L’écriture peut-elle sauver des vies et en abréger d’autres ? La question est au cœur du nouvel essai autobiographique de Nick Flynn, encore une fois marqué par une fascinante figure du père.
A l’écouter – “L’Amérique n’a produit que trois grands auteurs classiques, Mark Twain, J. D. Salinger et moi… Tout ce que j’écris est un chef-d’œuvre” –, l’homme est un génie méconnu, un maverick de la littérature, un géant égaré au pays des cloportes. A l’observer, c’est un paumé mégalo, un père absent, un poivrot raciste et homophobe, dont la seule fidélité va à sa bouteille de vodka quotidienne.
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Oscillant de la sorte entre les cimes ennuagées de son Olympe à lui et le caniveau de Boston, Jonathan Flynn doit à sa faconde insensée de faire un formidable personnage de livre. Un personnage tellement charismatique qu’après avoir été le héros du récit autobiographique que son fils Nick lui consacra en 2004 – Une autre nuit de merde dans une ville pourrie, titre tellement plus drôle et savoureux en VO (Another Bullshit Night in Suck City) –, Jonathan se vit en 2012 incarné à l’écran par Robert De Niro.
Présent sur le tournage de Monsieur Flynn de Paul Weitz, Nick Flynn revient aujourd’hui sur l’expérience que représenta pour lui le fait de voir son loser de père prendre les traits d’une légende du cinéma. Et de voir sa mère, dont le rôle est tenu par Julianne Moore, saisir devant les caméras le revolver dont elle va faire usage pour – hors champ – se tirer une balle dans le cœur. Une balle près du cœur, les personnages de Reconstitutions en ont tous une, la seule question étant ici de savoir combien de temps le cylindre de plomb va mettre pour atteindre les ventricules.
Nick Flynn use d’une prose intransigeante et aiguisée
Des dangers avec lesquels flirtent les membres de la famille Flynn – alcool, cocaïne, crack, perspective de rendre l’âme dans les rues du Boston hivernal –, le plus redoutable est toutefois la littérature. Si le fait de se rêver écrivain voue le père à un destin de clochard mégalomane, le fait de réellement l’être amène le fils à s’estimer responsable d’un matricide – c’est après avoir lu une nouvelle de Nick Flynn que sa mère a mis fin à ses jours. Avec sa capacité à sauver certaines vies – celle de l’auteur, devenu poète, professeur et mémorialiste –, à en faire dérailler certaines autres et à en abréger d’autres encore, les facettes antagonistes de l’écriture constituent ainsi l’un des enjeux majeurs de Reconstitutions.
Plus qu’aux anecdotes de tournage et à la sophistication superflue de sa construction – ajoutées à de multiples références à la neurobiologie et à une pléthore de citations de Beckett, Nietzsche ou Genet, un système d’échos et d’effets de miroir témoigne d’un penchant pour la complexité gratuite –, c’est d’ailleurs à l’intransigeance et à l’acuité de la prose de Flynn que Reconstitutions doit d’être un beau livre sur la mémoire, l’art et le sentiment de culpabilité.
Reconstitutions (Gallimard), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Julie Sibony, 400 pages, 23,50 €
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