L’écrivain, éditeur et psychanalyste J.-B. Pontalis est mort il y a deux ans. Ses textes littéraires sont aujourd’hui rassemblés en un volume. L’occasion de (re)plonger dans une œuvre en forme d’aventure intérieure, délicate, hantée et légèrement en marge.
Deux années se sont écoulées depuis la mort, le 15 janvier 2013, de J.-B. Pontalis, le jour de ses 89 ans. Deux années seulement. Sûrement trop peu de temps pour évaluer la trace que cette figure intellectuelle discrète et élégante a laissée. Est-il d’ailleurs seulement possible de fixer en une unique image ou en quelques mots définitifs l’empreinte d’un homme qui a toujours préféré l’indéterminé et le vacillement à l’immuable, au statufié ?
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Ecrivain et psychanalyste (Perec fut l’un de ses patients), auteur et éditeur, élève de Sartre autant que de Lacan, Pontalis a toute sa vie cultivé un goût prononcé pour la mobilité, pour cette labilité propre au monde du rêve et de la libre association. Il n’a cessé d’affirmer son choix de ne pas choisir, son refus de l’enfermement. La collection qu’il dirigeait chez Gallimard ne s’appelait-elle pas “L’un et l’autre” ? Dans L’Amour des commencements, il écrit ainsi : “Je revendique pour tout un chacun non le refuge dans l’ininterprétable mais un territoire, aux frontières mouvantes, de l’ininterprété.”
C’est ce territoire en perpétuelle recomposition qu’il a arpenté de livre en livre. Rassemblées en un même volume, ses œuvres littéraires – principalement des récits, mais aussi des textes consacrés à Henry James, Virginia Woolf, Paul Valéry, Joseph Conrad ou encore des entretiens – esquissent les contours forcément imprécis de ce que fut pour Pontalis le lieu de l’écriture, une terre étrangère que les titres de ses livres suffisent à cartographier : L’Enfant des limbes, En marge des jours, Traversée des ombres, Le Dormeur éveillé, Le Songe de Monomotapa…
Une formation partagée entre deux figures tutélaires : Sartre et Lacan
Lire Pontalis, c’est s’aventurer dans les marges et les replis, dans des espaces intermédiaires et incertains, entre rêve et réel, entre souvenir et fiction, entre mélancolie et légèreté. Dans son antre/entre. “Combien de fois m’a-t-on fait remarquer que le mot entre figurait dans les titres et les chapitres de mes livres, au point de faire de moi un ‘spécialiste de l’entre-deux’”, note-t-il dans Le Dormeur éveillé.
Cela tient en grande partie à ses années d’apprentissage et à sa formation intellectuelle, partagées entre deux figures tutélaires : Sartre et Lacan. Pontalis évoque ces deux “maîtres” aux conceptions a priori inconciliables dans nombre de ses livres, notamment dans L’Amour des commencements, texte sur son rapport conflictuel au langage. Tout d’abord Sartre, qui fut son professeur au lycée et l’arracha “sans ménagement à cette aimable torpeur, à cette confiance lisse”, révolution intérieure qui l’amena à décrocher aussi sec le portrait de Pétain dans la salle de classe. De l’auteur des Mots, il dit encore : “J’en fis quelque chose comme mon dieu.” Puis vint Lacan, le séminaire et l’immersion en “Lacanie” : “Avec Lacan, la pensée paraissait toujours se déployer hors sujet, décrire une spirale infinie dont on hésitait à décider si elle nous éloignait ou nous approchait du centre.”
Ecrire, pour Pontalis, fut une façon de se déprendre de ces deux influences écrasantes – auxquelles il convient d’ajouter Merleau-Ponty. Un moyen de trouver sa propre voix. Il formule cette quête de soi par l’écriture dans En marge des jours : “Si écrire c’était vouloir retrouver ce temps, au sortir de l’enfance, où, fébrilement, répétitivement, on se cherchait une signature, essayant celle-ci puis celle-là sur une feuille de papier : une signature qui marquerait à jamais notre identité dans ce temps où elle était si incertaine. Comment l’assurer sinon après mille essais en trouvant sa signature, une marque qui ne serait qu’à soi ?”
Un style délicat, parfois modianesque, qui s’épurera avec les années
Peut-être est-ce pour assouvir son besoin de s’affirmer qu’il a privilégié le “je”, le récit plutôt que le roman. Au mot d’autobiographie, il préférait celui d’“autographie”, comme il l’explique dans L’Amour des commencements : “Autobiographie ? Certes, ce livre peut être classé, pour les amateurs de ‘genres’, sous cette rubrique. (…) Mais c’est une autobiographie, d’une part ignorante de la chronologie, d’autre part bien partielle : des pans entiers de ma vie n’y sont pas évoqués, même allusivement. ‘Auto’, assurément, mais non ‘biographie’ : une ‘autographie’, si l’on veut, une graphie de soi qui crée un je par l’écrit.”
C’est un “je” qui prend forme par petites touches. Les livres de Pontalis se composent de fragments, courts chapitres qui se succèdent souvent sans linéarité apparente, semblables en cela à la parole qui s’envole du divan. Des images, des souvenirs, des instants, remémorés dans un style délicat, parfois modianesque (Un homme disparaît), qui s’épurera avec les années. Apparaissent les femmes aimées (Elles) ; la figure du père adoré, emporté par une péritonite quand Pontalis avait 9 ans ; celles de la mère mutique et du frère avec qui les relations furent houleuses (Frère du précédent).
A ces évocations s’entrelacent des questionnements sur le langage, sur les rapports entre psychanalyse et écriture : “L’analyse ou la fin du romanesque et, parfois, le commencement de l’écriture” (Fenêtres). Pour cette raison, il est pertinent d’avoir rassemblé dans ce volume les récits et des textes sur la psychanalyse, tant les deux pratiques sont liées chez Pontalis, même s’il théorise peu leur relation. Il interroge plus qu’il n’affirme, laisse le sens en suspens, flottant dans les blancs entre les fragments. C’est dans ces interstices, ces creux, que réside son empreinte. Dans L’Enfant des limbes, il écrit : “J’aimerais ne jamais cesser de venir au monde.” Chacun de ses livres fut pour lui une façon de renaître.
J.-B. Pontalis – Œuvres littéraires (Quarto Gallimard), édition de Martine Bacherich, introduction d’Antoine Billot et Vincent Delecroix, 1344 pages, 32 €
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