Troisième album en dix ans pour Lhasa, et grand disque désolé : une sombre cabane au Canada, dont il faut pousser la porte pour trouver lumière, chaleur et réconfort.
A ses débuts, en 1997, Lhasa De Sela préférait l’espagnol, langue idéale pour confesser des choses aussi allumées que : « Je suis venue dans ce désert pour brûler. » (El Desierto). Par voie de conséquence, ou de contagion, son premier album, La Llorona, avait réussi à enflammer un large public, mais aussi la presse qui pouvait se consoler d’avoir raté Chavela Vargas, la fascinante pasionaria à voix craquelée.
Six ans plus tard, en 2003, la jeune américano-mexicaine allait revenir avec The Living Road, un second album, polyglotte cette fois, où elle s’immolait à nouveau en toute innocence. « Mes veines et mes os seront brûlés jusqu’à la poussière…», lançait-elle dans Soon This Place Will Be Too Small. En réalité, c’est nous qu’elle abandonnait au bord de la route, petits tas calcinés par ses « torches songs » féroces et passionnées, où crépite ce chant sensuel, indomptable, vénéneux. Depuis, on le sait : les albums de Lhasa sont rares et on en sort rarement indemne.
Six années supplémentaires ont été nécessaires avant que le phoenix ne renaisse de ses cendres. Simplement titré Lhasa, son troisième envol est encore plus bouleversant, plus solitaire, s’accomplit dans un ciel toujours plus sombre. Le feu s’est apaisé, mais d’autres images surgissent, saisissantes et hantées, entre rêves, traumatismes et prières pour conjurer le mauvais sort, comme dans les toiles de Frida Kahlo. Une tempête se déchaîne, une ville est engloutie, un poisson échoue sur la berge qui cherche désespérément à respirer. Des murs de prison se dressent, dont elle espère s’évader.
Mais avant de recouvrer sa liberté, il lui faut passer 1001 nuits (1001 Nights) à attendre, dans l’obscurité. Ce disque, c’est son voyage au bout de la nuit, sa plongée au fond d’elle-même. Elle y meurt pratiquement à chaque couplet. Renaît au refrain. Depuis le précédent, elle a abandonné l’espagnol (et aussi le français) pour le seul usage de l’anglais, sa langue maternelle. Son chant ne jaillit plus, n’arraisonne plus. D’abord en raison d’une opération des cordes vocales. Mais également par choix : « Je ne voulais plus balancer des missiles d’émotion. En fait pendant longtemps, je n’ai écouté qu’Al Green et Sam Cooke et n’aspirais qu’à exprimer cette même détente, cette sereine profondeur. »
Musicalement, elle s’est aussi coupée de ses racines mexicaines, a rompu avec la dramaturgie équinoxiale, pour venir flotter en apesanteur entre folk crépusculaire et country spectrale, un peu une spécialité canadienne depuis le Trinity Sessions des Cowboy Junkies et le Belladonna de Daniel Lanois. « Une nécessité » prévient-elle.
Depuis son retour à Montréal, après un séjour en France, elle est installée dans le quartier bohème de Mile End, où vivent aussi ses amis, dont le bizzaro Patrick Watson qui a co-écrit deux titres , Rising et Where Do You Go. Non loin, se trouve l’Hotel 2 Tango, le studio analogique où a été réalisés le premier Arcade Fire: « L’endroit rêvé ! Je ne voulais rien de ce que la technologie moderne propose, les ordinateurs et ce qui va avec, cette idée violente et un peu fasciste de fabriquer des disques, cette obsession paranoïaque de la perfection. Je tendais au contraire vers une moindre production, une nudité ».
L’album sera enregistré en deux semaines, dans ce lieu unique, quasiment en live, entourée d’amis. Par son dépouillement, Lhasa s’écoute ainsi comme une sorte de pendant musical à La Route, le dernier roman de Cormac Mc Carthy. C’est un disque d’après le déluge, où la chanteuse retrouve une forme de sagesse primitive et surtout une essence, de l’amour, de la musique, dans un monde de désolation et d’obscurité. Une étincelle d’or. « J’écris des chansons pour m’aider à avancer, dit-elle humblement, Elles sont mes des étoiles. Elles me guident dans la nuit ».