Cinéaste culte des années 1970, ami de Marguerite Duras et figure de la nuit parisienne, Ado Arrietta revient avec Belle dormant, un conte littéralement féerique.
“Le monde réel, je ne sais pas ce que c’est”, dit Adolfo Arrietta avec un sourire enfantin. Adolfo, alias Adolpho, alias Alfo, alias Ado, puisque notre homme se plaît à changer de prénom comme de chemise, par fantaisie, par dandysme, pour mieux se perdre ou nous égarer. On peut aussi parier que nombreux sont ceux qui ne savent pas qui est cet Arrietta qui sort un film cette semaine, Belle dormant.
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Librement inspirée du conte de Perrault, mais aussi de Jean Cocteau ou de Jacques Demy qui seraient revus par le cinéma bricolé de Luc Moullet, cette fantaisie artisanale réunit un casting oufissime : Mathieu Amalric, Ingrid Caven, Agathe Bonitzer, Serge Bozon, Niels Schneider, Andy Gillet ont ainsi répondu à l’appel du conteur. Mais d’où vient la puissance d’attraction de ce cinéaste confidentiel dont le dernier film distribué en France remonte à 1978, onze années avant la naissance d’Agathe Bonitzer ?
“Ado, c’est un prince charmant”
“Je connaissais son nom mais pas ses films, raconte la comédienne. Depuis, j’ai vu Flammes que j’ai beaucoup aimé. Ensuite, ce n’est pas fréquent de tomber sur des scénarios comme Belle dormant. Puis quand on rencontre Ado, on tombe sous son charme, c’est un prince charmant. Je préfère les gens déconnectés comme lui aux gens terre à terre. Sa personnalité insuffle de l’énergie, de la magie, de l’amour.”
Lui aussi trop jeune pour avoir connu les films d’Arrietta, Niels Schneider confirme : “J’ai entendu parler d’Arrietta par Yann Gonzalez sur le tournage des Rencontres d’après minuit (2013). Puis j’ai découvert Flammes, un film hypnotisant. Ado a un certain âge, mais c’est le plus jeune réalisateur avec qui j’ai tourné. Il est toujours dans l’enchantement, comme si le réel n’avait pas d’emprise sur lui. Il a une élégance dans sa façon de bouger, de marcher, de parler en chantant… Ado, c’est Michael Jackson !”
Il s’inocule très tôt le goût des mondes imaginaires en voyant une cinquantaine de fois Le Magicien d’Oz
L’Espagne de sa jeunesse n’était pas celle de la Movida mais le pays sinistre du Caudillo Franco. Ado rêve de Paris et vient y vivre dès qu’il peut, avec son ami Xavier Grandès, qui fera l’acteur dans presque tous ses films. “J’adorais la ville, les gens, j’y avais des amis, dont des gens des Cahiers du cinéma.” Il réalise un premier court, Le Crime de la toupie (1965), qui plaît au critique Jean-André Fieschi, ce qui suffit à entrouvrir la porte du cinéma.Ce moonwalker-là vient de loin, précisément de Madrid et des années 1940. Il découvre le cinéma gamin, dans une salle de quartier où il passe ses après-midi et s’inocule très tôt le goût des mondes imaginaires en voyant une cinquantaine de fois Le Magicien d’Oz (Victor Fleming, 1939) Les films d’épouvante le fascinent également. “C’est merveilleux d’avoir peur au cinéma”, dit-il avec son savoureux accent castillan.
“Agathe Bonitzer, une merveille”
Pour son troisième court, Le Jouet criminel (1969), il réussit à réunir un casting en or avec Jean Marais et Florence Delay (future romancière, qui venait de jouer Jeanne d’Arc chez Robert Bresson). Le téléphone arabe des affinités électives fonctionne à plein régime : Ado fait la connaissance de Marguerite Duras au festival de Pesaro, elle aime Le Jouet criminel alors que lui a aimé Détruire, dit-elle, et ils deviennent logiquement amis.
En quelques années et quelques courts, Adolfo Arrietta fait partie du tout-Paris underground des arts et lettres. Il engage le compagnon de Marguerite, Dionys Mascolo, pour jouer dans son premier long, Le Château de Pointilly (1972), un conte moderne et mélancolique d’après Eugénie de Franval de Sade. Il y fait aussi débuter une certaine Françoise Lebrun, qui deviendra légendaire quelques années après dans La Maman et la Putain de Jean Eustache.
Faire tourner des inconnus est l’un des marqueurs du cinéma d’Arrietta, fondé sur la notion d’amateurisme dans son sens le plus noble. “C’est Jean-Claude Biette qui m’a présenté Françoise, se souvient-il. Elle n’avait aucune expérience de comédienne mais elle aimait le cinéma et ça me suffisait. Il y a des gens qui n’ont jamais joué dans des films mais qui sont d’excellents comédiens. Le métier ne compte pas pour moi, je choisis mes acteurs parce qu’ils me plaisent, me séduisent. C’est un processus magique, télépathique. Quand j’ai vu une photo d’Agathe Bonitzer, j’ai tout de suite su qu’elle était une merveille, qu’elle ferait une fée magnifique.”
“Mai 73 était plus fort que Mai 68 !”
1973, année importante dans le parcours d’Arrietta. Il fréquente les cercles proches d’un nouveau journal, Libération, notamment les Gazolines, fameuse bande transgenre (Marie France, Hélène Hazera, Maud Molyneux, Paquita Paquin…) qui agite Paris des décennies avant que le mot queer ne devienne passe-partout. Il les fait jouer dans ses deux films suivants, Les Intrigues de Sylvia Couski et Tam-Tam, deux fantaisies mixant fantasmes hollywoodiens et document live sur la scène parisienne souterraine de l’époque.
“Mai 73 était plus fort que Mai 68 !, soutient Ado en exagérant à peine. C’était une merveille, une explosion de liberté, tout le monde se déguisait, il y avait le Front homosexuel d’action révolutionnaire (le Fhar), les Gazolines… Mes amis qui étaient très tristes se sont soudain défoulés complètement (rires)… C’était la magie, la féerie. Dans Les Intrigues de Sylvia Couski, il y a une fée. Pour Tam-Tam, c’était la première fois que j’avais écrit une ébauche de scénario, des dialogues. Avec les Gazolines, on était en avance, mais on ne s’en rendait pas compte à l’époque.”
Les films d’Arrietta sont généralement montrés à l’Olympic Entrepôt, le cinéma mythique de Frédéric Mitterrand
Singuliers, expérimentaux, élégamment fauchés, distillant un charme sorcier, de formats et durées variables, les films d’Arrietta sont généralement montrés à l’Olympic Entrepôt, le cinéma mythique de Frédéric Mitterrand dans le XIVe arrondissement de Paris. Si le cinéaste est célébré par ce qui était l’élite hipster de l’époque, il demeure hors système, inconnu du grand public.
Mais il est néanmoins mûr pour élargir un peu son rayon d’action et signe Flammes en 1978, son film le plus célèbre à ce jour. Encore un conte moderne dans lequel la princesse est une jeune fille de bonne famille et le prince charmant un… pompier ! Entre le feu et son extinction, le désir et son assouvissement, se tisse tout un jeu de métaphores érotiques et de sortilèges mystérieux.
“A cette époque, on sortait beaucoup à Paris”
Arrietta y fait débuter la chanteuse Caroline Loeb bien avant son tube pop eighties C’est la ouate, l’acteur Pascal Greggory (qui n’avait fait que deux panouilles) et le chef opérateur Thierry Arbogast, future star de sa profession (collaborateur entre autres de… Luc Besson). “C’était la première fois que j’avais écrit un véritable scénario, complet, précis. A cette époque, on sortait beaucoup à Paris, on allait danser dans les boîtes, au Palace, aux Bains Douches, au Sept, c’était la dolce vita et c’est ainsi que j’ai rencontré Caroline Loeb. Pascal Greggory était un ami de mon assistant.” Flammes sera son film le mieux distribué et le plus vu.
Mais Ado a ce rapport particulier au succès qui fait de lui un spécimen rare dans son métier : “Le grand succès, je m’en fous. Mes films ont toujours plu aux critiques, aux artistes, à mes amis, et ça me convient très bien. Bien sûr, si les salles sont pleines avec mes films, j’en serai ravi, mais je ne cours pas après ça. D’ailleurs, comme spectateur, j’aime bien les salles vides, je n’aime pas quand c’est bondé (rires)…”
Après Flammes, comme si ce film l’avait trop rapproché du mainstream, Ado reprend le chemin buissonnier des courts métrages tournés en quasi-autarcie, en France et en Espagne (Grenouilles, Merlin, Narciso…), abordant l’activité de cinéaste non comme un métier mais comme un plaisir, une “vacance permanente”, pour reprendre le titre d’un de ses films. Jusqu’à Belle dormant, sa plus grosse production à ce jour.
“Trois camions, je ne suis pas habitué !”
“J’avais une crise d’inspiration, alors j’ai relu les contes de Perrault et j’ai pensé que La Belle au bois dormant était très cinématographique. Dans cette histoire, j’aimais l’idée du temps, figer cent ans en un instant : c’est une idée très moderne. Il y avait une grosse équipe technique, j’étais surpris. Trois camions, je ne suis pas habitué à ça !”
Agathe Bonitzer est enchantée d’avoir “travaillé” avec lui et s’amuse encore de son rapport aux techniciens, à la “lourdeur” d’un tournage “normal”. “Il est sur le plateau comme dans la vie, léger, enthousiaste… Une prise ou deux lui suffisaient. Il a une façon virevoltante de travailler. Parfois, on sentait qu’il regrettait presque que l’équipe soit aussi importante, il avait peur que les techniciens le dépossèdent de sa ‘folie’. Il a l’air perché sur sa planète mais quand même, il sait ce qu’il veut et où il va.”
“Ado est un être planant, il me parlait de fées…”
Niels Schneider renchérit : “La préparation du film m’a encore plus marqué que le scénario, comme ces costumes qui mélangent bottes de cavalier et perfecto… Je ne savais pas si je piloterais une moto ou monterais à cheval, et finalement, ce fut une Méhari. Ado a une fantaisie qui ne ressemble à rien de ce qui se fait aujourd’hui. C’est un être planant, il me parlait de fées… Il n’est pas du tout autoritaire, il déteste les rapports hiérarchiques qui existent parfois sur les plateaux.”
Il déteste aussi parler de ce que l’on appelle le monde réel, l’actu, la politique. Il ne va plus au cinéma, parce qu’il s’y endort, préférant revoir chez lui de vieux films hollywoodiens. Parmi les contemporains, il admet aimer les films d’Olivier Assayas, Serge Bozon et Pierre Léon.
“Faire un film, pour moi, c’est une transe”
Avant de le quitter, on lui demande comment il définirait le style Arrietta à quelqu’un qui ne connaîtrait rien de lui : “Je peux faire des films dans tous les systèmes, avec ou sans argent, dans l’ordre ou le désordre, avec ou sans scénario… Faire un film, pour moi, c’est une transe, c’est comme passer dans un autre état. Le réalisme ne m’intéresse pas, je préfère l’imaginaire…”
Ado le bien prénommé s’éloigne en dansant, laissant flotter derrière lui un entêtant parfum d’enfance et de liberté.
Belle dormant d’Ado Arrietta, en salle le 18 janvier
à lire et regarder The Thing, photos d’Albert Monis peintes par Ado Arrietta (Editions de la Mangrove)
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