Le cinéma allemand est en plein renouveau. Rencontre avec l’un de ses plus doués représentants, Christian Petzold, qui sort deux thrillers aux accents lynchiens. “Nous, les Allemands, racontons toujours la réalité à travers les mythes.”
C’était en l’an 2000. Depuis au moins dix ans, le cinéma allemand avait presque disparu de nos écrans et de nos centres d’intérêt. Wim Wenders, qui l’incarnait désormais à lui seul, s’était perdu ; Fassbinder, mort ; Herzog, on ne savait où. Et puis surgit soudain Contrôle d’identité de Christian Petzold, un premier film étonnant, à la fois par son histoire (un couple d’anciens terroristes ont entraîné leur fille dans une cavale sans fin) mais surtout par sa forme, à la fois réaliste et géométrique. Quelque chose de nouveau émergeait dans le cinéma allemand.
Petzold n’était pas seul : une bande de jeunes cinéastes, très vite appelée “l’école berlinoise”, l’accompagnait. On a alors découvert Marseille d’Angela Schanelec, Lucy d’Henner Winckler, Le Bois lacté de Christoph Hochhäusler, Montag d’Ulrich Köhler, Sehnsucht de Valeska Grisebach… Pourtant, à ce jour, aucun de ces films n’a vraiment réussi à dépasser l’audience des festivals et à rencontrer le public comme a pu le faire le jeune cinéma roumain. Après Contrôle d’identité, Petzold a continué à tourner, mais ses films n’ont pas été distribués en France. Jusqu’à Jerichow et le magnifique Yella, qui sortent ensemble aujourd’hui. L’occasion de rencontrer enfin Christian Petzold, né en Allemagne de l’Ouest au début des années 60, homme affable, timide et souriant
ENTRETIEN
Dix ans après l’apparition de Contrôle d’identité, vos films ne remportent toujours pas le succès qu’ils méritent.
Christian Petzold – (rires) Je crois que l’Allemagne est divisée en deux types de personnes : celles qui viennent de l’université, des écoles, les “intellectuels”, et les gens qui, idéologiquement, exigent qu’on ait appris un métier, que l’on ait fait un apprentissage, etc. On essaie toujours d’opposer les uns aux autres. C’est pourquoi les écrivains et les intellectuels allemands aiment souvent se faire photographier en train d’assister à des combats de boxe, ou être surpris dans des chambres d’hôtel avec des prostituées ukrainiennes (rires) ! On reproche à cette “école berlinoise”, dont je fais partie, d’être trop intellectuelle et pas assez commerciale : à la fois pas assez d’entrées et… pas assez de prostituées !
Cette “école berlinoise” est donc une réalité et pas une invention de journalistes ?
Les réalisateurs de cette “école” sont en contact les uns avec les autres. Mais nous aurions préféré que les journalistes ne nous collent pas cette étiquette. Nous n’étions pas assez avancés dans notre travail pour cela. Ça nous a affaiblis. Nous voulions faire la révolution, mais c’était trop tôt. Tout le monde était d’un coup sous pression. Mais globalement, la situation est meilleure qu’avant. Le groupe a eu de la reconnaissance à l’étranger, ce qui a aidé à survivre économiquement. Autour de notre mouvement arrivent de nouveaux cinéastes, très créatifs, chaque année.
Est-ce que vous vous sentez plus inspiré par les cinéastes allemands du passé ou par ceux d’autres pays ?
Il n’y a pas de frontières dans le cinéma. Pour moi, certains films de Fassbinder ou de Wenders sont aussi importants que les films de Renoir ou d’Hollywood. Mais le cinéma produit à l’époque de mon adolescence ne m’a pas impressionné. J’aimais le cinéma fantastique populaire, comme La Révolte des mortsvivants d’Amando de Ossorio, les histoires de chevaliers du Moyen Age qui boivent le sang des vierges, un cinéma très métaphorique. Je crois toujours que le cinéma voit davantage que la télévision ou tout autre média. Parce qu’il travaille sur les rêves. Sous le règne d’Helmut Kohl, on ne rêvait pas.
Vous aimez filmer l’architecture, l’urbanisme…
Oui. A l’Est, le temps s’est arrêté. L’Est était industriel et l’est resté, mais il n’y a plus d’emplois. Les installations restent. A l’Ouest, les villes sont administratives : centres commerciaux, assurances, banques, hôtels… Lorsque les acteurs jouent dans ces espaces-là, il faut que les corps intègrent ces données. C’est pour cela que les lieux doivent être authentiques. Il faut les respecter.
Quand on voit vos films, on a l’impression que vous faites en sorte, comme le faisait Hitchcock, que chaque scène propose plusieurs intentions, qu’une scène de négociation financière soit aussi une scène de séduction, comme dans Yella…
J’ai l’intuition, quand j’écris, que ça va marcher, mais c’est en travaillant avec les acteurs que je finis par clarifier mes intentions. Raymond Chandler, à ses débuts, écrivait des nouvelles policières. Plus tard, quand il s’est mis à écrire des romans, il a pris deux de ses nouvelles et les a imbriquées l’une dans l’autre. Sous l’arc que forment ces deux histoires, on peut en raconter une troisième. Le dramaturge Heinrich von Kleist explique dans son journal qu’en passant sous une porte, il s’était rendu compte que l’arc ne tenait que parce que les pierres voulaient tomber. La chute est la condition sine qua non de la création artistique. Et en allemand, gefallen signifie à la fois “tomber” et “plaire”…
Est-ce que vous nourrissez le jeu de vos acteurs de ces directions contradictoires ?
Les bons acteurs, comme Nina par exemple, cherchent toujours la résistance. Lorsqu’ils marchent, ce n’est pas pour arriver quelque part, mais pour ne pas arriver. J’aime cette résistance, les films où un homme et une femme ne veulent pas tomber amoureux l’un de l’autre. Ils veulent simplement se coucher ou prendre un bain. Mais comme la vie est trop affreuse, ils font autre chose. J’aime quand les personnages regardent à côté d’eux-mêmes en se demandant : “Mais qu’est-ce que je suis en train de faire ? Pourquoi lui dis-je que demain nous allons attaquer une banque ?” En même temps, on a la sensation qu’au moment de sombrer, ils ont vécu une vie très riche. C’est ça qui me plaît dans le cinéma. L’autre jour, je revoyais un film noir, D.O.A. (Mort à l’arrivée de Rudolph Maté, de 1950 – ndlr). Un homme entre dans un commissariat de police et dit : “Je vais mourir dans 90 minutes, parce que j’ai été empoisonné.” Et il raconte ses derniers jours. D’un côté, il est désespéré, de l’autre, c’est le jour le plus important de sa vie ! J’adore cette contradiction.
Dans Jerichow, on reconnaît l’intrigue du Facteur sonne toujours deux fois. Vous vouliez ancrer cette histoire immortelle dans l’Allemagne d’aujourd’hui ?
Je pense qu’il faut essayer de voir le monde d’aujourd’hui par le prisme du cinéma. Luchino Visconti et Jean Renoir voyaient le monde avec les moyens du cinéma ! C’est même le cinéma qui leur permettait de voir le monde. Je suis allé avec mon coauteur dans la région où nous avons tourné Yella, nous avons regardé le paysage et vu que les routes étaient comme les autoroutes américaines, qu’il y avait de grandes stations à essence comme on en trouve aux Etats-Unis. Nous avions devant nous un paysage totalement américain. Mais une Amérique dont on a terminé le rêve et dont il ne resterait que la dépression. Le néoréalisme aussi racontait des mélodrames.
Dans le néoréalisme, il n’y a pas de dimension fantastique comme on en trouve dans vos films…
C’est vrai, et j’adore cet aspect. J’ai mis beaucoup de temps à le comprendre, mais nous, les Allemands, racontons toujours la réalité à travers les mythes, les légendes, ce qui se passe dans les forêts allemandes…
Pourquoi tant de soleil dans vos films ?
Pour ne pas tomber dans un cinéma rétro, bourré de clichés du film noir. Et puis ma fille est fan de Gus Van Sant… Et il y a toujours de l’air, du vent, de la lumière dans ses films. Mais ce monde n’est pas un décor de théâtre. J’aime que le monde respire et dise que ça vaut la peine de vivre. Ce que je veux, c’est que le drame se passe, qu’il infecte le monde, qu’il le contamine, mais pas l’inverse. Quand le décor est lui-même menaçant, c’est trop simple.