Le film percutant d’Erwin Wagenhofer, Let’s Make Money, analyse les dysfonctionnements du système financier qui ont abouti à la crise actuelle.
Vous avez entrepris Let’s Make Money avant la crise, contredisant le discours qui affirme que cette crise était imprévisible.
Je ne suis ni prophète ni spécialiste financier. N’importe qui pouvait se douter qu’il y avait un gros problème dans le système financier mondial. Si une banque vous promet des taux mirobolants alors que la croissance est de 2 %, on se doute que quelque chose cloche. Ce système peut fonctionner un temps, mais sur une certaine durée, ça mène obligatoirement au krach.
Pourquoi les hauts responsables politiques et financiers n’ont-ils rien fait sachant que ce krach était prévisible et qu’ils en subiraient aussi les conséquences ?
On ne prévoyait pas l’ampleur de la crise. Il y avait déjà eu des krachs, comme en Argentine au début des années 2000, mais on avait pu y remédier à chaque fois. Le néolibéralisme fonctionnait sur l’idée d’une assurance tous risques et gratuite : la société, l’ensemble des contribuables, paierait en cas de dégâts. Et puis, il y avait ce grand mensonge du marché “libre”. Or il y a seulement des multinationales qui dominent le marché. Si un homme comme Bill Gates maîtrise 95 % du marché de l’informatique, où est la liberté ? Le patron de Nestlé passe ses journées à surveiller les entreprises qui innovent dans son secteur : soit il les rachète, soit il les détruit. Ce que j’ai montré dans We Feed the World. C’est ça, le marché “libre” ?
Le point de départ de notre crise et de la dérégulation est-il cette fameuse réunion confidentielle des financiers au mont Pèlerin, audessus de Lausanne, au début des années Reagan-Thatcher ?
Oui. Avant, prévalait en Europe ce qu’on appelle l’économie sociale de marché. Puis à partir de Thatcher et Reagan, on est devenus un peu fous en détruisant toutes les règles. C’est le problème principal. Le second problème, c’est que l’économie se fonde sur une obligation de croissance perpétuelle. Mais nous n’avons plus besoin de croissance en Europe ! Nous avons tout et notre population diminue. Ce géant vieillissant devrait croître encore ?
C’est une crise du libéralisme, du capitalisme ou de l’économie de marché ?
C’est avant tout une crise du déséquilibre entre la finance et le contrôle politique au profit de la première. La vie en commun ne fonctionne pas sans règles. Ma banque à Vienne va me dire “pourquoi ne pas investir dans l’immobilier ?”. C’est bien, l’immobilier, ce n’est pas la drogue, ce n’est pas criminel. Comme des millions d’épargnants ordinaires, je vais dire “bon, va pour l’immobilier”, en espérant améliorer mes économies, ma retraite, etc. Mais je n’ai pas la moindre idée de ce que va être mon investissement immobilier. A un autre coin du monde, les Espagnols par exemple vont se dire “super, l’afflux de capitaux crée de l’emploi.” A l’arrivée, on a cette tumeur en béton qui défigure les côtes espagnoles. Qui est responsable ? Personne en particulier, c’est le système. Et il déconne à cause des politiques qui ont éradiqué les règles. Supposez que l’on supprime les feux rouges et la limitation de vitesse dans les villes, les voitures puissantes s’imposeront et les risques d’accident augmenteront considérablement. C’est ce qui s’est passé dans l’économie et la finance.
Que répondez-vous à ceux qui disent que le libéralisme a aussi eu des vertus en sortant les populations des pays émergeants de la misère ?
Prenons la Chine. Oui, une petite partie de la population a accédé à la classe moyenne. Mais la famine a aussi augmenté. L’amélioration ne concerne qu’une minorité. C’est vrai que les PIB de l’Inde ou du Brésil ont nettement augmenté, mais la majorité des fruits de ces augmentations va chez nous. Une classe moyenne a certes émergé dans ces pays mais, en même temps, le coût de la survie a encore augmenté pour les plus pauvres. A Rio, on construit des murs pour séparer les quartiers riches des quartiers pauvres. Au Brésil, Nestlé détient le monopole de l’alimentation enfantine, des produits laitiers et chocolatiers et de l’eau. Les matières premières (eau, cacao…) viennent du Brésil, la force de travail est brésilienne, et à la fin de l’année, la Banque du Brésil convertit les immenses profits de Nestlé en dollars et la majorité de ces dollars retournent en Suisse. C’est pareil avec l’or du Ghana : la Suisse touche 97% de la valeur, le Ghana 3%. L’Afrique est le continent le plus riche en matières premières et le plus pauvre financièrement. La Suisse est un des pays les plus riches et n’a pas de matières premières. Pouvez-vous expliquer ce paradoxe ? Voilà un résumé de la mondialisation économique et financière sans régulation politique.
Vos films s’intitulent “We” Feed the World, Let “Us” Make Money. Pourquoi le “nous” ?
Parce que je pointe des systèmes dont nous sommes tous responsables à notre niveau. Personne ne désire vraiment détruire la planète ou appauvrir d’autres populations. Mais chacun veut élever son niveau de vie, consommer des biens. Moi-même je ne suis pas un “gentil”, j’ai une voiture, des assurances, quelques économies placées… Je ne dénonce pas un coupable, car je suis aussi responsable, vous aussi, nous tous, en tant que rouages d’un système. C’est la différence entre moi et Michael Moore.
Que pensez-vous des mesures énoncées par le G20 ?
Elles vont dans le bon sens mais ce sont des déclarations d’intention. La déclaration la plus concrète concerne la remise en route de la croissance économique. La croissance est nécessaire en Afrique, mais pas en Occident. La problématique centrale, non abordée au G20, c’est comment maintenir notre richesse (maintenir, pas augmenter) et comment la redistribuer plus équitablement. Bill Gates est plus riche que tous les pays d’Afrique subsaharienne réunis (excepté l’Afrique du Sud) !