Narjis Shabaan Ahmed, 22 ans, rêve que son mari n’ait jamais rejoint l’État islamique. “Il avait ses idées de jihad dans la tête”, soupire-t-elle. Elle était mariée depuis deux mois avec Ibrahim, jeune étudiant en islam, lorsque le groupe terroriste a pris le contrôle de leur village du district de Shirqat, dans la vallée du Tigre. C’était en juin 2014 […]
En Irak, de nombreuses épouses de membres de l’organisation Etat islamique se retrouvent seules à attendre leurs maris qui ne reviendront probablement jamais. Dans cette ère post-Daech, elles occupent une position aussi vulnérable que trouble.
Narjis Shabaan Ahmed, 22 ans, rêve que son mari n’ait jamais rejoint l’État islamique. “Il avait ses idées de jihad dans la tête”, soupire-t-elle. Elle était mariée depuis deux mois avec Ibrahim, jeune étudiant en islam, lorsque le groupe terroriste a pris le contrôle de leur village du district de Shirqat, dans la vallée du Tigre. C’était en juin 2014 et le couple n’avait même pas eu le temps d’enregistrer administrativement la cérémonie religieuse.
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A cause de cette union, elle est détenue avec sa mère depuis janvier 2017 dans le camp de Shahama, en bordure de Tikrit, à 200 kilomètres au nord de Bagdad.
Arrestations arbitraires
Nous sommes en juin 2017, il fait une chaleur étouffante et la jeune femme jeûne pour le ramadan. Comme deux cents autres proches de Daech, elle est parquée dans ce camp de tentes sans savoir quand elle pourra en sortir. L’aide humanitaire se fait rare.
Les miliciens locaux des Hachd al-Chaabi, forces paramilitaires aujourd’hui incorporées à l’armée irakienne, ont procédé à ces arrestations arbitraires pour nettoyer les villages avoisinants de tous ceux qu’ils estiment trop proches de l’ennemi.
“Mon mari me manque. Je ne sais pas s’il est vivant”
A Shahama, Narjis s’est liée d’amitié avec Kawzhar Youssif Hamad, une autre épouse d’un membre de Daech, emprisonnée avec ses jeunes enfants. Entre leurs deux tentes, elles ont tiré une toile cirée afin de passer leurs journées à l’ombre.
“Les soldats ont dynamité ma maison”, se souvient Kawzhar. Quand on les questionne sur la vie sous l’Etat islamique, les jeunes femmes se montrent peu disertes. “Nos maris ne nous disaient rien de ce qu’ils faisaient, esquivent les amies. Ils travaillaient parfois aux checkpoints ou à la station-service.”
Elles nous apprennent qu’ils sont à Mossoul – à l’époque, la ville est toujours en partie sous occupation – mais assurent qu’ils ne combattent pas. “Mon mari me manque. Je ne sais pas s’il est vivant”, souffle Narjis.
Les soldats proposent aux détenues d’être libérées si elles se marient avec eux
Des épouses seules à attendre le retour de leurs maris comme Narjis et Kawzhar, il y en a beaucoup d’autres. “Sur le plan juridique, ces femmes ne risquent pas de charges criminelles. Elles n’ont rien fait et il n’y a aucune raison de les sanctionner”, observe Belkis Wille, enquêtrice pour Human Rights Watch.
Mais si être mariée à un membre de Daech n’est pas un crime, leur degré d’implication est difficile à juger du fait même des préceptes idéologiques de l’EI. Le proto-Etat leur demandait de livrer un “jihad sans combattre”*. Comprendre : veiller avant tout au repos des hommes et élever la nouvelle génération de combattants.
Dans un Algeco, une ONG locale vient tout juste d’ouvrir un espace d’écoute pour les femmes. Maha Abid Al-Kareem, assistante sociale nouvellement en poste à Shahama, s’attend à recevoir des victimes de harcèlement sexuel : “Un gardien peut leur promettre par exemple de sortir ou d’avoir de la nourriture si elles font certaines choses.” Pour Narjis et Kawzhar, c’est hors de question : “Même si on était dans le désert, on préférerait se marier avec un chien plutôt qu’avec eux.”
S’inventer une nouvelle identité
Alors, pour éviter tout risque de persécution, les épouses ayant pu fuir à temps les territoires de l’EI se cachent. Et si besoin, elles n’hésitent pas à s’inventer une nouvelle identité.
Au printemps, nous rencontrions deux sœurs vivant terrées dans un appartement d’une banlieue pauvre de Mossoul Est. A l’époque, la ville est toujours coupée en deux. La rive asiatique du Tigre a été reprise par les forces gouvernementales depuis le début de l’année.
Mais de l’autre côté du fleuve, les combats contre l’Etat islamique se poursuivent. De fréquents bruits d’explosions viennent le rappeler. Une assistante sociale d’une ONG travaillant auprès des femmes de Mossoul nous indique discrètement l’appartement situé au rez-de-chaussée d’un bloc de béton entouré de déchets. “Là-bas, les gens du quartier disent que ce sont des femmes de jihadistes”, nous souffle-t-elle, tout en refusant de nous accompagner plus loin, tétanisée.
“C’est comme si la vie s’était arrêtée sous l’EI !” Zaynab
Derrière la porte, il y a Zaynab, 32 ans, Rabab, 31 ans, et aussi leur mère, Ayman Abdollah, qui reste discrète. Elles nous font asseoir dans leur salon quasiment vide. Leurs onze enfants viennent nous rejoindre en demi-cercle pour écouter.
Rabab, le visage voilé de mauve, prend sur ses genoux l’une de ses filles pour lui faire des tresses. La petite porte un T-shirt “Love Me Love” et il y a une serviette de bain Minnie Mouse en train de sécher sur une porte.
Face à nos questions, les femmes nient d’abord tout lien avec les jihadistes. “Mon mari travaillait dans le bâtiment mais il a été au chômage sous l’Etat islamique. Il a passé tout son temps à la maison”, entame Rabab. “Le mien aussi avait perdu son emploi”, renchérit Zaynab, qui se présente comme l’épouse d’un charpentier. “C’est comme si la vie s’était arrêtée sous l’EI !”
L’histoire devient de plus en plus confuse
Pourquoi se retrouvent-elles seules ? Rabab raconte avoir été forcée de fuir lorsque les opérations pour reprendre son quartier ont démarré. “Mon mari s’était absenté pour faire des courses”, prétexte-t-elle. A mesure que la conversation avance, l’histoire devient de plus en plus confuse.
Au bout d’une vingtaine de minutes, la grande sœur s’inquiète : “Qu’est-ce que l’on risque à vous parler dans le cas où on aurait été proche de l’Etat islamique ?” Son corps tremble. Nous lui assurons que nous ne sommes pas de la police, que nous ne la jugerons pas et qu’on veut seulement écouter son histoire. La vraie. Elle éclate en sanglots : “La vérité, c’est que mon mari a travaillé pour Daech parce qu’on avait faim.”
L’une certifie que le sien gardait les checkpoints, l’autre qu’il était vigile de nuit. “Ils n’ont jamais tué ou torturé”, insistent-elles. Pour ces petites mains de l’Etat islamique, les salaires s’élevaient, d’après leurs épouses, à 250 000 et 300 000 dinars irakiens (180 et 215 euros), selon le nombre d’enfants présents dans le foyer.
Comme beaucoup d’autres Mossouliottes, ces femmes avouent avoir accueilli avec un certain intérêt, presque de l’enthousiasme, l’arrivée des jihadistes en juin 2014.
“Avant eux, la situation était tellement mauvaise que nous nous sommes dit que la vie deviendrait meilleure, se souviennent-elles. Mais on a compris qu’ils allaient seulement tout détruire.” Alors, quand le mari de Rabab lui a annoncé vouloir les rejoindre, elle affirme s’y être opposée. “Il m’a menacée de divorcer si je ne l’acceptais pas”, poursuit-elle.
Sa petite sœur estime que Daech “a lavé son cerveau”. Rabab serait toujours en contact avec lui par téléphone. Il se cacherait pour éviter de se battre. L’information est impossible à vérifier et les sœurs n’ont de toute façon aucun intérêt à révéler que leurs maris ont pris les armes. “Je n’ai jamais raconté cette histoire à quiconque, conclut l’aînée. J’ai peur pour mes enfants. Tellement peur. Il y a deux jours, j’ai voulu me tuer parce que personne ne veut de nous ou même nous parler. Nous n’avons plus de maison. Cet appartement n’est pas à nous, c’est un oncle qui nous a autorisés à y rester pour un mois, pas plus.” Dans les territoires reconquis, les risques de vendetta sont prégnants et il vaut mieux éviter tout contact avec ceux qui ont un lien avec l’EI.
Trois ans sans preuve de vie
Pour le moment, les sœurs indiquent subsister grâce à la maigre pension que perçoit la grand-mère, 100 000 dinars irakiens (70 euros). Si leurs maris ne reviennent jamais, leur situation risque de se compliquer.
Elles ne pourront pas être éligibles à l’aide financière d’un million de dinars (720 euros) allouée par l’Etat irakien à chaque famille de déplacés. Pour cela, il faudrait qu’elles puissent obtenir un certificat prouvant que leurs maris sont portés disparus.
D’après Mariwan Omer, avocat pour Qandil, une ONG apportant un soutien juridique aux déplacés, il faut attendre trois ans sans preuve de vie pour qu’un tribunal délivre ce document.
Casse-tête administratif
L’autre option serait le divorce, mais si l’homme est porté disparu, il faut alors patienter deux années selon la loi irakienne, et un an selon celle du Kurdistan irakien, avant que le tribunal n’édite le papier du divorce.
Et dans tous les cas, si les autorités apprennent que ces femmes ont un lien avec l’EI, toute subvention leur sera automatiquement refusée. “En attendant, elles ne perçoivent probablement aucun revenu puisque ce n’est pas dans la tradition que les femmes travaillent”, analyse Hildur Gudbjornsdottir, cheffe de projet pour Qandil. L’ONG espère que l’Etat irakien va adapter sa législation à ces nouveaux cas de figure.
Système de recrutement
L’organisation arpente les camps pour résoudre au cas par cas l’immense casse-tête administratif provoqué par la guerre. Les équipes mobiles de Qandil viennent d’identifier une épouse de Daech. “Son mari a rejoint l’EI parce qu’ils étaient très pauvres”, nous prévient-on.
Fatima (le prénom a été modifié) nous reçoit sous sa tente, au camp de Hassansham, à une trentaine de kilomètres à l’est de Mossoul. Nous sommes en juin. Le repas pour rompre le jeûne cuit sur un réchaud dans un coin. Une odeur de kérosène imprègne l’atmosphère. Le mari de Fatima est en prison, sans contact avec sa famille, après s’être rendu aux Asayish, services de renseignements du Kurdistan irakien.
L’interview, qui dure près de trois heures, documente avec une rare précision les rouages du système de recrutement instauré par les jihadistes. On apprend que chaque homme ayant signé son ralliement suivait un entraînement militaire pour prendre les armes le moment venu – une information que les autres femmes avaient omis de communiquer.
Situation très précaire
“Quand Daech a pris le contrôle de Mossoul, ils ont dit aux gens qu’ils allaient démarrer un nouveau pays où tout serait bien, en paix. Nous étions heureux quand nous avons entendu cela”, partage-t-elle.
A l’époque, son mari touchait 50 000 dinars mensuels (35 euros), avec un logement de fonction, pour son travail de gardien. Il s’est ensuite retrouvé au chômage, plongeant la famille dans une situation très précaire.
“Au bout de neuf mois, Daech a ouvert un bureau pour que les gens cherchant un travail viennent s’y inscrire”, explique-t-elle. Ce “pôle emploi” se tenait dans les mosquées.
D’après elle, les inscrits signaient dans la foulée leur adhésion à l’Etat islamique et s’engageaient à effectuer un entraînement militaire dans un lieu secret.
A 15 ans, il s’est enrôlé
Le mari de Fatima y aurait échappé parce qu’il avait servi du temps de Saddam Hussein. “Il savait déjà manier une arme”, justifie sa femme. Il obtient un nouveau poste de gardien dans une banque et gagne désormais 300 000 dinars irakiens (215 euros).
La famille avait un intérêt financier évident à signer son ralliement. D’autant plus que les emplois dans le privé étaient fortement taxés. Un cousin de Fatima, assis à ses côtés, raconte qu’il était propriétaire d’une petite boutique. Des agents de l’EI sont venus en mesurer la surface et ont estimé qu’il devait leur reverser chaque mois 300 000 dinars d’impôts (215 euros). “Il y avait beaucoup de familles qui rejoignaient Daech pour la même raison : avoir un travail et vivre”, confirme cet homme.
Fatima reprend la parole. Son fils, âgé de 15 ans, s’est aussi enrôlé. Il est parti deux mois dans ce camp militaire. Pour garder l’emplacement secret, on lui aurait bandé les yeux pendant le trajet. “Il avait vu ses amis porter de beaux vêtements. Il les a suivis pour le salaire, 60 000 dinars (43 euros), mais il n’a jamais eu l’intention de commettre des violences”, prétend Fatima.
Des années qu’elle avait choisi de porter le niqab
Malgré tout, pour elle, “la vie était normale” sous l’EI. Cela faisait déjà des années qu’elle avait choisi de porter le niqab. Elle se définit plus pratiquante que son mari – “On s’est déjà disputés parce que je le réveillais tous les matins pour qu’il fasse bien sa prière.”
Quand on lui parle des atrocités commises par Daech, elle prétend n’en rien savoir. Que pense-t-elle par exemple des lapidations ? La question la met mal à l’aise et elle détourne la réponse : “Je n’accepterais pas que cela arrive en face de moi.”
Dans la tente, il y a quelques sacs d’affaires entassés. Le niqab de Fatima est rangé dedans. Elle attend que la situation extérieure se calme pour le ressortir.
“Les mordeuses”
Pour veiller à ce que les femmes respectent bien le code vestimentaire imposé par l’EI – à savoir le port du voile intégral, mains et regard compris, la hisba –, la police islamique patrouillait dans les rues pour punir les contrevenantes.
Dans ses rangs, la brigade Al-Khanssa était composée uniquement de femmes, en partie irakiennes, en partie étrangères (de France, de Grande-Bretagne, de Tunisie, de Russie…). On les surnomme “les mordeuses” parce que c’était l’un des sévices qu’elles infligeaient, avec une pince en fer, une mâchoire métallique ou à pleines dents.
Au centre pénitentiaire d’Erbil, la capitale du Kurdistan irakien où sont réfugiés une grosse partie des déplacés, la directrice indique la présence de vingt-sept femmes terroristes, dont deux seulement ont déjà été jugées. “Elles viennent de Mossoul et de Kirkourk”, avance-t-elle. Puis elle vante les mérites de leur “programme de réhabilitation” à base d’atelier de couture et d’entretiens avec des psychiatres mais nous refuse toute visite, sous le prétexte que les détenues auraient lancé une pétition pour interdire d’elles-mêmes la visite de journalistes.
Du temps de Daech, il y avait aussi des cas de femmes mariées de force avec des jihadistes. C’est l’histoire de Dunya, jeune fille de 20 ans à la silhouette frêle (dont le prénom a été modifié). Nous la rencontrons dans le camp de Khazer, à une dizaine de minutes en voiture de celui de Hassansham.
Quand elle parle, il faut tendre l’oreille. Mais on sent qu’elle dissimule une colère sourde. “Je suis un être vivant sans âme, je fais juste semblant de vivre”, confie-t-elle. Il y a un an, son père a été assassiné sous ses yeux par Daech. C’était un officier de police irakien.
Ce corps de métier, ainsi que les militaires travaillant pour Bagdad ont été persécutés pendant le règne des jihadistes. “Ma mère est restée mutique, elle pleurait. Moi, je n’ai pas accepté. Je les ai insultés, je leur ai dit que ce qu’ils faisaient n’avait rien à voir avec la religion.” Le chef, Mahar, 35 ans, lui a alors lancé : “Très bien, si c’est ce que tu nous dis, tu viens avec moi.”
Elle reste terrorisée
Quelques jours après, il se mariait de force avec elle et la violait plusieurs fois. La première épouse s’occupait pendant ce temps-là de la cuisine. “Elle me battait et cela me provoque encore des douleurs au dos”, ajoute Dunya. Son calvaire a pris fin lorsqu’un soldat kurde, un peshmerga, l’a retrouvée.
Aujourd’hui, elle vit avec sa mère sous une tente mais elle reste terrorisée par les cellules dormantes de Daech. Son “mari”, qui a été haut placé dans la hiérarchie de l’EI, est aujourd’hui réfugié en Turquie.
Il connaît son numéro et l’a harcelée par téléphone, avant de communiquer son contact à d’autres femmes déplacées dans les camps. “Vous ne l’imaginez pas, mais l’EI a toujours un fort réseau de gens travaillant pour eux, parfois pour de l’argent, parfois par idéologie”, affirme la jeune fille. Si le mariage n’a pas de valeur juridique, le traumatisme va nécessiter des années pour être surmonté. “J’ai des troubles de la mémoire, je suis dépressive et je prends des médicaments. J’ai la haine contre l’EI et dès que je vois quelqu’un les soutenant, je dois vraiment me contrôler parce que j’ai envie de tuer”, termine-t-elle avant de retrouver sa mère.
De retour au camp-prison de Shahama, Nijood Hmood Hawja, la mère de Narjis, se résigne doucement à l’idée que son gendre ne revienne peut-être jamais. S’il est hors de question que sa fille réponde aux avances des soldats, Nijood prévient : “Elle a besoin que quelqu’un prenne soin d’elle. Je la marierai à quelqu’un d’autre.” Mais Narjis ne veut pas en entendre parler. Elle rétorque : “Ce n’est pas à toi de le décider. Si tu fais ça, je te coupe en morceaux.”
* “Un jihad sans combattre” est le titre d’un article consacré à la place des femmes sous le califat, dans le numéro 11 de Dabiq, le magazine de l’EI.
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