Blue Note, Motown, Island ou Warp, de nombreux labels d’exception fêtent cette année leurs anniversaires. Si le disque disparaît, les labels disparaîtront avec lui, et c’est tout un attachement à la musique via ses places fortes qui n’aura plus de raison d’être. Il n’y aura alors plus rien à fêter.
Cette année, Blue Note célèbre ses 70 ans, Motown ses 60 ans, Island ses 50, ECM ses 40 bougies et Warp ses 20 printemps, tout comme Soul Jazz Records. Cela fait également 30 ans que les premières secousses de Two-Tone, le label des Specials, ont fait trembler l’Angleterre, et cela fait 10 ans que les Français de Fargo ont apporté une pierre essentielle à la découverte d’un Americana contemporain. L’an dernier, on fêtait en plus ou moins grandes pompes les anniversaires de Rough Trade, de Factory ou de Sub Pop.
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Ces noms ne sont pas de simples logos apposés en bas d’une pochette de disque ou relégués à une lilliputienne mention au dos d’un CD. Ce ne sont pas non plus seulement des centaines de disques qui ont bouleversé en profondeur le cours de la musique, chacun à leur manière et à leur époque, mais ce sont des manifestes, esthétiques et parfois politiques, des entreprises de plus ou moins grandes tailles qui chacune à leur façon ont proposé une vision, un son, une image qui le mélomane averti ne saurait confondre avec aucune autre. Tous ces labels incarnent des balises essentielles dans ce grand rallye aventureux qu’est la découverte de la musique, qui sans elles ressemblerait souvent à un labyrinthe impraticable ou peut-être à une plaine aride et infertile.
Ils ont au fil du temps fourni l’engrais vital à la croissance du désir, sans lequel la musique ne serait qu’une pâle suite de notes sans histoires ni chair, et servi souvent de sésame pour pénétrer à l’intérieur d’un genre, d’une famille, d’une école ou d’une époque. Ils sont presque toujours la marque visible de l’obstination d’un seul homme – Berry Gordy chez Motown, Chris Blackwell chez Island, Manfred Eicher chez ECM, Geoff Travis chez Rough Trade ou Tony Wilson chez Factory – à vouloir défier l’ordinaire en lui opposant l’exception, à construire à partir de rien et parfois sans moyen de véritables cathédrales où le culte de la musique se pratique et se transmet, où les icônes universelles (Marvin Gaye, Bob Marley, Joy Division) ont autant leur place que les martyrs qui gisent dans leur ombre.
L’attachement à un label, dont on apprendrait ainsi à suivre plus volontiers la marque que ses meilleurs employés, permet d’élargir l’horizon au-delà des simples totems de la pop culture – les gros vendeurs de disques – qui occupent tout l’espace au détriment de génies moins chanceux, ou de simples et valeureux second couteaux.
C’est précisément sur ce dernier point que les anniversaires qui sont célébrés cette année laissent poindre en contrebas de la fête une légère inquiétude. La disparition annoncée du disque, d’un support physique à la musique, pourrait entraîner celle des marques, où leur étouffement numérique qui aboutirait à une perte d’identité fatale. Les artistes, dans l’imaginaire commun, ne seraient bientôt plus que les employés des opérateurs en téléphonie et des industriels du MP3, il n’y aurait plus d’image pour ceux qui les produisent, plus de risque non plus à voir surgir de « beaux accidents » comme ceux qui ont donné lieu à la plupart des labels cités plus haut.
Ce serait ainsi la fin de tout postulat esthétique au profit du seul et lugubre ronflement du commerce. Les Berry Gordy ou les Chris Blackwell du futur, si jamais de telles vocations persistent à naître malgré tout, seraient réduits à devoir jouer les VRP pour que leurs fichiers ne se noient pas dans la masse. On peut s’en réjouir, au titre d’une prétendue modernité incontournable, et considérer que l’attachement aux labels est une préoccupation digne d’un Jean-Pierre Pernaut déplorant la disparition des fabricants de santons et Provence et des rempailleurs de chaises des Vosges. On peut aussi constater, comme une lueur d’espoir, que certains labels qui proposent les musiques les plus innovantes des années 2000 (les Southern Lord, Temporary Residence ou Raster Noton ) fabriquent des objets somptueux que l’on échangerait pour rien au monde contre un fichier d’ordinateur. C’est rassurant, ça entretient le désir comme on dit chez les marchands de sextoys, et surtout ça procure l’illusion que dans dix, vingt, trente ou soixante ans, il y aura encore quelque chose à fêter dans le monde de la musique.
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