Après sa longue enquête dans l’affaire Elf et une mission en Norvège sur la corruption, la juge Eva Joly s’engage en politique. Tête de liste des verts pour les élections européennes de juin prochain, elle prolonge dans l’arène publique ses combats tenaces contre la délinquance en col blanc.
L’ivresse de la justice, plutôt que L’Ivresse du pouvoir. Utilisé par le cinéaste Claude Chabrol pour le film évoquant son face-à-face judiciaire avec Loïk Le Floch-Prigent, ex-pdg de la société Elf, ce titre hypothétique résumerait mieux la vie, le combat, le sacerdoce d’Eva Joly. Mais une ivresse nourrie de la haute idée qu’elle se fait du respect des règles de justice. Ce rigorisme des principes lui a valu bien des ennemis dans les sphères du pouvoir politique et économique, parfois heurté par l’intransigeance de ses inculpations. Roland Dumas, Le Floch- Prigent ou Bernard Tapie s’en souviennent encore.
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Héroïne médiatique devenue personnage de cinéma, Eva Joly attire les regards comme elle attise la discorde. Au nom des règles de la vie démocratique, elle revendique l’affrontement, au risque de prendre des coups. Si l’affaire Elf l’a sacrée Pasionaria du droit, elle l’a aussi lessivée, au point qu’en 2002 elle a préféré se mettre en disponibilité de la magistrature pour s’exiler en Norvège, où elle travailla auprès du gouvernement contre la corruption et la délinquance financière internationale. Une mission qu’elle prolonge aujourd’hui en Islande, où elle vient d’être nommée experte auprès du procureur de la République chargé de retracer l’évasion des capitaux dans les paradis fiscaux qui a précédé et suivi la nationalisation des banques au mois d’octobre 2008.
Sous la dureté apparente de sa carapace pendant toute l’affaire Elf, la fragilité et l’usure l’ont en partie gagnée. Signe de sa lassitude et de la substitution symbolique de son “personnage” à sa personne : son “sentiment de malaise” à la vue du film de Chabrol qui “réduit un scandale d’Etat à une histoire personnelle” et “banalise la thématique de la corruption en la réduisant à une lutte entre une femme vengeresse et le chef manipulé d’une compagnie pétrolière”. Les projections fantasmatiques et les sentiments diffus qu’elle suscite dans les esprits et sur les écrans sont l’indice de son magnétisme, mais aussi de la part secrète qu’elle porte en elle.
Elle est comme Janus à double face : française et norvégienne, médiatique et discrète, exposée et secrète, intransigeante et aimable, juge et politique… Assise dans le bureau de son fidèle éditeur Laurent Beccaria (Les Arènes), qui publie son nouvel essai, Des héros ordinaires, elle parle d’une voix posée du monde qui “part à vau-l’eau”, d’un monde marqué par la “trahison des élites”. “Les citoyens pensent qu’il y a partout des gens qui s’occupent des choses importantes ; j’en suis arrivée à la conclusion que non.”
Seule la douceur de sa voix empêche ses mots révoltés de plomber l’ambiance d’une matinée printanière. Elle est comme ça Eva Joly : sa décontraction est à l’opposé de la tension de son discours désenchanté sur la société. L’air de rien, posément, les yeux à demi cachés sous ses lunettes rondes et rouges, elle balance, démonte, décortique, déshabille le système politicofinancier dont elle a appris, à travers ses expériences successives comme juge d’instruction spécialisée dans la délinquance en col blanc (Crédit Lyonnais, Elf, Isola 2000, Ciments français…), à analyser les circuits internes et opaques.
Le coeur du système, elle rêve encore de le changer : c’est pour cela qu’elle franchit un nouveau pas dans sa carrière en se présentant aux élections européennes de juin prochain en Ile-de- France aux côtés de Daniel Cohn-Bendit et José Bové sur la liste Europe-Ecologie. L’investissement dans l’espace politique relève pour elle d’une croyance absolue dans la vertu de l’action publique.
Ce passage du champ judiciaire au champ politique a la cohérence d’un parcours qui suit une même ligne, claire, continue, infaillible : la lutte contre les dysfonctionnements démocratiques. “C’est au mois de novembre 2007 que j’ai décidé de m’engager en politique. Je pense que mes connaissances du système financier international peuvent être utiles à mon pays et que le niveau européen est le meilleur possible pour travailler. L’Europe est un lieu de pouvoir important et c’est entre l’Europe et les Etats-Unis que les choses vont changer.”
Les paradis fiscaux, l’impunité généralisée pour ceux qui profitent de la corruption l’obsèdent toujours autant depuis sa fameuse “Déclaration de Paris” en juin 2003 pour la “traçabilité des flux financiers”, écrite avec quelques autres grands juges (Bernard Bertossa, Antonio Di Pietro, Juan Guzmán, Baltasar Garzón…). Ses intentions se sont élargies à un cadre d’action : le “Network”, réseau de juges et d’enquêteurs, qu’elle a créé en 2005 et qu’elle continue d’animer.
“La corruption ne recule pas, notamment en France. Je dis à mes concitoyens que les procureurs ne sont pas à la disposition du président de la République et de ses copains, qu’ils sont là pour rendre compte de la façon dont ils exercent l’action publique. Que les procureurs se soumettent que le premier président de la Cour de cassation se soumette, c’est une trahison de leur fonction. Qu’est-ce qui peut motiver un magistrat comme le premier président de la Cour de cassation à ne pas se comporter dignement ?” “Ce constat d’impunité s’est aggravé parce qu’on muselle les contre-pouvoirs en France”, ajoute-t-elle.
Et Joly de dénoncer la politique judiciaire de Sarkozy pas jolie-jolie, “populiste et sécuritaire”, dépénalisant le droit des affaires. “Je suis extraordinairement choquée que les réformes ne viennent que du conseiller de Sarkozy à l’Elysée, Patrick Ouart, alors que nous avons une chancellerie compétente. J’ai travaillé au ministère des Finances et je sais que l’on prépare des notes pour les ministres. Ensuite le ministre écrit en haut à droite s’il est d’accord ou pas mais néanmoins il est informé. Je ne sais même pas si Sarkozy est au courant qu’il n’est pas possible de supprimer le juge d’instruction sans violer le droit européen. Cette réforme n’est techniquement pas possible, c’est énorme de laisser le président de la République s’exposer au ridicule comme ça.”
Pour elle, la suppression du juge d’instruction est une atteinte grave aux libertés publiques en ce sens que les enquêtes portant sur des faits de corruption politique resteront entre les mains du pouvoir exécutif. Sa virulente défense de la fonction du juge d’instruction la motive évidemment plus que de replonger dans les restes de l’affaire Elf, dont elle assure ne pas avoir gardé de “blessures” particulières. “Je suis satisfaite que l’institution ait porté le dossier, que les juges aient fait leur travail. La discussion est close : j’avais raison, ils avaient tort. C’est une satisfaction même si mon indignation est toujours vivante à propos de l’exécution des peines et des paiements des amendes. André Tarallo (le “Monsieur Afrique” d’Elf – ndlr) qui était condamné à sept ans de prison, a fait sept mois. Il est associé avec d’autres acteurs de l’affaire Elf dans la reprise d’entreprises du pétrole, il se porte bien. Il est dans son appartement acquis avec l’argent d’Elf. Le Floch- Prigent n’a fait lui aussi qu’une partie de sa peine. Les biens ne sont pas confisqués, ce qui est pourtant obligatoire ; c’est intolérable. Il faudrait que le procureur général de la Cour de cassation explique pourquoi il ne saisit pas la Cour de justice de la République pour Charles Pasqua, par exemple.”
A la suite du G20 de Londres et de ses annonces triomphalistes, Eva Joly minimisait les avancées supposées à propos de la lutte contre les paradis fiscaux. Notamment parce que les dirigeants internationaux n’ont pas réussi à créer une autorité de régulation internationale, mais seulement un organisme sans pouvoir efficace. D’où son sentiment que ces accords serviront de paravent et que le système financier restera soumis à toutes les dérives déjà connues. Quelques jours plus tard, venue s’expliquer sur le plateau de l’émission de Laurent Ruquier sur France 2, elle se heurta au chroniqueur Eric Zemmour qui critiqua l’“angélisme vert”, qu’il “exècre”. Angélique, la verte Eva Joly ? Un ange exterminateur, plutôt. Une force de vie qui affrontant la malhonnêteté des puissants et la connerie des arrogants cyniques, a décidé qu’elle ne renoncerait jamais à sa cause : perdue pour ceux qui s’en moquent ou en profitent, vitale pour ceux qui y croient.
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