouveau regard porté par une partie de l’élite intellectuelle et artistique sur le football (jusque là, les Camus, les Pasolini ou les Jorge Semprun étaient clairement des exceptions). Mais bien moindre, toutefois, que l’arrêt Bosman, en 1995. C’est surtout, en effet, à partir de cet arrêt imposé à l’UEFA par la Cour de justice européenne – arrêt qui permettait de lever les derniers obstacles juridiques à l’introduction de la “concurrence libre et non faussée” dans le monde du football européen – que le montant des transferts a commencé à atteindre un niveau surréaliste et que l’image des stars du football en est venue, en conséquence, à changer du tout au tout. Dès lors, en effet, que ces stars pouvaient s’offrir “une Rolex avant 50 ans”, poser dans des clips publicitaires ou sortir avec des top models, plus rien ne s’opposait à ce qu’elles soient désormais célébrées par Le Grand Journal de Canal Plus. Reste à savoir si cette consécration du football par le monde de l’élite et des privilégiés repose sur une véritable connaissance du jeu. On peut aussi en douter.
Comment expliquez-vous le manque de spectacle souvent décrié et dénoncé dans le football français. Ses critiques peuvent-elles être mises en lien avec un manque de connaissance des élites dirigeantes du football de l’histoire de ce sport ?
La pauvreté du spectacle offert par la Ligue 1 tient précisément à cette intégration croissante du football moderne dans la logique de l’économie de marché. D’une part, en effet, la plupart des clubs français – à l’exception du PSG et de Monaco – sont de moins en moins capables de conserver leurs meilleurs joueurs d’une saison sur l’autre, y compris ceux qu’ils ont eux-mêmes formés. Et de l’autre, les intérêts économiques en jeu font qu’une descente en Ligue 2, ou une absence prolongée au niveau européen peuvent aujourd’hui avoir des conséquences très graves sur l’équilibre financier, et donc sur la survie sportive de ces clubs. Personne n’a évidemment envie de connaître le sort du Racing club de Strasbourg par exemple (le club a été mis en liquidation judiciaire et a perdu son statut professionnel pour raisons financières en août 2011 – ndlr).
C’est pourquoi, de nos jours, la grande majorité des équipes entrent sur le terrain avec pour seule idée en tête de ne pas perdre, tout en tablant sur les contres et les coups de pied arrêtés pour espérer inscrire un but. C’est là, en somme, l’effet le plus visible de la logique économique sur l’organisation du jeu lui-même. Naturellement, une pression économique aussi intense n’existait pas encore à l’époque de Georges Boulogne. Sa croisade en faveur d’un football dit “réaliste” relevait donc beaucoup plus, chez lui, d’une véritable adhésion personnelle aux dogmes de la culture libérale (l’idée qu’il n’y a “que le résultat qui compte”). Doublée, d’ailleurs, d’une étrange fascination pour la “virilité” (le “jeu à la rémoise” – construit à partir de la multiplication des passes courtes vers l’avant et au sol – lui paraissant le comble d’un football “efféminé”). Si l’on ajoute que la Direction technique nationale est toujours profondément marquée par l’héritage philosophique de Georges Boulogne – et qu’elle contrôle la formation de tous les entraîneurs français – on ne doit donc pas s’étonner de la qualité du spectacle proposé sur les stades de Ligue 1.
Le football, et encore plus le football moderne est-il le théâtre de la tricherie ? Que pensez-vous de l’usage de la vidéo dans le football ? Comprenez-vous les réticences du président de l’UEFA, Michel Platini (l’idée que le football devrait préserver son caractère « humain », jusque dans ses erreurs) ?
Concernant le recours à la vidéo, je comprends parfaitement ses réticences. Mais cette position ne me semble plus guère tenable à l’ère de l’écran généralisé et des replays ou des ralentis passés en boucle, y compris sur les écrans des stades. L’arbitre se retrouvant ainsi, par un curieux paradoxe, le seul à devoir être privé des éléments d’information dont disposent aujourd’hui tous les journalistes et tous les spectateurs (ce qui contribue à rendre l’exercice de son métier encore plus anxiogène). Sans compter que l’usage de la vidéo pourrait également rendre plus beaucoup difficile cette multiplication des matchs truqués – notamment en Asie – que le développement des paris en ligne a rendue inévitable. Un tel usage devrait, bien sûr, être strictement limité aux cas les plus litigieux. Et si – après trois visionnages, par exemple, d’une action contestée – la vidéo ne permet toujours pas de trancher, ce serait naturellement à l’arbitre de prendre, comme aujourd’hui, l’ultime décision. Il reste que si ce problème a pris, de nos jours, une telle ampleur, c’est bien parce que l’esprit de fairplay – celui qui pousse, par exemple, un joueur à reconnaître la faute qu’il a commise – trouve de moins en moins sa place dans un univers dominé par l’idée que business is business et que tous les coups sont donc permis. Comme l’écrivait Christopher Lasch*, le “déclin de l’esprit sportif” est la contrepartie inexorable du développement capitaliste.
Vous décrivez le football comme un des instrument efficaces du « soft power ». Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit ?
Le concept de soft power a été avancé par Joseph Nye en 1990 dans le cadre de ses réflexions sur les nouvelles formes de la puissance américaine. L’intérêt de ce concept – aussitôt repris par Collin Powell et les théoriciens du Pentagone – est de nous rappeler que les progrès planétaires du capitalisme s’expliquent aujourd’hui beaucoup moins par l’usage direct de la force et de la coercition (ce que Nye appelle le “hard power”) – usage qui n’a évidemment pas disparu – que par le pouvoir de séduction qu’exercent son imaginaire consumériste et son omniprésente propagande publicitaire. Il n’est effectivement pas nécessaire de mettre un policier derrière chaque adolescent moderne pour l’obliger à boire du Coca-Cola ou à mettre sa casquette de baseball à l’envers ! Marx l’avait, du reste, bien pressenti lorsqu’il écrivait, dans le Manifeste, que “le bon marché de ses produits est la grosse artillerie qui [permet au capitalisme] de battre en brèche toutes les murailles de Chine et (…) force toutes les nations à introduire chez elles la prétendue civilisation, c’est-à-dire à devenir bourgeoises”.
En ce sens, “l’idéologie sportive” – que je distingue toujours soigneusement de l’esprit sportif – est bien devenue l’un des éléments fondamentaux du soft power. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer la mise en scène médiatique de plus en plus outrancière – et le merchandising corrélatif – qui entoure désormais les grandes cérémonies sportives mondialisées, qu’il s’agisse d’une Coupe du monde de football ou des Jeux olympiques.
Le sport, par le prisme du football, n’est-il pas devenu le vecteur numéro de la diffusion culturelle dans le monde et à travers les peuples ?
En 1995, Eduardo Galeano soulignait déjà qu’une finale de Coupe du monde avait désormais le pouvoir de rassembler “le public le plus nombreux de tous ceux qui se sont réunis tout au long de l’histoire de la planète” (le match Brésil-Italie de 1994 a, de fait, été regardé par plus de deux milliards de spectateurs). Je ne vois cependant pas de raison particulière de séparer ici l’existence de ce football industrialisé des autres formes de la culture mainstream – qu’il s’agisse de la mode vestimentaire, des séries télévisées ou de la world music (un concert géant de musique rock relève, au fond, de la même logique industrielle). Si ce n’est, justement, que le football peut encore s’appuyer sur un véritable public de connaisseurs majoritairement issus des classes populaires (les Etats-Unis étant l’exception qui confirme la règle). C’est l’existence de ce public international d’aficionados – donc massivement attaché au beau jeu et à la diversité des styles nationaux – qui représente toujours le principal obstacle à l’uniformisation marchande intégrale de ce sport. Mais, au train où vont les choses, rien ne dit – je le rappelle régulièrement – que le football d’élite ne finisse un jour par se transformer en une nouvelle variante hollywoodienne de Rollerball, sur fond de pom-pom girls déchaînées, de coupures publicitaires incessantes et de vente industrielle des reliques marchandes appropriées.
Franz Beckenbauer a récemment affirmé que le jeu du Bayern « l’ennuyait », maintenant que Guardiola entraîne l’équipe. Pourtant beaucoup louaient le jeu proposé par le FC Barcelone les saisons précédents. Autre exemple, un des plus beau matchs de football des ces dernières années, la finale de Ligue des champions 2006 Liverpool-Milan, a vu l’opposition de deux styles de jeu diamétralement opposés. La notion de beau jeu ne repose-t-elle pas davantage sur le message délivré par les entraîneurs aux joueurs que sur le système ?
Si la raison d’être du football est bien toujours de marquer des buts, j’aurais tendance à dire que la vérité de ce jeu se joue donc essentiellement dans les trente derniers mètres. C’est dans cette zone spécifique du terrain – où tous les gestes deviennent décisifs – que l’art de combiner déplacement collectif et prises de risques individuelles doit être à son apogée. Le problème actuel de Barcelone – et celui, pour l’instant, du Bayern de Munich de Guardiola – c’est que cet art n’a plus aucun secret, aujourd’hui, pour les équipes adverses. Le même problème s’était d’ailleurs déjà présenté dans les années soixante lorsque Helenio Herrera avait justement inventé le catenaccio moderne pour contrer le 4-2-4 dévastateur des équipes formées à l’école hongroise et brésilienne. Et tant que ce problème n’aura pas été résolu, le jeu à la barcelonaise court effectivement le risque de devenir de plus en plus un simple jeu de passe à dix, stérile et monotone. Il existe pourtant déjà des solutions. Le Bayern Munich de Jupp Heynckes avait, par exemple, su perfectionner le jeu du Barca en y ajoutant la vitesse et l’habitude des passes longues, créatrices d’espace et d’appels en profondeur. Et, quitte à vous surprendre, je dirais qu’il y a également beaucoup de choses intéressantes dans le Real Madrid de Carlo Ancelotti. Car si le jeu de ce dernier demeure essentiellement fondé sur le contre, ces “contres” constituent en réalité de véritables “attaques placées”, reposant sur un système de passes vers l’avant non seulement explosif mais collectivement construit. Il reste que si l’opposition des styles offre, en effet, presque toujours la garantie d’un match ouvert et agréable à regarder, ce n’est forcément plus le cas lorsque les deux équipes privilégient simultanément le contre et que chacune d’entre elles attend donc que l’autre prenne le jeu à son compte et fasse le spectacle. Or c’est bien à ce type de situation que conduit inévitablement la généralisation d’un football fondé sur le primat du moment défensif. Une équipe entraînée par Mourinho pourra certes toujours contribuer à la beauté d’un match (l’entraîneur de Chelsea est assurément un tacticien et meneur d’hommes exceptionnel). Mais il va de soi qu’un football dont l’affiche permanente serait Mourinho contre Mourinho aurait toutes les chances d’être soporifique.
Aujourd’hui, sont apparus de nombreux investisseurs dont la puissance financière paraît illimitée. Pour y répondre, l’UEFA veut mettre en place un fairplay financier. Pensez-vous que cette réponse est adéquate ? Ou que ce système peut exploser dans un futur proche ?
A partir du moment où la structure du football moderne s’inscrit de plus en plus dans la logique du capitalisme (l’organisation d’un Mondial – à commencer par le choix des sites – n’obéit déjà plus à des critères purement sportifs) il y a effectivement de quoi être inquiet. Tout le système repose, en effet, sur une pyramide de Ponzi, en tout point équivalente à celle de la finance internationale (la question de l’endettement des clubs y joue d’ailleurs déjà un rôle central). Cela signifie que le football d’élite n’est absolument pas à l’abri, dans les années qui viennent, d’une version ballon rond de la crise des subprimes. Quelqu’un comme Platini – qui reste, avant tout, un aficionado – en est certainement très conscient. D’où sa modeste proposition d’un fairplay financier, au nom, en somme, de cette exception culturelle que représente encore en partie l’univers du sport professionnel. Le problème, on l’a bien vu avec l’arrêt Bosman, c’est qu’aux yeux de la nomenklatura européenne, toute forme d’ »exception culturelle » représente, par définition, une entrave inacceptable au libre mouvement des capitaux et à la recherche incessante du profit. On retrouve donc bien ici les analyses de Christopher Lasch. Si l’ »idéologie sportive » est incontestablement devenue une dimension majeure du soft power libéral, le véritable esprit sportif, en revanche, apparaît tout aussi incompatible avec les principes fondamentaux du système capitaliste que la gratuité, l’entraide, l’amitié ou l’esprit du don.
Propos recueillis par Julien Rebucci
Le plus beau but est une passe, Jean-Claude Michéa, Flammarion, 2014
* Christopher Lasch : La Culture du narcissisme (Champs, Flammarion)
{"type":"Banniere-Basse"}