Rencontre avec Kendrick Lamar, nouvelle étoile filante du rap. Il évoque sans frime son parcours fulgurant de gamin de Compton, banlieue chaude de L. A., devenu un leader de la communauté noire.
Trois mois après la sortie de To Pimp A Butterfly (TPAB), le rappeur californien Kendrick Lamar s’installe dans un club branché du VIIIe arrondissement parisien pour répondre aux questions des Inrockuptibles. Méconnu il y a deux ans, l’improbable météore revient sur son parcours, les messages planqués dans son dernier disque, les prières de DMX, le flow d’Eminem et l’aura de son héros Tupac Shakur.
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La première fois que l’on s’est rencontrés, c’était il y a deux ans dans un hôtel bas de gamme dans le quartier de Bastille. Aujourd’hui, vous donnez cette interview dans un club branché sur les Champs-Elysées et dormez dans un palace. Que s’est-il passé ?
Kendrick Lamar – Je me souviens de cette époque. C’était avant la sortie de Good Kid Maad City (l’album qui l’a révélé au public – ndlr). Je sentais une grosse attente qui montait autour de ma musique mais c’était la première fois que je faisais de la promotion en Europe et je ne savais pas très bien comment aborder les interviews. Et puis… il n’y avait pas tant de journalistes que ça. On était seulement trois, si je me souviens bien. Ce dont je me souviens c’est que ma chambre d’hôtel était plus petite qu’aujourd’hui ! C’est un détail mais c’est aussi un symbole. A cette époque, je n’étais pas dans le même état d’esprit. Je ne réfléchissais pas de la même manière, je voulais tout, tout de suite, sans nuance. Dès que j’avais une idée, j’allais l’enregistrer et je la fourrais dans mon album, je ne pensais pas à ma musique en tant que succession de disques, je voulais tout sortir du premier coup, je ne pensais pas à « façonner » un disque. Et je voulais sortir tous les titres en single !
Qu’est-ce qui a changé ?
Les gens n’étaient pas aussi attentifs avec moi. Aujourd’hui ils sont plus… obséquieux et aussi moins critiques. Le succès change pas mal de choses dans ton rapport aux gens. Du coup, c’est moi qui suis devenu mon principal critique, du moins celui en lequel j’ai le plus confiance, à l’exception d’une poignée d’amis.
Vous réécoutez Good Kid Maad City (GKMC) ?
Non, mais j’en ai des souvenirs intacts. Quand le disque est sorti, je me souviens d’avoir ressenti cette chose qui existait dans les années 1990, ce sentiment de fierté d’une ville tout entière pour un artiste local. C’était comme si tout Los Angeles, ou au moins Compton (la localité de L.A. où il a grandi – ndlr) était avec moi, derrière moi. J’avais la sensation que ce disque me représentait mais qu’il représentait aussi une ville entière, qu’il « nous » représentait. Je n’ai rien exagéré dans ce disque, j’ai raconté la vie telle qu’elle est dans le Compton où j’ai grandi et c’est pour cette raison que les gens l’ont trouvé juste.
Votre dernier disque, To Pimp A Butterfly (TPAB) est assez différent : il ne parle pas vraiment de votre environnement, comme c’était le cas de GKMC… mais plutôt de vous, de manière intime. Lorsqu’il est sorti, j’ai écrit cela : « Qu’il évoque sa mère, ses fans ou ses héros, Kendrick n’a finalement qu’un seul sujet dans cet album : son statut de leader au sein de la communauté noire et sa capacité à endosser un tel rôle en dépit de ses propres failles. » Vous trouvez cela juste ?
C’est “le” sujet du disque. En interview, on m’a souvent parlé de la prise de position politique en faveur de la communauté noire que représente ce disque. Ce n’est pas faux mais en réalité ce disque parle avant tout de moi en train de regarder mes propres problèmes dans le miroir, moi essayant de faire au mieux malgré ces failles. Comment puis-je “pimper” mes défauts, les transformer pour ne pas mettre ceux qui me suivent dans la merde. Des gens me suivent, mais je suis plein d’imperfections. Je ne pointe pas les gens du doigt, c’est moi-même que je pointe du doigt dans ce disque.
Il n’est pas si fréquent qu’un rappeur fasse un album basé sur ses défauts. Lesquels citeriez-vous ?
Illmatic (le premier disque de Nas – ndlr), bien entendu, mais celui qui me parle le plus est le premier album de DMX, It’s Dark and Hell is Hot. C’est un disque de peine, de douleurs personnelles. Il passe l’épreuve du temps parce qu’il a ce vrai sujet, un thème avec lequel il fait corps. Il est sorti quand j’étais en 5e, au moment où j’ai vraiment commencé à écrire de la musique. DMX y raconte sa propre histoire, sa vie dans la rue et les braquages auxquels il participe, mais aussi les conflits que cela provoque en lui. Il y a ce recul qui le rend très amer.
C’est étonnant que vous évoquiez DMX car dans tous ses disques, il y a un morceau baptisé Prayer (“Prière”) et auquel Mortal Man, qui clôt TPAB, ressemble étrangement, avec sa musique minimaliste, son caractère un peu messianique, sa litanie…
Je n’y avais pas pensé, ce n’est pas volontaire mais c’est vrai qu’il y a ces titres étranges sur les disques de DMX. Ce sont des instants où il tente d’échapper à sa vie, à ses propres démons. C’est très spirituel.
Sur cet étrange Mortal Man, vous parlez avec Tupac Shakur (en réalité un montage réalisé à partir d’une interview de Tupac). Quel est le sens de ce morceau ?
D’abord, la forme est intéressante : faire un morceau avec un rappeur qui n’est pas là, ou qui n’est plus là, mais qui m’a marqué. Même en termes d’enregistrement, de technique, c’est intéressant, très libre, il ne faut pas s’interdire ce genre de choses. (Il reprend les rimes du morceau) « I remember you was conflicted, misusing your influence and sometimes I did the same… » Comme DMX, Tupac avait ce genre de dissensions internes, parce qu’il savait qu’il n’utilisait pas toujours son influence à bon escient et ça le peinait beaucoup. Tupac était quelqu’un d’excessif, mais il avait le recul pour s’en rendre compte. Il le savait, ça le rongeait, mais il livrait tout sur disque.
Je constate que je me pose les mêmes questions quant à la manière dont j’utilise l’influence que j’ai. Ça a donc beaucoup de sens que de l’inviter. Ou j’en serai dans dix ans ? Est-ce que j’aurais su gérer ce statut de leader sans me perdre, sans perdre ceux qui m’entourent, ma communauté ? C’est ça, ma question. Et où en serait Tupac aujourd’hui s’il n’était pas mort ?
Dans l’histoire musicale de Compton, vous êtes le seul à ne pas faire du gangsta rap au sens traditionnel du terme, en termes de composition mais aussi de discours. Que ressentez-vous à ce sujet ?
J’aime cette idée parce que c’est ce qui fait que mes disques sont singuliers. Ils ont ce twist personnel qui fait que ce ne sont pas ceux de quelqu’un d’autre. Si j’avais fait du gangsta rap, j’aurais été faux. Mes textes sont gangsta, surtout sur GKMC, parce que j’ai grandi là-dedans, mais avec une perspective différente : je ne suis pas dans la peau du tireur mais dans celle de celui qui, précisément, essaie de ne pas être le tireur. C’est un versant méconnu de Compton, une histoire qui n’avait jamais été racontée.
Mais pourquoi n’avez-vous pas fait du gangsta rap, comme tout le monde ?
Ça vient de ma personnalité, de mes amis, de ma ville, mais aussi de ma force. En un sens, GKMC parlait de l’influence que les autres n’ont pas eue sur moi. La plupart de mes potes sont des gangsters. Certains font du gangsta rap mais d’autres sont juste des bandits. Ce sont mes meilleurs amis, mais il se trouve que je n’ai pas avancé de la même manière qu’eux.
Diriez-vous que le rap vous a évité de devenir l’un d’eux ?
Je ne sais pas si le rap m’a évité d’être un gangster, mais il m’a évité d’avoir une vie merdique et compliquée, c’est sûr. Je ne sais pas où j’en serais sinon. J’adore le basket, mais je n’aurais pas fait carrière. Il ne me restait pas beaucoup d’alternative puisque je détestais l’école. On peut dire que la musique m’a sauvé, même si tout cela entraîne aussi des questions que je n’avais pas prévues.
Je voulais revenir sur ce couplet que vous avez enregistré sur une chanson de Big Sean, où vous citez des tas de rappeurs en disant que même si vous les respectez, vous allez les tuer sur disque. Ça a fait beaucoup de bruit dans le milieu du rap et…
[A ce moment, deux managers lèvent la tête de leur smartphone et foncent vers moi :
– Aucune question à ce sujet, c’est clair ?
–- Ce n’est pas une question malveillante, je trouve le couplet enthousiasmant et je…
– Oui mais on en a déjà trop parlé, c’est un vieux truc. Aucune question sur Control (le titre de la chanson, ndlr).
– C’est vraiment une question sur ce qu’est le rap, non ?
– Pas de question à ce sujet s’il vous plaît]
Vous êtes assez complet en termes de rap. Est-ce qu’il y a quelque chose qui vous manque ? Des choses que vous n’arrivez pas à faire ? Y a-t-il un MC que vous regardez comme quelqu’un dont vous n’atteindrez jamais le niveau ?
Eminem me retourne systématiquement. Je ne parle pas de son succès mais de son niveau technique, en tous points excellent. Je parle de sa voix, de sa manière de varier le ton, de faire des mélodies, de changer de flow, et de cette colère qu’il a dans la gorge… Il est assez incroyable.
Vous avez cette versatilité parfois, vous utilisez différentes voix, presque comme s’il y avait plusieurs rappeurs. Est-ce que vous “travaillez” le flow ? Est-ce que vous vous entraînez ?
Je ne travaille pas vraiment, mais je rappe parfois “sous la douche” et même si je ne le considère pas comme tel, c’est une forme d’entraînement. Mais je crois surtout que je passe beaucoup plus de temps en studio que la plupart de mes pairs, depuis très longtemps. J’essaie, je teste, j’enregistre des tas de choses, constamment, depuis que je suis môme. Je cherche à faire sonner ma voix comme un instrument, à composer comme si j’avais une basse ou une guitare à ma disposition pour varier les ambiances.
Vous êtes au sommet de la vague, mais les carrière se défont vite dans le rap. Vous y pensez ?
Je ne me pose pas la question, et je crois qu’aucun rappeur ne se la pose, sinon ça te conduit à entrer dans de la gestion de carrière et c’est mauvais. Et puis je ne connais pas la musique, je ne sais pas ce qu’elle me fera faire dans quelques années. Cependant, il ne faut pas confondre la musique et le succès. Les rappeurs qui n’ont plus de succès arrêtent rarement de faire de la musique, finalement. Commercialement, en revanche, c’est vrai qu’il n’y a pas beaucoup d’artistes de rap qui durent longtemps.
Nas, Eminem, Jay-Z…
Le point commun entre ces rappeurs est qu’ils ont un propos, qu’ils tiennent un discours. Ce n’est pas que du style ou de l’esbroufe. Ce sont des gens qui réfléchissent par eux-mêmes et qui ont donc beaucoup de choses à dire.
Propos recueillis par Thomas Blondeau
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