Dans les deux semaines qui ont suivi l’attentat contre « Charlie Hebdo », il y a eu presque autant d’actes islamophobes recensés en France que durant toute l’année 2014. Mais aucun visage, aucun témoignage ne peut se frayer un chemin dans l’anonymat du nombre. A Poitiers ou dans le Vaucluse, enquête auprès des victimes ou de leurs proches.
Le chiffre s’est affiché partout ; 125 fois d’après Google Actualités, toute la presse en a parlé : 116, c’est le nombre d’actes islamophobes recensés en France par le ministère de l’Intérieur entre le 7 et le 19 janvier 2015, soit dans les deux semaines qui ont suivi la fusillade à Charlie Hebdo et la prise d’otages de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes. Pour la première fois, les chiffres du ministère ont dépassé ceux du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), habituellement taxé d’alarmisme : “On n’a pas assez de bras pour enregistrer toutes les plaintes qui nous parviennent”, expliquait, fin janvier, sa porte-parole épuisée.
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Il aura suffi de quelques heures, le 7 janvier, pour que les bâtiments musulmans deviennent la cible d’une colère vengeresse, issue d’esprits chauffés à blanc, dopés au choc des civilisations. “C’est inimaginable”, tonne Abdallah Zekri, président de l’Observatoire national contre l’islamophobie (ONI), qui dépend du Conseil français du culte musulman (CFCM).
Placé sous l’égide de la Place Beauvau, l’ONI n’est pas réputé pour sa combativité. Mais depuis deux mois, il est submergé par le désarroi des imams. “Tags nazis, profanations de lieux de culte arrosés de sang de porc, attaques à la grenade et tirs à balles réelles sur les mosquées du Mans, du Tarn, et dans l’Aude… Sur internet, on reçoit des menaces de mort : ‘Pour vous, ce sera la valise ou le cercueil’, ‘Les musulmans, cette vermine qu’il faut écraser du talon’, etc., fulmine Zekri. Sans compter les lettres d’insultes.” Souvent, les auteurs glissent des morceaux de cochon à l’intérieur : “Avec ce que j’ai reçu, je pourrais fournir en bacon tous les brunchs des restaurants parisiens”, résume-t-il.
le prix des dégradations
En ce matin du vendredi 13 mars, ils sont trois cents à se presser dans la petite salle de la rue Vincenderie, à Poitiers. Dehors, il fait 9° C. La salle déborde, deux cents personnes stationnent dans l’entrée, sur le parking, et jusqu’aux grilles du chantier de la future mosquée. Quarante-cinq minutes à rester assis dans le froid. Ce matin-là, le prêche de l’imam Boubaker El Hadj Amor porte justement sur la prière, son importance et ses règles : “Celui qui vient le premier sera le premier au royaume d’Allah. Si on est en retard, il ne faut pas bousculer son voisin en se prosternant. On s’assied discrètement, pas au fond pour s’appuyer contre le mur mais devant, et on ouvre son cœur (…) Celui qui vient à la mosquée – le lieu le plus merveilleux de la Terre, nous dit le prophète Muhammad –, Allah lui montrera sa miséricorde en lui pardonnant ses péchés.”
Depuis trois semaines, l’imam reprend les bases devant son auditoire populaire. Pour ceux qui ne savent pas lire, les haut-parleurs de la salle diffusent les versets de la sourate, tandis que le petit écran fixé à un poteau rappelle aux fidèles que, sans leurs oboles, le chantier de la mosquée ne s’achèvera pas. “250 euros = un iPhone d’occasion”, montre le clip. Dépenser autrement, c’est “la clé du paradis”. Les dons sont déductibles de l’impôt sur le revenu à hauteur de 66 %, répète la vidéo… Mais qui est imposable ici ? “On n’a pas de gros commerçants dans la communauté, reconnaît Boubaker El Hadj Amor. Ce sont plutôt des fonctionnaires, des gens avec un petit boulot ou au chômage, et beaucoup d’étudiants.” Chacun donne pourtant, un ou deux euros.
La prière à peine terminée, une dizaine de jeunes Guinéens et de retraités maghrébins se serrent autour des tables dressées dehors ; sous la pluie fine, ils piochent à la cuiller dans les deux saladiers de semoule et avalent rapidement. Ce qui préoccupe l’imam, ce matin, c’est la poignée de la porte de l’espace réservé aux femmes : elle n’est plus là. “La commission de sécurité doit passer bientôt, s’inquiète-t-il, il faut en racheter une ou on risque la fermeture.”
Une épaisse fumée noire s’élève de la mosquée en construction
Par la porte ouverte, on aperçoit le mur noirci de la mosquée en construction : dans la nuit qui a suivi la manifestation du 11 janvier, des voisins ont appelé la police quand une épaisse fumée noire s’est élevée du bâtiment, pas encore raccordé à l’électricité. “Ce n’est que du béton pour le moment, sourit l’imam, ça ne brûle pas bien.”
Le soir même de l’attaque à Charlie Hebdo, déjà, un homme avait tagué “Mort aux Arabes” sur le portail. Et ce n’était pas la première fois que la mosquée de Poitiers – dont la proximité de deux kilomètres avec le site de la bataille de 732 n’est pas du goût de Génération identitaire – faisait l’objet d’insultes et de menaces. Après l’incendie, une voiture de gendarmerie a donc stationné une semaine à l’entrée. Puis elle est repartie. L’imam, lui, recevait toujours des cartes postales obscènes, voyait se multiplier les autocollants insultants aux arrêts de bus et dans les rayons halal des magasins. “J’ai demandé au directeur de cabinet du préfet s’il pouvait nous laisser les gendarmes une ou deux semaines de plus ; ça n’aurait pas fait de mal, raconte-t-il, mais il n’en avait pas les moyens.”
La surveillance des mosquées ne semblent pas prioritaires
Le gouvernement a pourtant débloqué un million d’euros par jour pour l’opération Sentinelle, chargée de la surveillance des “lieux sensibles” depuis les attentats. Mais les mosquées ne semblent pas prioritaires. Malgré nos demandes, le ministère de l’Intérieur ne nous a pas donné le nombre de forces de l’ordre déployées devant. Selon nos informations, peu de soldats y ont été affectés : les mosquées ne seraient pas visées par des menaces “terroristes” mais par des menaces de “droit commun”, souvent le fait de “gens stupides mais qui ne tuent pas vingt personnes d’un coup”, confie une source militaire – en dépit du précédent créé par Anders Behring Breivik en Norvège.
La communauté s’est organisée comme elle a pu, installant des caméras et une dizaine de projecteurs allumés toute la nuit sur le parking. Parmi les fidèles, un maître-chien et trois agents de sécurité se sont portés volontaires pour patrouiller de 23 heures à 6 heures ; au bout de deux semaines, leurs doubles journées les ont exténués. Depuis, la protection du lieu se résume à une patrouille de police qui passe épisodiquement : la mosquée n’a pas les moyens d’embaucher un vigile.
A Soissons comme à Vendôme, les lieux de culte ont essuyé des tirs. A Villefranche-sur-Saône, le restaurant halal, mitoyen à la mosquée, a été la cible d’une bombe artisanale. Chaque procureur, chaque maire parle d’acte “isolé” ou invite à laisser “l’enquête suivre son cours”. A Aix-les-Bains, où la salle de prière a en partie brûlé, la préfecture a privilégié l’hypothèse d’un court-circuit, malgré les vitres cassées et la forte odeur d’essence. A Carpentras, les balles qui ont perforé la voiture d’une famille musulmane, le soir du 7 janvier, n’ont “aucun lien avec les événements”, assure le procureur. Mais la semaine suivante dans un village d’à côté, au Beaucet, Mohamed El Makouli a été tué par son voisin qui hurlait des propos islamophobes.
un meurtre islamophobe ?
Il est près de minuit, ce 14 janvier, quand Nadia et Mohamed El Makouli, assis devant la télé, leur bébé de 7 mois endormi entre eux, entendent des cris devant la porte de leur studio, au Mas de la Fontanelle. Les locations saisonnières ne reprennent qu’en mars : la jolie bâtisse aux volets bleus est pratiquement vide. Seuls Mohamed, le gardien, et Thomas, le fils d’un des copropriétaires, y habitent à l’année. Mohamed ouvre la porte donnant sur le couloir, et la referme aussitôt : c’est Thomas. Il a un couteau. Il tambourine, puis enfonce la porte et se jette sur Mohamed, sous les cris de Nadia.
La lame se plante d’abord dans son cou. Mohamed chancelle. Un autre coup dans l’épaule, le bras, le torse. Nadia essaie de s’interposer, d’arracher le couteau des doigts de Thomas qui s’acharne. Mais les mains de la jeune femme se couvrent de plaies. Dans la mêlée, elle parvient à mordre Thomas, qui lâche son arme. Le jeune homme se relève et court chez lui. Perdant beaucoup de sang, Mohamed supplie alors sa femme de partir avec le bébé, vite. Et se met à prier : “la ilaha illa allah” (“Il n’y a qu’un seul Dieu, c’est Allah”). “Il n’y a pas d’islam ! C’est moi ton Dieu !”, hurle Thomas, qui revient avec un second couteau.
Nadia attrape son bébé, saute dans la voiture et fonce pied au plancher vers le commissariat de Carpentras. Quand les gendarmes, alertés par la police, arrivent sur les lieux, Thomas s’est déshabillé : il erre dans le jardin en T-shirt. Mohamed, lui, est étendu sans vie sur le carrelage baigné de sang. “J’ai vu son corps, témoigne Mohamed Abidou, l’ami de Mohamed El Makouli. Il a pris dix-sept coups de couteau. Il avait aussi une large plaie en haut du cou, comme s’il avait été égorgé.”
Un premier médecin examine Thomas à 3 heures du matin : “Aucune contre-indication à la garde à vue”, dit son rapport. Mais quelques heures plus tard, un second médecin décèle une possible schizophrénie ; dans la foulée, le maire du Beaucet demande un placement d’office à l’hôpital psychiatrique de Montfavet.
folie individuelle ou folie collective ?
Le parquet d’Avignon hésite à retenir le caractère islamophobe de l’assassinat, en dépit des propos de Thomas. Tous les témoignages des parents et amis, de la victime comme de l’agresseur, assurent pourtant qu’il n’y a jamais eu de dispute entre eux : ce ne peut être une querelle de voisinage. Mais Thomas sera probablement considéré irresponsable de ses actes : une “grande quantité de drogue” a été retrouvée chez lui – une demi-savonnette de shit – et il s’évertuait à répéter aux gendarmes qu’il était “dieu”, s’emportant contre “les non-croyants”.
Folie ? Simulation ? Le jeune homme de 26 ans, informaticien, n’a aucun antécédent psychiatrique : il n’a jamais été diagnostiqué schizophrène avant cette nuit-là. L’un des copropriétaires du mas, qui y a passé une semaine en septembre, l’a même trouvé “tout à fait normal”. Cinq jours après les faits, durant son audition, le jeune homme divaguait encore. “Lorsqu’on place quelqu’un en UMD (Unité de malades difficiles), on le bourre de psychotropes : comment espérer obtenir de lui des propos cohérents sous camisole chimique ?”, rétorque maître Marmillot, qui représente Nadia.
A vrai dire, l’avocat hésite aussi : l’islamophobie n’est pas son cheval de bataille. “Il faut faire taire les revendications religieuses (…) Les musulmans sont dans la revendication permanente”, estime l’homme de loi qui se définit comme un “républicain universaliste” attaché à “l’identité nationale”. “On parle un peu trop de cette problématique d’islamophobie : ma cliente a été prise dans une tournante médiatique.” Une “tournante” médiatique ? “Au Maroc, quand elle a enterré son mari, une télé locale a fait un sujet : ‘Voilà comment la France traite ses musulmans”, précise l’avocat. Et les médias français ? “La Provence a fait plusieurs articles. Il y a aussi un journal national qui m’a contacté : la revue Détective”.
Où s’arrête la haine, où commence la folie ?
Reste la proximité avec Charlie Hebdo. “Gavé d’infos pendant une semaine, Thomas avait l’esprit embrouillé, suppose maître Marmillot. Il s’agit peut-être d’une forme de décompensation, une folie provoquée par les événements.” Où s’arrête la haine, où commence la folie ? La “théorie du fou”, qui consiste à “psychiatriser” les agresseurs islamophobes pour gommer la dimension politique, fait bondir les associations musulmanes.
“C’est bien pratique quand même, ironise Abdallah Zekri. On nous sert la même explication à chaque fois. Comme pour la profanation de Carcassonne. Mais un type qui traverse un cimetière pour aller profaner uniquement les tombes des ‘bougnoules’, ça me semble parfaitement ‘raisonnée’ comme démarche.”
Quand il ne s’agit pas de profanation ou de dégradation de mosquées, il s’agit de “simples” discriminations, comme à l’encontre de ce petit garçon musulman de 6 ans, dans l’Eure, qui a raconté à sa mère avoir dû jouer l’un des frères Kouachi dans un jeu de rôle, à l’école. Il s’agit aussi d’agressions de filles voilées, à Lens, à Lillebonne, et dans beaucoup d’autres villes : 80 % des actes islamophobes sont commis contre des femmes. De peur d’être davantage stigmatisées, elles hésitent à témoigner.
Au 12 mars, le compteur du CCIF indiquait deux cent vingt délits depuis le 7 janvier. Et les dossiers de plaintes continuent d’affluer.
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