Jérôme Kerviel est maintenant incarcéré, malgré son long combat pour que justice lui soit rendue. En décembre 2013, il s’était longuement entretenu avec Denis Robert, auteur de « Clearstream, l’enquête”. Rencontre avec un homme libre, et qui ne l’est plus.
Jérôme Kerviel n’est pas militant. Il n’est pas de droite, ni de gauche. Il ne fait pas de politique. Il fume des clopes, regarde dans le vide. C’est un Breton taiseux sans bonnet, un trader truqueur. Mais ils le sont tous par définition. Lui ne l’est plus. Ni trader ni truqueur. C’est d’ailleurs une des premières choses qu’on se dit en le laissant repartir à la gare. Ce mec-là ne truque plus. Il avance comme il peut sur un sol mouvant. Un tsunami est passé dans sa vie. Il a 36 ans. Il en avait 23 quand il est entré à la Société Générale, comme on entre dans un couvent où on apprend le Spiel et l’omerta. Le jeu et le silence. Il a été condamné deux fois à la même peine : cinq ans dont trois ferme et des dommages et intérêts à rembourser de 4,9 milliards d’euros. (Depuis, la Cour de cassation a cassé cette dernière peine du remboursement.) Une sacrée ardoise pour avoir provoqué une des plus grosses pertes financières de l’histoire bancaire. Depuis le 18 janvier 2008, date où son boss lui tape sur l’épaule pour lui dire de gentiment déménager son bureau, Jérôme Kerviel est un homme seul et perdu dans un jeu de quilles où toutes les boules tombent sur lui. La Société Générale, son principal ennemi, aimerait le voir à terre et silencieux. Mais Jérôme Kerviel se relève à chaque coup. En essayant de faire entendre sa voix. Il est comme un caillou dans la chaussure du capitalisme financier. Sa ligne de défense avec changement d’avocat ne plaide pas pour lui. Sauf que le scénario qu’on nous sert depuis six ans a du mal à passer. La banque serait donc la victime quasi innocente d’un monde cruel et d’un arnaqueur solitaire et génial. Pas si génial que ça, se dit-on, puisqu’il s’est fait prendre. Et solitaire ? That is the question. La vérité prend du temps. C’est une des bricoles que j’ai apprise dans cet autre combat mené contre Clearstream. C’est d’ailleurs tout sauf un hasard si Jérôme Kerviel et moi nous retrouvons ce lundi dans mon bureau. Le ciel est bleu pétant, soleil lumineux, Jérôme un peu nerveux… On est fin 2013, il s’est passé tout ce qui s’est passé, on se rencontre pour la première fois.
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Denis Robert – Comment vous sentez-vous ?
Jérôme Kerviel – Epuisé mais combatif, et même encore plus combatif qu’au premier jour. Le temps passant, des langues se délient, de nouveaux témoins viennent et on collecte de plus en plus d’éléments qui vont dans le sens de ce que je dis depuis le premier jour. Combatif mais aussi un peu désabusé parce que plus on a d’éléments, plus je me rends compte que la justice, la police font la sourde oreille et n’en prennent aucun en compte. Donc découragement, fatigue. C’est très variable.
Par quelles phases es-tu passé ? Je te tutoie, c’est plus facile. Ça démarre en janvier 2008, on te tape sur l’épaule et on te demande de rentrer chez toi…
Ça va très vite, je ne m’attendais pas du tout à un tel déferlement. J’étais à dix mille lieues de penser que tout ce qui s’était passé au cours des dernières années arriverait un jour. Avant que cette affaire soit rendue publique, que mon nom soit publié dans la presse et qu’il y ait ces deux procès, c’était une affaire interne, une erreur de trading. Elle devait rester entre moi et mon employeur.
C’était ce qui avait été négocié…
Rien n’avait été négocié, c’est juste des pertes liées au trading, il y en a tous les jours dans toutes les banques dans le monde. Et elles ne sont pas publicisées. On ne dépose pas de plaintes. C’est “T’as merdé, c’est le jeu, tu quittes la banque et tu vas ailleurs”. Des gens qui se font licencier parce qu’ils ne sont pas rentables ou qu’ils perdent de l’argent, ça arrive partout.
En janvier 2008, tu pensais avoir perdu combien ?
C’est assez délicat de répondre à cette question. Ils m’ont retiré de la gestion des opérations le vendredi. Après, je ne sais pas du tout ce qui s’est passé. Je me rappelle très bien que j’avais 1,5 milliard d’euros de réserve pour absorber une perte potentielle que j’avais commencé à entamer en janvier 2008. J’avais repris de nouvelles positions qui étaient potentiellement perdantes et on m’a débarqué de la banque, on m’a demandé de rester chez moi, de sorte que je n’ai pas participé au débouclage. C’est-à-dire à la revente des positions que j’avais initiées. Donc impossible pour moi de dire aujourd’hui où j’en étais au moment où on m’a dit de partir. Je n’ai plus eu accès à l’ordinateur ni au système pour vérifier ce point-là.
Il y avait des rumeurs indiquant que tu allais tomber ?
Aucune rumeur. Sur le second semestre 2007, tout le monde savait que je générais énormément d’argent. Plusieurs traders de la salle de marché où je travaillais mais aussi d’autres salles de marché de la Société Générale étaient informés de ce que je faisais. Récemment, Mediapart a publié le témoignage d’un ancien trader de la Société Générale (“Les confessions d’un trader”, 8 octobre 2013) qui était à l’époque à l’étranger et qui dit “Même à l’étranger, on connaissait le nom de Jérôme, on savait qu’il traitait de grosses positions”. On a un enregistrement sonore d’un trader de la BNP, alors que mon nom n’est pas encore sorti, et qui dit “C’est Jérôme” le jour où l’affaire est rendue publique. Je ne connaissais pas ces gens mais tous me connaissent.
Là, quand on te demande de quitter la banque, la surprise se matérialise…
J’ai l’impression qu’une vague de 40 mètres m’arrive droit devant, je n’ai pas d’autres solutions que me la prendre sur la figure, c’est un rouleau compresseur. J’étais très loin d’imaginer ça. Je ne pensais pas qu’il y aurait une plainte déposée ni qu’il y aurait toute cette presse autour de moi, que ça allait faire un tel barouf médiatique. Tout ça, je me le suis pris, au-delà du choc de l’annonce. Le fait de se lever un matin à 7 heures et de voir sa tête à la télé…
On a dit aussi que tu étais un génie de la falsification…
Et un génie de l’informatique alors que je n’ai jamais été informaticien. On a dit que je faisais partie des services de contrôle et que c’était pour ça que j’avais pu les déjouer. Alors que je n’en ai jamais fait partie. On m’a aussi déclaré suicidaire, je ne l’ai jamais été.
Tu as le sentiment que c’est orchestré ou que c’est le hasard ? C’est du storytelling.
On raconte une histoire, on a besoin de crédibiliser une thèse. C’est de la communication. Clairement. L’information selon laquelle je serais en fuite, elle ne vient pas de moi, je ne suis pas en fuite. Il y a bien quelqu’un de mal intentionné qui a envie d’écrire cela…
Tu n’as pas une idée de l’origine de cette manipulation ?
Je n’ai pas de noms, pas d’élément tangibles sur le sujet. Maintenant, je vois bien à qui profite cette fausse information. Je trouve surprenant que le gouverneur de la Banque de France, Christian Noyer, communique autour de ma fuite. C’est lui qui déclare aux médias que “le trader est en fuite” alors que je suis à Paris chez mon avocat.
J’en reviens à ton état d’esprit de 2008. A ce moment-là, tu n’es pas combatif du tout…
Je me prends effectivement un raz de marée sur la figure sans comprendre ce qui se passe et ce qui va se passer.
Il n’y avait eu aucune négociation préalable avec ta hiérarchie ?
Non jamais. On me dit : tu rentres chez toi, on te tient au courant, on te rappelle. Tu ne communiques avec personne. Je suis resté trois jours enfermé dans mon appartement. Là, c’est super compliqué psychologiquement. Je n’ai aucun contact avec qui que ce soit. Les gens qui appellent, vous ne pouvez pas leur répondre parce que vous ne voulez pas en plus être accusé de délit d’initié. Vous ne savez pas ce qui se passe par ailleurs, et puis vous êtes dans l’attente : l’attente d’un coup de fil qui vous dira ce qui va se passer pour la suite.
Et là, tu avais perdu en gros un peu plus d’un milliard et demi…
Ouais, environ, j’étais revenu à zéro. En fait, j’avais 1,5 milliard de réserve en fin d’année 2007. J’avais perdu la même somme en dix-huit jours en janvier 2008. J’étais revenu à zéro.
Tu as fait fort quand même…
Oui, mais encore une fois, dès le début de l’enquête j’ai reconnu, j’ai dit oui, c’est du grand délire. C’était n’importe quoi, j’étais parti dans une spirale complètement folle. Les actes qui me sont reprochés, certains je dis oui, je les ai faits. Mais sous le contrôle et l’accord de ma hiérarchie. Depuis six ans, tout le débat judiciaire consiste à savoir si ma hiérarchie savait ou pas. Effectivement, je l’ai fait mais avec leur accord.
Ces gens-là ont été virés aujourd’hui ?
Toute ma chaîne hiérarchique a été licenciée suite à cette affaire. Des protocoles transactionnels ont été négociés avec la banque au terme desquels ils ont touché sept ans de salaire fixe chacun avec une petite clause à la fin qui précise qu’ils n’ont pas le droit de parler contre la Société Générale. Pour l’anecdote, lors du procès en appel l’année dernière, mon avocat, en contre-interrogatoire, demande à un de mes supérieurs si c’est le prix du silence, et celui-ci dit :“Si je réponds à votre question, je dois rendre l’argent” que la Société Générale lui a donné. Je ne suis pas juriste mais ça s’appelle une subornation de témoins.
Je reviens à 2008. Comment as-tu pris conscience de ce qui était en train de t’arriver ?
Je suis entré en prison début février 2008, quelques jours après l’éclatement de l’affaire. Les jours précédents, je n’ai pas eu le temps de réfléchir car tout allait tellement vite… Il fallait que j’essaie d’échapper à la presse. J’avais une pression de dingue. Mes journées étaient vraiment denses et je n’avais pas le temps de réfléchir et de prendre du recul. Je ne réalisais pas. D’une certaine façon, il n’y a que quand je me suis retrouvé incarcéré que j’ai pu penser à ma défense.
De l’extérieur, on a l’impression d’une grande solitude…
C’est ce qui a été raconté dans la presse. Je serais un loup solitaire, je ne parlerais à personne, à la limite de l’autisme. C’est faux. J’avais des collègues de travail qui sont devenus des amis. Enfin, qui étaient des amis car je ne les vois plus depuis. J’étais en couple à l’époque.
Ça a explosé ?
Oui, ça a explosé. Ce genre de dossier, c’est déstructurant à plus d’un titre, sur l’aspect familial, amical, social.
Tu as des frères et sœurs ?
J’ai un frère, un grand frère. Il a été une victime collatérale de cette affaire.
Ton père était déjà mort à ce moment-là. Et ta maman…
Elle a déclenché une maladie quelques semaines après l’éclatement de l’affaire dont le lien de causalité ne fait a priori pas de mystère. C’est le choc qui aurait causé sa maladie, un dérivé de Parkinson qui s’est dégradé au fil des années. Il y a deux ans, un accident relativement grave l’a plongée dans le coma pendant pas mal de temps. Quand elle s’est réveillée, je ne savais pas ce qu’elle savait, si elle me reconnaissait, si elle avait encore des souvenirs de tout ça. La première phrase qu’elle m’a dite en sortant du coma, c’est “Je ne veux plus qu’on te traite de faussaire”. Le nom de mon père a été sali, c’est aussi ça que je défends depuis six ans. Ce n’est pas facile de voir le nom qu’on m’a transmis associé au mot “escroc”. Je ne me suis pas enrichi d’un seul centime dans ce dossier, donc je n’ai escroqué personne.
Quel est ton statut aujourd’hui ? Comment tu vis, quels sont tes revenus ?
J’ai beaucoup changé d’endroits au cours des six dernières années. J’ai habité chez mon frère, chez mon avocat, chez des amis. En ce moment, je vis dans un appartement mis à ma disposition par des amis. Et je ne sais pas où je serai dans quelques mois. Avant, j’ai vécu en banlieue parisienne, dans un garage un peu aménagé. Au tout début de l’affaire, c’est là-bas que je me planquais.
C’est-à-dire que tu avais un lit dans un garage ?
Ouais, enfin, c’est un canapé. Je dors sur un canapé, quoi. Avec un poêle au milieu du garage. En hiver, ce n’est pas facile mais oui, j’ai vécu dans un garage.
Et financièrement, comment tu te débrouilles ?
Le bouquin que j’ai sorti en 2010 m’a un peu aidé.
Ça doit être angoissant d’être toujours obligé de changer de lieu, sans savoir ce que demain…
On n’arrive pas à se projeter. Si le pourvoi en cassation ne fonctionne pas, peut-être que l’année prochaine je serai en détention. Il y a toujours cette épée de Damoclès au-dessus de ma tête. J’ai été condamné en appel à cinq ans dont trois ans ferme et à 4,9 milliards d’euros de dommages et intérêts.
Est-ce que la Société Générale a commencé à te demander de rembourser ?
Non, mais ils seraient en droit. Pour l’instant, rien ne se passe…
Tu dis quoi aujourd’hui ? Qu’est-ce que tu admets ?
J’admets que les positions prises étaient totalement extravagantes et folles, il n’y a pas de problème là-dessus, c’est ce que je dis depuis le premier jour. Ce que je dis aujourd’hui, c’est ce que je disais il y a bientôt six ans devant la police, lors de ma garde à vue. Oui je suis parti dans une spirale. Oui j’ai pété un plomb. Oui je suis parti dans un truc totalement extravagant.
Ce que tu appelles un truc extravagant, ce sont les positions fictives ?
Non, les positions réelles déjà, prendre pour plusieurs milliards d’euros de positions sur les marchés c’était, disons-le clairement, complètement débile.
Au début, ça marche ? Tu gagnes de l’argent grâce à cette stratégie ?
Pas moi. Je fais gagner de l’argent à la banque. Pour donner une idée : en l’espace de trois ans, mes objectifs, les résultats fixés par mes supérieurs, ont été augmentés de 1 700 %. Donc effectivement, plus je gagnais d’argent, plus on me demandait d’en faire. Je suis parti dans cette spirale. Je reconnais l’avoir fait mais je n’ai rien inventé, j’ai fonctionné avec les codes qui m’avaient été inculqués par mes supérieurs et mes collègues. Il y a de nombreux éléments dans le dossier pénal qui prouvent que je n’ai rien inventé, que ces opérations fictives en l’occurrence étaient pratiquées par d’autres.
Opérations fictives qui consistaient à masquer des opérations réelles…
Oui. Au 31 décembre 2007, j’ai débouclé toutes mes positions et j’ai dégagé un gain d’1,5 milliard d’euros pour la banque.
Tu as été condamné deux fois. Tu n’as pas été entendu par la justice ou tu as été mal défendu ?
Mal défendu je ne pense pas, même si c’est ce qui est écrit partout. Mal exprimé peut-être, j’ai l’impression d’être clair et de fournir des témoignages clairs. On a des témoins qui viennent dire qu’ils étaient à l’époque à la Société Générale, qu’ils ont vu les opérations de Jérôme Kerviel. Prétendre que personne n’a vu, c’est de la fable. On a des gens de l’intérieur qui viennent témoigner. Et le tribunal n’en tire pas les conséquences. Je ne sais pas ce qu’il faut de plus. J’ai le sentiment – ça me sera peut-être reproché – que l’instruction a été faite à charge. Pour vous donner un exemple, je suis mis en examen et condamné pour abus de confiance. Cet abus de confiance réside sur le fait de savoir si mes chefs savaient ou non ce que j’étais en train de faire. La moindre des choses pour connaître le degré de connaissance de mes supérieurs aurait été de saisir leurs boîtes mails pour voir ce qu’il y avait dedans. Ça n’a jamais été fait malgré mes demandes. Comment je fais moi, pour me défendre, si la justice ne va pas chercher les éléments pour au moins fermer cette porte-là ?
Maintenant, la communication de la Société Générale, c’est de dire : l’affaire est réglée. Circulez, il n’y a plus rien à voir.
Oui, mais moi je leur dis que ce n’est pas réglé. Je continue à me débattre. J’irai au bout du truc, je n’ai plus rien à perdre de toute façon.
Et donc là, tu as déposé des plaintes ?
On a déposé deux plaintes contre la Société Générale l’année dernière. Une pour faux et usage de faux, l’autre pour escroquerie au jugement. Faux et usage de faux parce que, quelques jours avant l’annonce de l’affaire, le 24 janvier 2008, le week-end juste avant, ils m’ont fait revenir à la banque pour un interrogatoire privé. J’étais enfermé dans un bureau et ils m’ont posé des questions. Ce que je ne savais pas, c’est que j’étais enregistré. Ces enregistrements ont été saisis par la brigade financière lors de l’enquête préliminaire et on se rend compte en exploitant la pièce que le document était trafiqué. On a soumis l’enregistrement à des experts judiciaires en leur demandant : qu’est-ce que vous en pensez ? Ils rendent un rapport dont les conclusions sont que, selon eux, l’enregistrement était trafiqué. C’est-à-dire qu’il y a des réponses que j’apporte, des moments où j’interpelle les chefs qui sont en face de moi où je leur dis “Mais tu savais”. Et ces passages n’existent plus sur l’enregistrement. Il y a des coupes dans le document.
Cette bande a été un élément à charge contre toi ?
C’est au début de l’enquête : “Cherchez pas, il a fait des aveux, tenez, le script de ce que Kerviel a déclaré.” Et jamais, ni les juges… N’ont fait les expertises de ces pièces-là, non.
Et l’escroquerie au jugement ?
Elle repose sur trois points. Le premier : ils m’accusent d’avoir inventé un système d’opérations fictives. Il y a un document saisi par la police, écrit sous la plume de la Société Générale, qui mentionne qu’eux, dans le cadre de débouclages, ont fait les mêmes opérations fictives. C’est une opération qui permet de masquer et de manipuler le chiffre que vous êtes en train de déclarer ou que vous affichez dans le système. Donc ils m’accusent d’avoir inventé ce système qu’ils utilisent eux-mêmes. Deuxième point, on voit sur ce document que dans le périmètre des opérations qui ont été débouclées qui mènent à une perte de 4,9 milliards d’euros, il y a trois autres traders dont on vend les positions. Je ne suis donc pas le seul… Le troisième point, c’est que la Société Générale, dans sa demande d’indemnités lors des procès, réclame 4,9 milliards d’euros de dommages et intérêts sans jamais dire qu’ils ont récupéré 1,7 milliard d’euros de l’Etat français sous forme de remise fiscale. Christine Lagarde (la ministre de l’Economie, des Finances et de l’Emploi de l’époque – ndlr) l’accorde début 2008 alors que l’instruction est encore en cours. En fait, ils ont oublié de déclarer qu’ils avaient touché 1,7 milliard. Donc il était malvenu pour eux de réclamer 4,9 milliards. Ils auraient dû au maximum demander 3,2 milliards.
Revenons sur ta situation à la Société Générale. Tu gagnais combien ?
En salaire fixe + bonus, je déclarais 60 000 euros environ ma meilleure année. C’était pas des montants qu’on peut entendre dans les banques de trading. On imagine les traders à des millions d’euros. Pas moi.
Récemment, un nouveau personnage est apparu. Est-ce qu’on peut dire que c’est sans doute un des témoins les plus importants ? (Mediapart a publié son témoignage le 27 novembre. Il confirme que dans le back office de la Société Générale on ne pouvait pas ne pas voir les flux gérés par Jérôme Kerviel – ndlr)
Son témoignage est vraiment très intéressant. Lui était à la croisée de toutes les opérations donc il a assisté à certaines choses. D’ailleurs j’étais assez surpris que la présidente refuse de l’entendre l’année dernière pendant le procès. Elle n’a pas donné de justification à cette décision, elle a seulement dit “Non, je refuse de l’entendre”. Quelque temps après, il a décidé de sortir son témoignage dans la presse parce que j’imagine qu’il a un sentiment de ras-le-bol et d’injustice. Je pense que c’est ça qui le fait sortir. Il faudrait le lui demander. Mais son témoignage est, de mon point de vue, clair, il dit “j’y étais, c’est impossible que Jérôme Kerviel soit le seul à savoir”.
Comment on se relève de ça ? Je voudrais que tu me racontes l’année que tu viens de passer…
C’est une grosse phase de découragement. Après la condamnation en appel, je suis resté enfermé chez mon avocat. Je n’avais plus de logement, donc j’ai habité chez lui pendant un peu plus d’un mois. Je ne suis pas sorti de chez lui pendant un mois. Trente jours, trente nuits. On refait le film de tout.
Et tu manges où ?
Je ne sors pas de l’appart. Je me souviens d’une fois où David (Koubbi, son avocat – ndlr) sort de chez lui un matin vers neuf heures et je suis assis dans un de ses fauteuils. Il rentre le soir et je suis assis dans le même fauteuil, dans la même position. A refaire le film. A essayer de comprendre, à essayer d’analyser. Après, ce sont les proches, les amis…
Qui par exemple ?
De la période avant affaire, il me reste un ami en fait, il a toujours été présent pour moi, c’est la personne qui m’a hébergé dans son garage à plusieurs reprises. Je suis très entouré. J’ai moins de monde qu’avant, mais au moins je sais qui est autour de moi aujourd’hui, des gens en qui j’ai 2000 % confiance. Parce qu’on se crée une carapace, on laisse moins de monde rentrer, du coup. Les gens qui étaient autour de moi avant que l’affaire n’éclate, j’avais aussi 2000 % confiance en eux. Ils m’ont tous trahi, donc je mets plus de temps à faire confiance maintenant.
Alors, comment tu refais surface ? Comment tu te remotives ?
Le nom que mon père m’a transmis, les valeurs que mes parents m’ont données, c’est : n’abandonne jamais. Tous les gens qui sont autour de moi et qui se sont engagés pour moi, des gens qui se sont mouillés… Une personne est venue témoigner au procès, qui était encore en poste à la Société Générale au moment où il est venu parler en ma faveur en disant “Ce n’est pas possible ce qu’ils sont en train de raconter”. Depuis, il a perdu son poste, il s’est fait licencier. Ce gars-là a mis sa vie en balance pour moi et rien que pour ça je n’ai pas le droit d’abandonner.
Le patron de la Société Générale, Daniel Bouton, s’est beaucoup exprimé et même avec émotion. J’ai des souvenirs de témoignages avec des propos durs…
Ouais, il m’a traité de terroriste. Je vivais à l’époque avec une personne de confession musulmane et donc, lors de la perquisition, ils ont trouvé un Coran chez moi et ça a donné dans la presse : “Kerviel fait partie de la branche financière d’Al-Qaeda”. Il se trouve qu’une des personnes avec qui je travaillais à l’époque avait un nom à consonance arabe, je me suis pris des articles “Kerviel et son ami musulman”. Il y avait un faisceau “Kerviel et son réseau d’amis musulmans”. Ce genre de trucs, ce n’est pas de nature à me mettre bien avec les journalistes.
Les perspectives pour toi, c’est la cassation et les plaintes que tu déposes. Quand tu dis “j’irai jusqu’au bout”, tu imagines reprendre un boulot ?
Il y aura un après, même si aujourd’hui j’ai du mal à me projeter, à me dire dans deux ans je ferai ça, parce que ce n’est pas possible. Je sais qu’il y aura un après et que tout ça sera derrière moi. Là, je suis à 100 % sur mon dossier, je suis obnubilé. J’espère que ce sera cassé. Si je suis condamné, et une fois que j’aurai purgé ma peine, je pense que je partirai à l’étranger. Si je ne suis pas condamné, je verrai bien. C’est une course contre la montre. La cassation sera réglée au plus tard à la fin du premier semestre 2014. Mais ça peut venir avant.
Si la Cour de cassation ne casse pas ?
C’est mandat de dépôt. J’ai un mur en face de moi, je n’y pense pas parce que si je commence, je reste bloqué dessus et ça va m’occuper l’espace disque que je dois utiliser pour d’autres choses en ce moment. J’y pense de temps en temps.
Si tu es condamné à trois ans ferme, tu t’imagines le vivre et le supporter ?
Je ne me pose pas la question en fait. J’ai déjà fait 37 jours. Ce n’est pas du tout agréable. Au-delà de la privation de liberté, c’est aussi le symbole derrière. Ce sont les coupables qu’on met en prison et j’estime que je ne suis pas coupable, je n’ai pas abusé de la confiance de mes employeurs. Je n’ai pas à être mis en prison pour ça. Mes employeurs savaient ce que je faisais et je n’ai pas à être condamné pour ça parce qu’ils savaient, donc je trouve ça injuste.
Moi, je te crois, j’ai assez peu de doutes. La question est de faire passer ce message…
C’est pas de moi que ça vient, donc ce n’est même pas un avis que je donne. C’est écrit noir sur blanc dans le rapport de la Commission bancaire (l’organisme de contrôle des banques – ndlr) que les stratagèmes que j’utilisais étaient tout sauf sophistiqués. Ils étaient ultrasimples.
Tu peux expliquer pour un béotien ?
Les opérations dites fictives étaient regroupées dans une base unique, qui regroupe toutes les opérations posant un problème. Je saisissais une opération dans ce système, elle était déroutée dans une poubelle, pour simplifier. Et cette poubelle-là, il y avait une équipe de quinze personnes payées uniquement pour vérifier toutes les opérations tous les jours, la réalité de ces opérations-là. Moi, j’ai mis plusieurs milliards d’opérations dans cette poubelle. Qui était contrôlée tous les jours. Donc non, il n’y avait rien de sophistiqué du tout. Et encore une fois, ça ne vient pas de moi, c’est la commission bancaire qui le dit.
Tu penses que la Société Générale t’aurait instrumentalisé, pour faire passer ses pertes sur les subprimes, par exemple ?
Les 4,9 milliards ne sont pas une perte Kerviel, en tout cas. Encore une fois, on demande à la justice d’y aller, elle n’y va pas, c’est compliqué de se défendre si les juges ne souhaitent pas y aller. Il y a des tas de choses pas claires dans ce dossier. On apprend début octobre de l’année dernière, lors de l’audition d’un témoin, que des mails ont été supprimés à la Société Générale juste avant que la police n’arrive. Pourquoi est-ce qu’on a besoin de supprimer des mails si on n’a rien à cacher ?
Comment tu apprends ça ?
Un PV d’audition d’un témoin au terme d’une audition de quelques heures devant la brigade financière. Question de la policière : “Est-ce qu’on vous a demandé de supprimer des mails ?” Le mec dit non pendant une heure, il se trouve que cette policière a des éléments qui lui font penser qu’on a demandé à cette personne de supprimer des mails. La policière insiste, en rappelant ce qu’une fausse déclaration pourrait avoir comme conséquences par la suite. Et retranscrit dans le PV “Notons que le témoin ne s’exprime plus depuis quelques minutes”. Elle demande “Dois-je déduire de votre silence qu’on vous l’a demandé ?”, réponse du type : “Oui, on me l’a demandé.” Donc je pose la question : qu’est-ce qu’on a à cacher qui nécessite la suppression de mails et qui fait que ce témoin mette deux heures à répondre et à avouer “On m’a demandé de supprimer des mails” ?
Tu as eu quoi comme soutien politique ?
Jean-Luc Mélenchon a été un des premiers à afficher publiquement son soutien, enfin je ne sais pas si on peut appeler ça du soutien, en tout cas à se poser des questions. Il avait commencé par me traiter d’escroc. Et puis il s’est renseigné sur le sujet, on a eu une discussion tous les deux et il a écrit un papier magnifique sur son blog qui m’a fait extrêmement de bien. Mais il n’y a pas que lui. Julien Bayou, Marie-Noëlle Lienemann, Thierry Solère, Benoist Apparu, Edouard Philippe… Donc des partis de gauche, des Verts, l’UMP…
Est-ce que des banquiers sont venus te voir anonymement ?
J’aurais bien aimé que certains se bougent.
Il n’y en a pas eu ?
Des hauts dirigeants ? Non. On sent que derrière tout ça se joue la notoriété de la place financière de Paris. Donc, grosso modo, ils auraient l’impression de se tirer une balle dans le pied s’ils venaient attaquer la Société Générale. Il y a une certaine solidarité. Les loups ne se mangent pas entre eux.
Ta santé, ça va ?
Je n’irais pas jusque-là. J’ai eu deux, trois pépins à l’audience, notamment l’année dernière, j’ai fait un malaise, de la tension, qui part assez régulièrement au plafond. Quelques petits malaises vagaux. Mais c’est aussi le stress, la fatigue, ça fait partie du package.
Donc, là tu recherches des témoins. Tu en as vu beaucoup ?
Oui, pas mal, des gens qui nous ont apporté de nouveaux documents. Maintenant, il faut aussi le cadre judiciaire pour les faire entendre, pour produire les pièces qu’on a récupérées depuis. Aujourd’hui, on ne l’a pas. Si un juge (d’instruction – ndlr) est nommé dans le cadre de nos plaintes, on pourra les développer.
Et si la Société Générale essaie de négocier ?
Ils ne pourront rien faire, déjà sur la peine de prison. Le seul moyen de négocier, ce que j’accepterais, c’est qu’ils reconnaissent enfin que mes supérieurs étaient au courant de ce que je faisais. Au-delà de ça, il n’y a pas d’autre moyens de négocier. C’est pas demain la veille… Ouais. Donc on continue le combat. J’y passerai le temps qu’il faudra. Le jour où j’arrête, je crève.
Interview parue dans Les Inrockuptibles du 11 décembre 2013
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