Une construction en Kapla animée débouche dans une scène de nudité frontale puis sur un envoûtant enchaînement de champs/contrechamps qui rappelle les pires heures des soap-opéras de l’après-midi. Ça pourrait être une adaptation de Fort Boyard par HBO, Les Feux de l’amour avec des dragons ou Les Rois maudits sans Jeanne Moreau. Game of Thrones (GoT) est assez facile à caricaturer, un peu plus difficile à résumer. C’est […]
Et si Game of Thrones marquait en fait le retour des Feux de l’amour en version érotico-gore ? Pour l’auteur de La Théorie de l’information et du Grand Paris, pas de doute : GoT est un prolongement du soap-opéra.
Une construction en Kapla animée débouche dans une scène de nudité frontale puis sur un envoûtant enchaînement de champs/contrechamps qui rappelle les pires heures des soap-opéras de l’après-midi. Ça pourrait être une adaptation de Fort Boyard par HBO, Les Feux de l’amour avec des dragons ou Les Rois maudits sans Jeanne Moreau. Game of Thrones (GoT) est assez facile à caricaturer, un peu plus difficile à résumer. C’est souvent assez sentencieux.
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Ça pourrait même être une série politique française, adaptée d’un recueil de confessions : les hommes de pouvoir sont bavards, à Westeros comme à Washington, à Angoulême comme à Meereen. Le charme de la série est indéfinissable. Ce n’est jamais désagréable à regarder : les scènes de nudité et les climax – en général des scènes de meurtre – sont trop nombreux pour qu’on puisse laisser passer un épisode.
Les acteurs, parfois très mauvais, sont toujours attachants : il y a une prime à la durée et on finit même, au bout d’un moment, par pardonner à Jaime Lannister, un peu cabot, un peu incestueux et un peu capable de défenestrer des enfants. C’est une série qui rend assez bienveillant. Mais qu’est-ce que c’est exactement comme spectacle ?
Ce n’est pas une bonne série. C’est un événement culturel majeur.
“On n’est pas ici sur la ligne de crête du spectacle exigeant”
La chose rappelle Star Wars : pas un excellent film, plutôt en retrait par rapport à la SF de son temps, une pure série B, attachante et légère.
Game of Thrones, c’est exactement cela. On n’est pas ici sur la ligne de crête du spectacle exigeant. On dévale en hurlant, en minishort de cuir ou en plaid Ikea, les pentes de la pop culture. Aucune ironie pourtant. Derrière, il y a tout un monde de remontée mécanique excessivement sérieux. Ces trois minutes de surf en GoPro vous ont été offertes par la Compagnie des Alpes, le leader européen de la ludification de la montagne. Ces quarante-sept minutes de barbarie vous ont été offertes par HBO.
Après une décennie artistique un peu crispante, pompeusement appelée “âge d’or des séries”, Game of Thrones ramène poliment son spectateur dans la vallée du spectacle pop. Oui, il y a du soap dans GoT, et cette façon de mener de front une pâle orgie de boucles narratives, éclatées en autant de personnages, rappelle bien Les Feux de l’amour, ce robinet séminal de la série télé tournant là-bas, autour de l’adamantin Victor Newman, le patriarche de Genoa City, comme il tourne ici autour du trône de fer de Port-Réal. Et ces dragons rappellent Kitt, la voiture parlante de K 2000, comme la redoutable Brienne de Torth évoque Xena la guerrière, ou l’ingénieux Tyrion Lannister l’inépuisable MacGyver.
Est-il permis d’écrire qu’on préfère Aiden Gillen comme fin politique dans son rôle de Littlefinger, plutôt que dans celui de Thomas Carcetti dans la saison 4 de The Wire ? Game of Thrones est une série décontractée. D’ailleurs ce n’est pas Game of Thrones qu’on regarde. Ce qu’on regarde, c’est une planète qui regarde Game of Thrones. La gestion paranoïaque de spoiler prévaut largement sur l’intrigue. Le spectacle n’est plus depuis longtemps dans la série, mais dans le fait qu’on lui ait attribué le statut de “série officielle de notre temps”.
“GoT ne raconte plus rien depuis longtemps”
On pourrait être tenté, alors, d’y voir un miroir de l’époque. De voir dans Cersei, Donald Trump, ou al-Baghdadi dans le Grand Moineau. Oui, incontestablement, les scénaristes de GoT font leur travail. Et ce d’autant plus que George R.R. Martin n’arrive plus à suivre le rythme. Mais tout cela est secondaire.
La vérité – et elle est ou bien catastrophique ou bien particulièrement jouissive –, c’est que GoT ne raconte plus rien depuis longtemps. Game of Thrones est devenu trop gros pour avoir encore quelque chose à dire. Même en tuant un personnage par semaine, il y en aurait encore pour des années. C’est devenu un énorme machin dans lequel des entités se déplacent.
Notre époque foncièrement baroque s’est massivement détournée des séries de l’âge classique, qui n’intéressent plus personne. Le “retour du récit”, les séries comme solution miracle au problème du “grand roman américain”, les séries comme “nouvel Hollywood” : c’est fini tout ça. Cette terre promise esthétique ne verra pas le jour.
“On pensait tenir là l’avenir du cinéma, et ce ne serait que la version améliorée du musée Grévin”
Il y aura à la place des champs/contrechamps interminables, de la nudité frontale et des grandes scènes de tuerie. Le peintre Gérôme a dépassé le maître David. C’est pompier et irregardable, mais c’est ce qui marche au Salon. Cela doit bien posséder une valeur intrinsèque.
Une valeur qui pourrait être, après le choc et l’effroi esthétique de l’âge classique, la seule décontraction. Les séries seraient redevenues mineures et très plaisantes à voir. On pensait tenir là l’avenir du cinéma, et ce ne serait que la version améliorée du musée Grévin : plein de monde, pas toujours très bien fait et dans des mises en scène un peu farfelues.
Et pour ceux qui trouveraient cela un peu plat, comme il existe dans GoT un au-delà du mur, un réservoir narratif gothique – au cas où les scènes de nudité et les champs/contrechamps tourneraient un peu à vide –, il existe au musée Grévin une salle un peu métaphysique, sorte de gros kaléidoscope au plancher tournant et aux décors mobiles. Un pur effet spécial de niveau Belle Epoque. J’y suis allé enfant, j’y suis retourné récemment : c’est exactement le niveau d’enchantement – celui d’un art forain amélioré, d’un cinéma sans surmoi esthétique – qu’on attend, je crois, de Game of Thrones.
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