Avec sa série Mes chers contemporains ce youtubeur occupe le créneau de la pensée critique de gauche sur internet. Qui est-il, et comment espère-t-il faire reculer la “fachosphère” ?
Confortablement installé dans un canapé rouge, vêtu d’un t-shirt “US go home”, quelques livres négligemment posés à sa droite, un homme au crâne rasé disserte face caméra sur les attentats du 13 novembre. Il lui faut à peine quelques secondes pour dénoncer une “manipulation médiatico-compassionnelle sur un modèle judéo-américain” vis-à-vis des victimes.
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Sous ses allures de docte personnage, Alain Soral, gourou d’extrême droite à la tête du site Égalité & Réconciliation, distille tranquillement sa pensée antisémite et complotiste. La vidéo, postée sur YouTube, a été vue 800 000 fois depuis le 24 novembre.
C’est pour contrer ce type de contenu viral et faire vivre une pensée critique de gauche sur internet que Usul – un pseudo emprunté à un personnage du roman Dune – a lancé sur YouTube sa série Mes chers contemporains (MCC), il y a plus d’un an et demi. “J’avais le sentiment que les jeunes qui avaient soif de pensée critique se tournaient vers Alain Soral et autres paranoïaques, car ils étaient les seuls à occuper cet espace sur internet, explique-t-il. La gauche critique avait déserté le terrain, alors qu’elle a beaucoup à leur apporter.”
Vulgarisateur et slacker intello
En ce qui le concerne, ce vidéaste de trente ans passé par la LCR (Ligue communiste révolutionnaire, aujourd’hui NPA) apporte à son public des mini-documentaires d’une trentaine de minutes, dans lesquels il décortique la pensée d’une personnalité marquante de notre époque ou un phénomène contemporain, de Frédéric Lordon à la génération Y. Invisible à l’écran, il commente les archives et autres extraits de JT qu’il exhume d’internet pour illustrer son propos. Subjectivité assumée, autodérision, montage dynamique, variété et fiabilité des sources sont les ingrédients de son succès : chaque épisode cumule désormais entre 300 000 et 500 000 vues.
Cet éternel adolescent aux lunettes rondes était pourtant à mille lieues de la politique quand il a commencé à faire des vidéos sur internet. La première d’entre elles, postée sur sa chaîne YouTube en 2008, est un test DIY à souhait du jeu vidéo Super Ghouls’n’Ghosts.
Grâce à ces tests publiés par dizaines, il se fait repérer en 2011 par Jeuxvideo.com, qui le recrute pour une chronique vidéo hebdomadaire, 3615 Usul. Dans un décor minimaliste, le jeune homme aux faux airs de Thomas Hollande – mais il n’aime pas qu’on lui rappelle – aborde avec humour l’art vidéoludique sous un angle critique. “Ce sont les seules vidéos sur les jeux vidéo que j’ai pu montrer à des amis qui ne s’intéressent pas à cet univers, rapporte Sylvain ‘Tohad’ Sarrailh, son illustrateur. Il a réussi à ouvrir cette culture au-delà des seuls fans hardcore. C’est un formidable vulgarisateur”. Il se taille ainsi rapidement une réputation de slacker intello qui dit tout haut ce que tout le monde tait.
« Soral avait le monopole de la parole politique sur le net »
Son ton sarcastique irrite certains, tandis qu’il galvanise d’autres. S’il ne se sent « pas légitime » pour parler directement de politique, ses chroniques sur les jeux vidéo – domaine qu’il maîtrise sur le bout des doigts – sont acerbes vis-à-vis de l’actionnariat, des gros éditeurs, ou encore du rôle de la presse spécialisée.
En 2013, estimant qu’il avait « fait le tour du sujet », il abandonne son rôle de professeur poussiéreux. 3615 Usul s’achève, mais une nouvelle aventure commence, plus politique que jamais, comme il l’annonce à demi-mot dans cette vidéo en forme d’épilogue (ci-dessous).
Comme pour préparer de manière subliminale son public à Mes chers contemporains, Usul avait pour coutume de faire figurer les portraits de Laurent Joffrin, Christophe Barbier, BHL ou encore Jacques Attali en arrière-plan de son émission. Autant de “chiens de garde” du système capitaliste honnis par la gauche radicale. “L’idée d’aborder des sujets plus politiques le tentait depuis longtemps, le fond idéologique de 3615 Usul était d’ailleurs sans ambiguïté, souligne Nicolas Sénac, son ingénieur du son. Soral avait le monopole de la parole politique sur le net, c’est aussi ce qui l’a motivé à changer de registre.”
« Il était effrayé par l’importance que prenait l’extrême droite »
“Quand il a commencé la série, il était effrayé par l’importance que prenait l’extrême droite sur internet, confirme Sylvain ‘Tohad’ Sarrailh, l’illustrateur de MCC. Il avait une vision noire, presque crépusculaire des choses. Il passait son temps à lire des livres, comme un universitaire, pour préparer ses vidéos.”
Celles-ci se présentent comme autant de cours d’autodéfense intellectuelle. Pierre Bourdieu ne disait-il pas que “la sociologie est un sport de combat, c’est un instrument de self-défense” ? Usul prend cette maxime au pied de la lettre : “Je veux reconstruire un imaginaire politique positif, qui donne envie aux gens d’espérer, et de lutter.”
Au lieu de critiquer l’action gouvernementale après les attentats du 13 novembre, il brandit donc la “pensée 68” (celle d’intellectuels critiques comme Bourdieu, Foucault et Boltanski) pour conjurer l’anathème lancé par Manuel Valls contre la sociologie. “Nicolas Sarkozy avait tenu exactement les mêmes propos que Manuel Valls en 2007. Je me suis dit qu’au contraire, on a bien besoin de la pensée 68 en ce moment”, explique Usul.
“On n’est pas nombreux, mais on est forts pour se tirer dans les pattes”
Ces penseurs, il les a découverts à la LCR, à laquelle il adhère à 16 ans, au début des années 2000. Son père, ouvrier, venait de se faire licencier suite au rachat et à la fermeture de l’usine dans laquelle il travaillait près de Louvier (Normandie) par General Motors. Lionel Jospin, alors Premier ministre, avait prévenu : « l’Etat ne peut pas tout ». Pour cette famille qui votait habituellement pour « la gauche plan-plan », la pilule est très difficile à avaler. “Encore aujourd’hui, quand j’entends des portes-paroles du NPA, j’ai du mal à ne pas être d’accord avec tout ce qu’ils disent”, affirme Usul, tout en déplorant l’éparpillement de la gauche radicale : “On n’est pas nombreux, mais on est très forts pour se tirer dans les pattes”.
Il s’emploie donc à fédérer l’hémisphère gauche des Youtubeurs, avec la conviction qu’internet pourrait jouer un rôle dans le renouvellement de la démocratie. A ce titre, il n’hésite pas à prendre son propre camp à rebrousse-poil :
« Traditionnellement, la gauche critique est bien ancrée dans le milieu universitaire. Du coup, ses sympathisants font des journaux, des films ou des tracts, mais négligent internet. Même des jeunes comme Geoffroy de Lagasnerie et Edouard Louis privilégient le manifeste, la pétition ou la tribune dans Le Monde. Ils pensent en des termes très old school ».
Une nouvelle génération de youtubeurs
Avec MCC, Usul a posé une première pierre à un édifice qui reste encore à consolider. “Il a participé à l’émergence d’une nouvelle génération de youtubeurs plus intellos, critiques, ironiques et un peu politisés”, convient Sylvain ‘Tohad’ Sarrailh. Usul reconnaît cependant que la gauche a perdu du temps en matière d’activisme numérique :
“L’extrême droite a eu très tôt le sentiment que les médias étaient contre elle. Elle s’est donc emparée très vite de cet espace de liberté. L’illusion du débat démocratique a perduré à gauche un peu plus longtemps. Maintenant c’est plus évident, le mouvement s’est amorcé”.
Le retard n’est donc pas irrattrapable, mais il faudra bien creuser, vieille taupe.
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