Le cinéma reste le lieu qui ravive l’aura de Depardieu. Celui où on ne peut que continuer à l’aimer. Article extrait de notre dossier sur Gérard Depardieu.
1. Il est innocent
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La plupart du temps, quand un acteur se compromet avec l’argent, avec des idées débiles ou nauséabondes, ça se voit à l’écran. L’idéologie et les mauvaises habitudes finissent par marquer les traits, les intonations, les gestes, en leur donnant le rictus du cynisme, de la dureté, ou du mépris. Chez Depardieu, jamais. Qui peut citer un seul plan de ses derniers films où l’ombre de la corruption surgirait ? Qui a été écœuré par l’acteur comme il a pu l’être par l’homme ? Il joue, et on oublie tous les mauvais rêves de la vraie vie. Le jeu, au lieu de révéler la nature sociale de l’acteur, lui offre comme une renaissance morale. Et comme tout vrai innocent, il ignore sa propre innocence, n’en joue jamais, serait même surpris de la découvrir sur écran : l’acteur est plus fort que l’homme. Il le sauve des confusions de la vie.
2. Il est émouvant
Moins viril que Delon, moins ténébreux qu’Auteuil, moins élégant que Dussollier, moins grande gueule que Belmondo, moins virtuose qu’Arditi, moins écorché que Dewaere, moins beau que tous ses collègues, Depardieu joue cependant l’homme amoureux comme personne. Qu’il se cogne dans une vitre chez Téchiné (Les temps qui changent), qu’il rougisse face à une femme qui perd sa jupe chez Truffaut (La Femme d’à côté), qu’il défaille face à une jeune fille sauvageonne chez Giannoli (Quand j’étais chanteur), qu’il bafouille son amour chez Ozon (Potiche), qu’il trébuche chez Resnais (Mon oncle d’Amérique), il combine la délicatesse et la balourdise pour aboutir à une grâce paradoxale : celui de l’éléphant qui manierait avec art les tasses de porcelaine.
Depardieu, c’est l’homme qui déclare son amour en se prenant les pieds dans le tapis mais avec un geste délicat de la main, celui qui ne sait pas où fourrer son gros ventre mais bouleverse avec le frémissement de sa voix, celui qui part d’un petit rire bêlant aigu tout en engageant sa vie dans une déclaration. C’est un héritier direct du Jean Gabin des films de Jean Grémillon (Gueule d’amour, 1937), mais un Gabin qui aurait bien vieilli, ne serait pas devenu un patriarche, et aurait gardé, à 60 ans passés, la fièvre d’un éternel jeune prétendant. Et c’est peut-être le plus touchant des acteurs, le seul qui provoque une immense tendresse : Depardieu arrive dans une scène et, immédiatement, on a envie de lui caresser le front pour calmer cette fureur, cette incapacité à savoir vivre qui s’agite en lui.
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3. Il joue comme il respire
La souffrance au travail, connaît pas. Le mérite au travail, connaît pas. Les bla-bla sur l’investissement dans un rôle, et ses abîmes de réflexion afférents, connaît pas. Depardieu arrive sur un plateau, et joue, c’est tout. Dans sa tribune du Monde, Philippe Torreton s’énervait contre sa manière de péter et de téléphoner à tout bout de champ. Oui, c’est de la grossièreté, mais pas que ça. Dans le fond, jouer, pour Depardieu, c’est organique, comme de manger, boire, roter, pisser, pas plus difficile que les fonctions élémentaires d’un corps. Il n’a pas de métier (aucun professionnalisme chez lui), mais comme un instinct vital du jeu. C’est d’ailleurs l’un des rares acteurs qui ont le génie de la panouille. Trop souvent, on distingue la part noble de la part indigne de la carrière d’un acteur, il y aurait les grands films, les grands cinéastes, et puis les navets, les cachetons, les compromissions dans des productions internationales bourrées de fric et hasardeuses. Chez Depardieu, même quand il ne joue que pour l’argent, ça ne se voit pas, et même souvent, c’est rigolo : il y est quand même, même quand il n’y est pas. En Obélix, on aime sa candeur, sa capacité à jouer avec une tresse de chaque côté des joues et un postiche de gros ventre – là où d’autres acteurs ne survivraient pas au pathétique. Comme si la machine à jouer était plus forte que tout et reprenait son ascendant sur les misères privées de l’homme. C’est aussi l’un des rares acteurs qui ont une absence totale de préjugés : si dans la vie Depardieu est prodigue en idées arrêtées sur tout et n’importe quoi, souvent outrancières et versatiles, c’est le seul acteur français qu’on peut imaginer dans n’importe quel rôle, n’importe quelle histoire, n’importe quelle situation scénaristique, aussi biscornue, incongrue, ou déplacée soit-elle. Le seul dont on ne puisse jamais dire : “Je ne le vois pas là-dedans.” Comme si le verrouillage des convictions proférées publiquement ne pesait jamais sur la possibilité des situations : il est crédible en ouvrier, grand bourgeois, prof, parisien, provincial, curé, révolutionnaire, homosexuel, bisexuel, amoureux des femmes, père terrible, père aimant, intello, idiot, de droite, de gauche, un des rares aussi à laisser s’exprimer la part féminine en lui sans aussitôt battre le rappel viril de ce que le mâle doit au mâle. L’acteur le plus libre, c’est lui.
4. C’est l’acteur français par excellence
Le plus absurde dans cette course poursuite internationale où il s’agit d’échapper aux agents du fisc et aux détracteurs, ne serait-ce pas que Depardieu est l’essence même de l’acteur français ? Il réussit même à joindre deux branches antagonistes, la filière des acteurs de l’avant-Nouvelle Vague, aux physiques dérangeants, au jeu outrancier et au lyrisme enténébré (Michel Simon et Harry Baur), et celle des acteurs inventés par la Nouvelle Vague, au charme souvent androgyne, au caractère capricieux et fantasque. Il y a des acteurs qui supportent très bien le vagabondage mondial et trouvent même dans l’adoption de plusieurs langues comme une élégance supplémentaire. Pour Depardieu, impossible, la nationalité française le constitue si profondément qu’il rend tout exil digne d’une farce bananière. Pourquoi l’aimer pour ça ? Mais parce que rendre monumentale à ce point une certaine excentricité française, c’est fort, non ?
Axelle Ropert
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