Le philosophe et homme de radio Abdennour Bidar invite à un réexamen critique de l’islam. Son « Plaidoyer pour la fraternité » propose une voie pour faire entrer cette religion dans la modernité.
Fraternité. Depuis le 7 janvier, Abdennour Bidar n’a que ce mot à la bouche, comme la promesse d’un horizon possible à opposer au terrorisme islamiste et aux tensions culturelles. Paru un mois après les événements des 7, 9 et 11 janvier, son Plaidoyer pour la fraternité résonne comme une sorte de programme d’action autant que comme le prolongement d’une longue réflexion sur l’islam, entamée en 2004 avec son premier essai Un islam pour notre temps, prolongé par d’autres livres, comme L’Islam sans soumission – Pour un existentialisme musulman, ou Self islam – Histoire d’un islam personnel, dans lequel il revient sur son parcours de soufi pratiquant. “Ma mère, auvergnate mais grande mystique, s’est convertie à l’islam dans les années 60, nous explique-t-il. On était des soufis très rigoureux dans ma famille. Dès l’âge de 8 ans, je faisais les cinq prières par jour. Mon adolescence a été marquée par ce mysticisme.”
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« Et maintenant, on fait quoi ensemble ?”
Travaillant depuis des années sur l’islam, interrogeant à double front la société française et l’état du monde musulman, ce philosophe, nourri aux sourates du Coran et aux grands textes de la philosophie occidentale, a vécu les premières semaines de janvier comme un moment clé de son existence. “Pour la première fois de ma vie, j’ai ressenti qu’il s’agissait de la rencontre entre un discours et un moment. J’ai été porté, comme si ce moment correspondait, dans mon propre parcours, à une maturation. Je crois que je manquais de sensibilité jusqu’alors. Ce qui est nouveau, c’est ma faculté d’être à l’écoute et d’avoir envie d’écrire des choses accessibles.”
Ce moment fut d’autant plus sensible qu’était programmée le 9 janvier la première de l’émission de France Culture, Cultures d’islam, qu’il anime désormais à la place d’Abdelwahab Meddeb, récemment disparu. “Un signe étrange. Comme si j’avais une mission à réaliser ! On n’est pas très nombreux en France à se mouiller sur cette question très sensible, où l’on marche sans cesse sur des œufs.” Sidéré, “comme tout le monde” le
7 janvier, Abdennour Bidar s’est tout de suite dit : “Ça suffit, j’agis. Et maintenant, on fait quoi ensemble ?” Le 8 janvier, il publie un article dans Le Monde : “Résistons collectivement à la haine”. “Ma responsabilité, c’est de proposer une direction”, estime-t-il. Sur la brèche, il reconnaît que son Plaidoyer pour la fraternité, écrit en quelques jours, “a un côté précipité”. “Pas au sens où je me suis précipité, mais au sens où c’est un précipité : quelque chose qui trouve dans le moment l’opportunité de se dire de façon accessible. Il me fallait sortir du cadre universitaire et toucher un public plus large”.
S’il avoue avoir été ému par la mobilisation massive du 11 janvier – “je me suis dit qu’on était un grand peuple” -, il a mesuré aussi à quel point “nous sommes perdus, sans repères”. “Il manque un cap. C’est pourquoi la fraternité me semble essentielle, car tout le monde peut se retrouver en elle. J’ai cherché un concept dont la puissance symbolique et la puissance d’unification permettent aux gens d’être un peu moins perdus.”
« On a tous besoin d’une nouvelle spiritualité »
Alors qu’il travaille depuis longtemps sur la question de la laïcité, la fraternité lui paraît ainsi une valeur plus essentielle encore, parce que “plus chaude, chaleureuse, généreuse”. “Ce que je reproche à l’intellectualité, dans laquelle j’ai grandi, c’est d’être plate, froide, renchérit-il. Je suis un voyageur, j’ai besoin d’aventures. C’est presque un programme de rééducation morale et spirituelle que je vise. On a tous besoin d’une nouvelle spiritualité, dont la fraternité est un nom parmi d’autres. La fraternité, c’est le dépassement de soi vers l’autre.”
La fraternité invite d’abord, selon lui, à sortir des logiques d’accusation qui se déploient de tous côtés. “Mais il est aussi temps pour les musulmans de prendre leurs responsabilités, avance-t-il. Il y a trop de signaux d’alarme qui se sont allumés pour penser que cet événement reste marginal et n’est pas le révélateur d’une crise profonde. Je veux participer à cette épreuve de vérité d’une religion, d’une civilisation, qui a échoué à prendre sa place dans la modernité.”
Il n’hésite pas à parler de “maladie de l’islam” et même d’un “cancer”, dont il date les prémices à l’invasion, au XIXe siècle, du monde musulman par l’Occident. “Face à cet Occident dominateur, le monde musulman a eu le réflexe du boxeur lorsqu’il est sous les coups : dépassépar les événements, il se crispe, il se replie sur lui-même.” L’autonomisation du sujet, qui est au centre de la modernité, doit selon lui être transportée au plan spirituel. “La modernité pose des questions au religieux qui l’oblige à tout reprendre au début. Le génie du temps présent, c’est qu’il contraint les croyants à être fidèles à leur tradition, dans un réexamen complet de toute la somme doctrinale de leur tradition. Je suis vis-à-vis de l’islam dans une fidélité infidèle.”
Par-delà ce qu’il considère comme les points de blocage de l’islam moderne, “qui n’est pas encore sorti de sa crise d’adolescence”, il mesure aussi les angles morts de la société française. “On peut dire que la France a des racines chrétiennes mais on est obligé de repenser l’histoire de notre culture et intégrer la place de l’islam.Il faut mettre en commun des patrimoines.”
De ce point de vue, l’école reste pour lui le creuset indispensable de cette fraternité, sans laquelle les peurs et les raidissements indexés à la panne de projets collectifs continueront à fragiliser le contrat républicain.
livres
Plaidoyer pour la fraternité (Albin Michel), 112 pages, 6 €
Lettre ouverte au monde musulman sortira le 2 avril aux éditions
Les liens qui libèrent
émission
Cultures d’islam, le vendredi de 15 h à 16 h, France Culture
à noter
la publication de deux livres d’Abdelwahab Meddeb : Instants soufis (Albin Michel) et Face à l’islam (Textuel).
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