La Biennale de Saint-Etienne s’intéresse aux objets qu’on ne voit pas mais qui restent utiles à la marche du monde. Entre création et technique.
Prenons le cas du seau à incendie. Tout rouge, au fond arrondi et non plat, accroché au mur par une patère, on ne le voit plus tant il s’est incrusté dans nos murs. Et pourtant, voilà un objet parfait à sa manière aux dires du designer Oscar Lhermitte, qui le remet en scène dans l’exposition No Randomness – La cohérence des formes, aux côtés d’autres objets simples comme bonjour : une bouche d’égout, un panneau “stop”, un pneu cranté. Car adapté aux urgences, et non au quotidien, le seau à incendie intéresse peu les voleurs, mais surtout son fond circulaire crée un effet de trombe qui se prête efficacement au lâchage de l’eau sur les flammes. On pourrait en faire un des objets phare de cette 9e Biennale de design de Saint-Etienne, qui n’est jamais aussi intéressante que lorsqu’elle s’écarte du format “salon de l’objet” et qu’elle s’efforce de redonner du sens, de la valeur, de l’utilité véritable à des objets de design trop souvent regardés, y compris dans la presse, comme des accessoires de luxe, comme de beaux objets… mais tellement superflus. Certes, on trouve parfois dans ce shopping idéal des merveilles, telle cette admirable coiffeuse postmoderne conçue par le studio londonien Doshi Levien – mais, honnêtement, dans quel monde les femmes s’apprêtent-elles encore devant une coiffeuse ?
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A ce titre, l’exposition Hypervital proposée par le théoricien Benjamin Loyauté, par ailleurs cocommissaire général de la Biennale, déborde de propositions où le superflu du design s’évacue au profit de son urgence et de sa vraie nécessité face à un monde à la fois “hypercréatif” mais aussi lourd de crises écologiques, socioculturelles. Organisée par salles thématiques abordant quelques enjeux du monde contemporain (“Pollution”, “Guerre”, “Mondialisation”, “Nourriture”, etc.), l’exposition montre comment nombre de créateurs tentent d’apporter des réponses autant techniques qu’innovantes à ces problèmes plus cruciaux, profonds et larges qu’un mur-paravent des frères Bouroullec.
Quelle place pour le designer au sein de la chaîne de production ?
C’est cette maquette d’un bateau dépolluant les fonds des océans, où il s’agit d’étendre à la mer le principe des robots pour piscine ; c’est aussi le très beau et si vital objet antimines conçu par Massoud Hassani ; c’est encore un vêtement sportif pour permettre aux athlètes féminines de maintenir en place leurs cheveux, et aux sportives musulmanes de porter le voile en Lycra ; ce sont des appareils prototypes médicaux expérimentés par Susana Soares où des abeilles détectent des maladies dans l’haleine d’une personne. On notera dans ces projets la recherche de combinaisons : entre l’objet et le vivant, entre les designers et les scientifiques.
Sur la voie du sens, un ouvrage tombe à pic, signé du philosophe Pierre-Damien Huyghe, intitulé justement A quoi tient le design. Réponse technique et elle-même designée en rapport avec la situation actuelle de la lecture – sans cesse interrompue et tout en navigation sur le net et dans les champs du savoir –, cet essai s’écarte du livre unifié et propose six fascicules thématiques rassemblés en un coffret. Revenant sur le moment moderne du Bauhaus, le plus fameux mouvement de design de l’histoire de l’art, Pierre-Damien Huyghe s’interroge : et si ce que le Bauhaus des années 30 entendait par design ne correspondait plus vraiment à son sens et applications actuels ? Avec le haut capitalisme et la grande industrie, quelle place le designer occupe-t-il au sein de la chaîne de production, comment peut-il agir dans la fabrique des objets, et dans quelle mesure peut-il encore “conduire” l’industrie à la fois en son sein et hors d’elle-même, c’est-à-dire l’orienter vers les formes renouvelées de notre être-au-monde ?
9e Biennale internationale de design de Saint-Etienne jusqu’au 12 avril, biennale-design.com
A quoi tient le design de Pierre-Damien Huyghe (De L’incidence Editeur), 490 pages, 26 €
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