[Michel Ciment est décédé lundi 13 novembre à 85 ans. Pour lui rendre hommage, nous vous proposons de relire cet interview fleuve]
À l’occasion de la parution d’un livre d’entretiens qui retrace son parcours de grand cinéphile, rencontre avec Michel Ciment, figure emblématique de la revue « Positif », interlocuteur historique privilégié de grands cinéastes américains, en premier lieu Kubrick et pilier d’une certaine idée de la cinéphilie française.
Le Cinéma en partage est-il un état des lieux, le bilan d’une vie de critique ?
Michel Ciment – D’abord, ce livre n’est pas une autobiographie, je ne parle pas de ma vie privée. Je mentionne mes deux épouses, mon fils, et ma double judéité puisque j’ai découvert tardivement que ma mère aussi était juive. Mais à part ça, rien d’intime. Ensuite, arrivé à un certain âge, on ne sait pas ce qui peut arriver : ça fait soixante-cinq ans que je vais au cinéma, ça fait cinquante ans que je fais de la critique, j’avais envie de laisser un témoignage de la vie cinéphilique sur un demi-siècle, avec aussi la vie culturelle, la radio, l’enseignement, etc. J’en ai eu l’idée après le documentaire que Simone Lainé m’a consacré et j’en ai gardé le titre. J’ai voulu mêler réflexion et souvenirs en essayant d’éviter l’anecdotique et le pontifiant.
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Pourquoi la forme d’un entretien plutôt qu’un texte ?
J’ai écrit vingt livres, donc l’écriture n’est pas le problème. Je trouvais un peu prétentieux d’écrire mes mémoires. Je comprends que Paul Veyne rédige les siennes, ou de grands savants, de grands écrivains, mais pour moi, je trouvais que la conversation était la forme la mieux adaptée. N T Binh était la bonne personne pour mener ce dialogue : il me connait depuis trente ans, il a vingt ans de moins que moi, il connait Positif, mes activités…
La complicité a ses avantages, mais aussi son revers, qui pourrait être la complaisance ?
C’est un livre d’entretien, c’est moi qui parle. Binh était là pour renvoyer la balle. Un peu comme Serge Toubiana avec Serge Daney pour le dernier livre de Daney, Persévérance. C’est clair que Binh n’était pas là pour se faire l’avocat du diable. Il n’allait pas me dire « mais comment, le cinéma anglais n’existe pas voyons ! » quand je pointe ce snobisme anti-anglais chez une certaine cinéphilie (rires)…
Quels sont les grands livres autobiographiques de critiques qui t’ont marqué ?
Il y en a très peu. Essentiellement ceux de Jean Douchet et de Serge Daney. En anglais, je pense à celui de Roger Ebert qui a écrit ses souvenirs avant de mourir.
Tu as toujours eu un autre métier, tu n’as jamais été critique professionnel ?
J’ai eu la chance d’avoir cette indépendance en étant prof d’université. J’ai toujours eu cette sécurité matérielle qui m’a permis de claquer la porte de journaux qui caviardaient mes papiers. Du coup, je ne porte pas de jugement sur les critiques qui font des compromis pour garder leur travail ou en obtenir un. Je comprends qu’on ait besoin de gagner sa vie.
On a l’impression que pour toi, la presse est quand même plus le lieu de la critique que l’université ?
Gilles Deleuze, qui a été mon professeur de philosophie, m’avait déconseillé de faire ma thèse. Il me disait que j’étais tranquille en restant maître de conférence, ce qui me permettait de poursuivre mes activités journalistiques. Je ne considérais pas l’enseignement comme comparable à la critique, c’était plutôt la transmission d’un savoir. C’est vrai que j’ai toujours été plus intéressé par la critique dans les quotidiens, les hebdos et les revues que par la critique universitaire. A Positif, des gens comme Christian Viviani ou Jean-Loup Bourget sont à cheval sur les deux. Mais c’est vrai que je préfère le chaud au froid. Quand Olivier Assayas dit dans son livre d’entretiens avec Jean-Michel Frodon que lorsqu’il était jeune il ne lisait pas Positif parce que c’était une revue universitaire, je trouve ça énorme : on était en plein dans la mêlée, on faisait des couvertures sur les films de King Hu, les premiers Scorsese, les grands films d’Altman… L’engagement dans l’actualité du cinéma a toujours été pour la revue une priorité.
Quand tu as grandi, que tu étais jeune cinéphile, quels critiques et revues t’ont particulièrement marqué ?
A 15-16 ans, j’étais lecteur des Cahiers du cinéma et de Positif. Mon éducation cinéphile s’est faite avec ces deux revues. Truffaut était un de ceux qui m’ont donné envie d’écrire sur le cinéma. Un jour à l’âge de 19 ou 20 ans, je suis allé dans les locaux des Cahiers sur les Champs-Elysées pour acheter des anciens numéros. A l’entrée, je suis tombé sur François Truffaut, qui n’avait pas encore réalisé de longs métrages mais était très reconnu comme critique. Je l’ai abordé timidement et lui ai dit que j’aimais beaucoup ses textes. Tout comme ceux de Rivette. Mais je lui ai dit qu’il y avait un critique dans la revue que je n’aimais pas du tout car je ne comprenais rien à ce qu’il écrivait. Il ne faisait pas de la critique, parlait toujours d’autre chose que des films… Son nom bizarrement m’échappait, alors j’ai dit « Vous savez c’est lui qui écrit sur Amère victoire de Nicholas Ray… » Et là Truffaut m’a répondu : « Jean-Luc ?! mais c’est le plus doué d’entre nous ! » (rires)
Et bien oui, je ne comprenais pas les textes de Godard : d’une certaine façon, ses textes étaient comme le brouillon de l’écriture poétique, faite d’images qui se télescopent, qui sera celle de son cinéma. A Positif, il y avait Roger Tailleur et Robert Benayoun, deux grands critiques. André S. Labarthe m’avait proposé d’écrire dans les Cahiers. Si je suis finalement entré à Positif, c’est pour des raisons extra-cinématographiques. Si j’ai amené quelque chose à Positif, c’est la cinéphilie. J’aimais Dreyer, Bresson, Hitchcock, cinéastes défendus par les Cahiers, mais aussi Buñuel, Huston, Antonioni, plutôt auteurs Positif. Cela dit, Bresson avait été défendu par Bernard Chardère dans les trois premiers numéros de Positif, mais Chardère représentait l’esprit originel, avant que Positif ne tombe sous la coupe des surréalistes.
Au milieu des années 50, il y avait donc à Positif les surréalistes, les dogmatiques comme Louis Séguin et Ado Kyrou, ce dernier étant les deux, et puis la sensibilité de Tailleur et Benayoun. Benayoun avait un style flamboyant dont l’héritier est à mon avis Gérard Lefort. Tailleur était plus truffaldien, équilibré… Les Cahiers étaient plutôt littéraires, alors que Positif s’intéressait à la peinture, à l’imaginaire, au surréalisme, à la politique… Moi, j’étais à l’Unef, je militais contre la guerre d’Algérie. Mais à l’époque où j’y suis entré, dans les années 60, les deux revues étaient assez proches. A la Semaine de la critique, je m’entendais très bien avec Jean Narboni ou Michel Delahaye. On aimait Robert Kramer, Jerzy Skolimowski, j’avais même aimé Chronique d’Anna Magdalena Bach des Straub. Sans être identiques, les deux revues partageaient beaucoup de goûts communs.
C’est drôle que tu dises ça alors que tu es celui qui a prolongé plus que de raison l’opposition Cahiers-Positif ?
Je n’ai rien prolongé, il y a eu ensuite d’autres périodes de clivage. La période mao des Cahiers n’avait plus rien à voir avec notre façon d’envisager la critique de cinéma. Aujourd’hui, les deux revues n’ont à nouveau plus du tout les mêmes goûts. Ils n’aiment pas Winter Sleep, ils adorent La Bataille de Solférino ou La Fille du 14 juillet mais détestent Les Combattants, Party Girl ou Bande de filles.
Vois-tu un invariant dans les diverses périodes de clivage entre les Cahiers et Positif ?
Non. Humainement, j’aime bien l’équipe actuelle des Cahiers mais je ne comprends pas leur ligne. Je ne veux pas simplifier en disant qu’ils aiment des films mauvais et que Positif aime les bons films, mais je ne comprends vraiment pas certains de leurs choix ou rejets. Par contre, un sujet comme la maîtrise formelle oppose Positif à une certaine doxa qui va du Monde aux Inrocks en passant par Libé et les Cahiers. La maîtrise est mal vue. Pour moi, la maîtrise, c’est l’art occidental depuis l’antiquité et je ne vois pas pourquoi ça s’arrêterait aujourd’hui.
“Le critique semble parfois être là pour donner le mode d’emploi de films comme La Fille du 14 juillet à un public ignare qui ne comprend pas pourquoi ce film est génial”
C’est comme si en 1905 tu rejetais l’abstraction au nom de l’éternité de l’art figuratif…
Non non, ça, c’est autre chose ! Il y a eu de grandes évolutions stylistiques et c’est fondamental. Moi, je parle de l’idée de maîtrise. Quand Le Monde écrit négativement que le palmarès de Venise a primé la maîtrise, ça me tombe des mains. En quoi est-ce un défaut de primer la maîtrise ? La maîtrise, c’est le but de tous les grands artistes. Mais aujourd’hui il est de bon ton d’aimer les films plein de défauts. Le critique semble parfois être là pour donner le mode d’emploi de films comme La Fille du 14 juillet à un public ignare qui ne comprend pas pourquoi ce film est génial. Un film plein de trous plaît à certains critiques parce qu’ils comblent les trous. Mais quand ces mêmes voient Leviathan ou Winter Sleep, que je trouve magnifiques, eux les trouvent écrasants.
La maîtrise excessive peut étouffer un film, le priver de vie. D’autre part, la libération de l’inconscient, la part laissée à la surprise dans l’organisation, en tant qu’inverse de la maîtrise, peuvent magnifier un film, le rendre plus vivant ou mystérieux.
Peut-être. En tout cas, cette question est une ligne de partage. En même temps, je ne suis pas dogmatique, je peux admirer Cassavetes qui n’est pas un cinéaste de la maîtrise. L’accident, la non-maîtrise n’est pas pour moi un critère de qualité ou de non-qualité.
On retrouve là le clivage Cahiers/Positif. Les Cahiers se sont construits sur l’idée que la beauté ne se prémédite pas forcément, ça va de Bazin au cinéma de la prise unique de Philippe Garrel. Même si tu aimes certains de ces films-là, ce n’est pas ce que tu recherches prioritairement au cinéma. Par exemple, tu n’aimes pas le cinéma de Jacques Rivette…
Non, c’est sûr. J’aime en revanche beaucoup Rohmer.
Or avec ses films fleuves en partie improvisés, sa valorisation des creux dramatiques, Rivette n’a t-il pas ouvert une modernité comparable à l’irruption de l’art abstrait ?
J’attend le verdict du temps (rires)… Un autre clivage entre Positif et la doxa contemporaine, c’est le cinéma de l’imaginaire. Pourtant, Positif aime aussi les cinéastes du réel, on a toujours défendu Pialat, ainsi que Sautet, Rouch, Depardon, Wiseman… On aime Cédric Kahn, enfant de Pialat, Desplechin, bref, on n’a rien contre le cinéma réaliste. Mais c’est vrai aussi que le cinéma des Fellini, Resnais, Kubrick, Tarkovski, Malick, Buñuel ont été plus vantés à Positif que Rossellini ou Truffaut. L’imaginaire a joué un rôle très important dans les choix de Positif.
David Lynch ne semble pas majeur à tes yeux ? Il s’inscrit pourtant dans cette lignée de l’imaginaire…
Ah si, mais on retombe sur le problème de la politique des auteurs. Je suis contre la politique des auteurs et pour la théorie des auteurs. Le metteur en scène est l’auteur de son film même s’il ne l’écrit pas, je défends absolument cette notion. Mais je ne crois pas à l’infaillibilité de l’auteur. Ainsi, j’ai profondément admiré Lynch, mais pas Inland Empire. Dans « politique des auteurs », il y a « politique », au sens du politicien qui fait des promesses qu’il ne va pas tenir. Ainsi, Truffaut disait que le plus mauvais film de Jacques Becker serait toujours meilleur que le meilleur film de René Clément. C’est faux !
Quand Truffaut écrit ça, il ne pense pas que c’est mathématiquement vrai, mais que, stratégiquement, c’est intéressant de postuler une telle affirmation, parce qu’elle décale la perception du film comme produit raté ou réussi. Il valorise l’intention, l’idée en germe dans le film et qui innerve quelque chose de plus vaste que le film…
Peut-être, mais quand on dit que Le Petit théâtre est l’apothéose du cinéma de Renoir, pour moi, c’est de la blague. Quand on dit que les Rossellini de la télévision sont aussi bons que Rome ville ouverte, c’est de la blague ! Et contrairement à ce que disait Rohmer, La Comtesse de Hong Kong n’est pas le meilleur Chaplin. Tout ça ne tient pas ! Cette politique des auteurs, c’est tout ce que déteste dans la politique, c’est le côté « je défends mon pays, qu’il ait tort ou raison ». Eh bien non, je ne crois pas à ça. En revanche, je crois à la théorie des auteurs.
Pourtant, tu as pas mal pratiqué la politique des auteurs avec Elia Kazan, Francesco Rosi, John Boorman, Claude Sautet. Tu as soutenu tous leurs films jusqu’aux moins défendables.
Non, je dis que certains films de ces auteurs sont moins bien que d’autres. Si je programmais une rétrospective Rosi, je choisirais L’Affaire Mattéi ou Salvatore Giuliano plutôt que Oublier Palerme. Mais c’est un fait je n’ai jamais vu de film de Kazan, Rosi ou Sautet dont je me suis dit que c’était un navet. Peut-être aussi que connaître des cinéastes, écrire des livres sur eux, amène à être plus indulgent. Ceux que j’aime ont un mélange d’intelligence et de talent. Quand on voit et entend Cimino, il est tellement con qu’on comprend qu’il n’a pas fait la carrière qu’il aurait pu faire. Il avait carte blanche pour Le Sicilien, un très mauvais film où on voit qu’il n’a rien compris à la Sicile. Cimino a fait deux grands films, ensuite, si sa carrière s’est enlisée, il doit s’en prendre avant tout à lui-même. Quand Sautet fait Un mauvais fils, c’est un film que je n’aime pas beaucoup, mais on ne peut pas dire que Sautet soit tombé très bas, alors que certains cinéastes peuvent descendre à un niveau tellement mauvais que je ne comprends pas.
As-tu parfois changé d’avis à propos d’un cinéaste que tu détestais au début ?
Benoît Jacquot est celui sur lequel j’ai le plus changé d’avis. Je n’aimais pas ses premiers films, trop imitations bressonniennes ou trop académiques. Puis Jacquot s’est intéressé aux êtres humains, notamment aux femmes, à partir de La Désenchantée. Les comédiens, la direction d’acteurs, c’est important chez les bons cinéastes. Bergman s’est de plus en plus intéressé aux comédiens. L’acteur est la pierre de touche d’un film. C’est aussi ce qui s’est passé avec Jacquot : il a commencé avec un cinéma conceptuel, cinéphile, et maintenant, les Cahiers mettent zéro à Trois cœurs. Depuis une vingtaine d’années, Jacquot fait partie des cinéastes français dont j’attends les films.
“Être de gauche n’est pas un brevet automatique de progrès”
Tu n’aimes pas les snobismes, les coteries, tu affirme aimer les libres penseurs, ce qui t’amène à défendre des gens comme Jean Clair ou Philippe Muray, étiquetés réactionnaires.
Oui, bien sûr. J’ai été enfant de chœur et à 16 ans j’ai rejeté le catholicisme et n’ai plus mis les pieds dans une église. Mais en même temps, j’ai été passionné par les écrivains catholiques comme Mauriac, Bernanos, Bloy… Je ne partage pas forcément les opinions politiques de Bernanos mais j’ai admiré le citoyen, son courage à certains moments de l’histoire. Philippe Muray est peut-être réactionnaire mais ce n’est pas Eric Zemmour ou Renaud Camus. Être de gauche n’est pas un brevet automatique de progrès.
Je suis à la fois pour la modernité et antimoderne. J’aime les cinéastes révolutionnaires mais qui dialoguent en même temps avec la culture du passé, comme Resnais ou Kubrick. J’aime les cinéastes qui n’emboitent pas le pas de toutes les modes. Et puis on peut aimer des gens qui ne votent pas forcément comme soi. J’ai lu Muray avant qu’il ne devienne à la mode et certains de ses textes m’ont plu, comme quand il critiquait cette époque où on s’éclate, avec la fête de la musique, etc. Ce côté festif obligatoire m’exaspère aussi. Comme à Cannes, où les gens s’applaudissent d’être au Festival. Jean Clair est un homme très cultivé, qui aime certains artistes contemporains, mais il ne bêle pas d’admiration devant Damian Hirst ou Jeff Koons. L’art contemporain, c’est le triomphe de notre profession, car c’est le critique qui règne en majesté. Il n’y a que le critique qui peut dire à un conservateur de musée que tel sac poubelle est une grande œuvre d’art alors que le sac poubelle dans la rue n’a aucun intérêt. C’est vrai que par rapport à ça, j’ai une position souvent polémique.
Le lien que tu fais dans ton livre entre Deleuze et Muray, qui seraient reliés par la méfiance de tous les systèmes, est quand même très étrange.
Mais je ne les associe pas du tout ! Je dis que Deleuze était anti-hegélien, anti-marxiste… Je n’aime pas l’esprit de système. J’aime l’impureté. C’est pour ça que je suis un social-démocrate depuis l’âge de 16 ans où j’étais mendésiste, et je n’ai jamais changé. J’ai soutenu Rocard, Jospin, j’admire la social-démocratie scandinave ou allemande, parce que je ne crois pas à la pureté idéologique. La pureté, l’utopie, ça entraîne les massacres de masse, le totalitarisme, qu’il soit de gauche ou de droite. C’est en cela que j’admire la pensée de Deleuze. Quant à Muray, il a écrit des livres magnifiques sur le XIXe siècle, c’est un homme de grande culture, de même qu’Antoine Compagnon. Ce sont des modernes antimodernes, comme Polanski ou Resnais, ils renouvellent les choses tout en dialoguant avec le passé.
Tu dis avoir eu le sentiment de vivre un moment historique en découvrant Hiroshima mon amour. Pourquoi Hiroshima et pas À bout de souffle ?
En 58-59, j’ai étudié aux États-Unis, je suis revenu en France en septembre 59 et j’ai rattrapé tous les films que je n’avais pas pu voir. J’ai donc vu coup sur coup A bout de souffle, Les 400 Coups et Hiroshima mon amour et j’ai tout de suite établi mon podium. Le grand film qui renouvelait le langage cinématographique, c’était Hiroshima mon amour. Aux Cahiers aussi, en les lisant, on sentait que c’était pour eux un ébranlement considérable. En deuxième place, je mettais A bout de souffle, qui racontait une histoire classique mais avec des ellipses, des regards-caméra, mais pas avec la même radicalité que Resnais dans Hiroshima. Enfin, il y avait un très bon film, Les 400 Coups, dans une veine néoréaliste. Je n’ai pas varié depuis.
Et as-tu vécu à nouveau ce sentiment de vivre un moment historique du cinéma depuis 1959 ?
Oui, avec 2001 l’odyssée de l’espace, que j’ai découvert à Londres, deux mois avant sa sortie en France. Je me rappelle du désarroi de la critique : c’est un film qui a profondément divisé. Moi, j’étais subjugué. Pas tant par le renouveau du langage cinématographique mais par son imaginaire. Le Voyage des comédiens de Théo Angelopoulos a aussi été un choc radical en terme de narration, de dimension épique… Plus récemment, je dirais le dyptique Lost Highway et Mulholland Drive.
Et dans le nouvel Hollywood ?
Mean Streets est à coup sûr très important. La Balade sauvage, évidemment… Portrait d’une enfant déchue, totalement neuf sur le plan narratif. Chez Coppola, je retiens Le Parrain 2 et Conversation secrète. J’aime aussi les cinéastes américains moins considérés comme Pakula, Rafelson, et ceux de la nouvelle génération comme Paul Thomas Anderson… There Will Be Blood est un très grand film.
Tu dis être ouvert, aimer l’échange d’idées. Or quand tu inventes le triangle des Bermudes de la critique, composé des Cahiers du cinéma, du Monde et de Libération, élargi aux Inrockuptibles et à Télérama, ou quand tu trouves scandaleux que le critique Jacques Mandelbaum analyse L’Avventura ou Psychose comme des films post-Shoah, est-ce que tu ne refermes pas le débat avant même de l’ouvrir en délégitimant par avance tes contradicteurs, en refusant de considérer leurs idées pour ce qu’elles sont ?
Il y a deux types de débats. Ceux comme celui que nous avons en ce moment, et d’autres où je ne veux pas m’engager parce que je trouve qu’ils reposent dès le départ sur des aberrations. Dire que L’Avventura a un rapport avec la Shoah, c’est délirant. Ce serait écrit dans une petite revue estudiantine, je ne réagirais pas, mais là, c’était dans une publication institutionnelle, entérinée par la Cinémathèque, c’est de la culture officielle. Dire dans un tel cadre que la disparition d’Anna dans L’Avventura, c’est la disparition du peuple juif, je trouve ça obscène.
Obscène pour qui, par rapport à quoi ?
Par rapports aux Juifs disparus. A part Jacques Mandelbaum, personne n’a pensé à la Shoah en regardant L’Avventura.
Tu ne penses pas précisément que l’un des rôles de la critique consiste à formuler des hypothèses auxquelles personne ne pense encore ?
Non ! Enfin, en tous cas, pas en ce cas précis. Je pense que cette analyse n’a aucun futur. Le lien avec le public est important et de ce point de vue, je pense à la critique comme à la création. Je suis un anti-victimisation du créateur. Je l’ai dit pour Cimino, je pense que la plupart des grands cinéastes ont fini par atteindre le public. Ils l’ont parfois perdu, retrouvé, mais je suis contre l’idée des artistes victimes du système. Avec tous ses défauts, avec ses personnalités tyranniques, vulgaires, incultes, castratrices, Hollywood a tout de même produit Ford, Hawks, Capra, Kazan, Preminger, Minnelli… Les studios japonais, fonctionnant sur le même modèle qu’Hollywood, ont produit des dizaines de films de Mizoguchi, Ozu, Kurosawa… Bref, les plus grands génies du cinéma ont pu s’exprimer à l’intérieur d’un système industriel.
La Règle du jeu, qui est régulièrement cité dans les « dix meilleurs films du monde » a été un échec public et critique à sa sortie. Le lien qualité/succès est quand même très fluctuant.
Mais en faisant ce film, Renoir ne s’est jamais dit « je vais faire un film qui ne plaira pas et qui prendra tout le monde à rebrousse-poil ». Contrairement à certains artistes contemporains, Renoir ne montre pas un sac poubelle.
Mais aujourd’hui beaucoup de gens aiment voir des sacs poubelle dans des musées…
C’est vrai… tu as raison. Il y a vingt ans les gens ricanaient encore. Aujourd’hui, ils sont tétanisés.
Un autre motif de vindicte envers ce que tu appelles la doxa, c’est la survalorisation à ton sens du cinéma français par la critique française.
Je suis pourtant le premier à penser que le cinéma français est un des plus importants au monde. Si on examine son histoire, il n’y aucune période où il cesse d’être créatif et intéressant. Sur la longueur, je pense qu’il est le cinéma national le plus important avec le cinéma américain. Je ne dirais jamais que le cinéma anglais est aussi passionnant toutes périodes confondues que le cinéma français. Il mérite mieux pourtant que le mépris qu’il suscite souvent dans la presse française. J’examinais récemment une histoire du cinéma récente et j’ai été étonné de voir Jane Campion, Peter Weir ou Carol Reed ignorés alors que son citées Tonie Marshall, Emilie Deleuze ou Mia Hansen-Love une ou plusieurs fois !
Encore récemment, j’étais aussi très surpris par la façon dont les quotidiens français ont couverts la dernière Mostra de Venise. Les films dont parlent les critiques sont presque pour l’essentiel ceux que tout le monde attendait depuis Paris. Un film serbe a eu le prix de la critique internationale, une sorte d’Enfant sauvage pendant la guerre de Sarajevo, et les critiques français des grands quotidiens n’en ont pas parlé, ne l’ont possiblement pas vus. Par contre, ils parlent d’Abel Ferrara, Benoît Jacquot, Xavier Beauvois… Il y a quand même une vraie absence de curiosité. Et c’est élémentaire la curiosité pour un critique de cinéma. On préfère ne pas se risquer à voir des films qui n’ont pas encore de légitimité germano-pratine.
L’absence de curiosité des journalistes, leur éventuelle paresse, on peut comprendre que ça t’irrite. Mais pourquoi embrayer sur une hypothèse paranoïaque, à base de société secrète, de petite communauté germano-pratine qui fonctionne en réseau… Alors que tu es toi même au coeur des réseaux d’influence de la cinéphilie depuis très longtemps…
J’ai eu la chance de participer très tôt au Masque et la Plume, puis d’avoir une émission sur France Culture et donc de bénéficier d’une certaine exposition. Mais à part moi, ce n’est pas le cas pour beaucoup des rédacteurs de Positif. Je ne comprends pas pourquoi ces rédacteurs extrêmement brillants ne sont pas d’avantage sollicités par les grands médias. C’est une société très fermée. La presse avait beaucoup de diversité dans ma jeunesse. Il y avait la presse communiste, les cathos, la critique formaliste, etc. Un grand nombre de tendances étaient représentées. Aujourd’hui dans Telerama, Les Inrocks, Libération, Le Monde, Les Cahiers, on est très souvent d’accord sur tout.
C’est pas tout à fait vrai. Avec Les Cahiers du cinéma par exemple, nous sommes en désaccord sur de plus en plus de films…
C’est vrai. Les Cahiers aujourd’hui sont à nouveau un peu à part dans le paysage critique. Mais d’ailleurs vous remarquerez que je n’utilise plus l’expression Triangle des bermudes depuis une dizaine d’années. L’effet de consensus systématique dans la presse culturelle de qualité était beaucoup plus fort il y a une quinzaine d’années par exemple. Libération aussi a beaucoup évolué. On n’imagine plus Gerard Lefort écrire une critique aussi virulente que Chronique d’une merde annoncée (ndrl à propos d’un film de Francesco Rosi, Chronique d’une mort annoncée). Il a mûri. La situation du cinéma, celle de la presse, ont changé. Ce type d’éreintements appartient à une autre époque. Mais si j’ai pu m’agacer du côté « petite société » formée par les critiques de ces journaux, je me réjouis néanmoins que la vraie cinéphilie y soit encore représentée, alors qu’on la voit disparaitre dans la plupart des journaux.
Il faut dire qu’en même temps que les tribunes critiques ont pu s’amoindrir dans la presse généraliste, on a pu assisté à une migration de la critique sur les blogs, les revues en ligne…
J’adorerais qu’on me fasse un guide des blogs cinéma qu’il faut lire. Je n’ai pas le temps de tout lire, de surfer pendant des heures. Si vous avez des conseils à me donner, n’hésitez pas…
Zinzolin est par exemple une très bonne revue en ligne.
Ah bon ? Je le note. Zin… zolin ?
Tu n’as jamais tenu de discours crépusculaire sur la fin du cinéma.
Non jamais. Dans mon livre d’entretiens avec Jane Campion, j’écris en introduction qu’il m’est indifférent que Jane Campion soit une femme, que ce n’est pas à ce titre, celui d’une écriture supposément féminine, qu’elle m’intéresse. Ce n’est pas non plus en tant que cinéaste des antipodes. Meme si je pense que les cinémas australiens ou de Nouvelle Zélande sont souvent sous-estimés. Si le cinéma de Jane Campion me passionne, c’est parce qu’à l’égal de ceux de Tarantino, des Coen ou de Tim Burton, il est porté dans une foi absolu dans les pouvoirs du cinéma, de la fiction et du récit.
Tous ces cinéastes sont apparus à la fin des années 80 à une époque où des voix d’une génération précédente, celle de Godard, de Serge Daney… au contraire théorisaient la mort du cinéma. Je me souviens d’une conférence du cinéaste Alain Tanner à cette époque où il disait que le cinéma allait mourir et qu’on ne pouvait plus raconter d’histoire. Ce type de prophétie m’a toujours semblé comparable à celle d’un montagnard qui ouvre ses fenêtres un 24 décembre et s’exclamerait « le monde entier est sous la neige ! » La crise créative d’Alain Tanner, la maladie de Serge Daney, la mélancolie de Godard ne permettent pas d’en déduire quoi que ce soit sur l’état du cinéma.
Il n’est pas illégitime quand on est cinéaste ou critique de mettre en question la possibilité meme du récit, de la narration… L’art pictural est bien passé à moment donné de la figuration à l’abstraction.
Mais non justement. Alors que s’implantait l’art abstrait s’épanouissait aussi le travail éblouissant des grands peintres expressionnistes allemands…
Et pour toi, bien sûr, c’est mieux…
Quoi ?
Tu préfères la modernité telle qu’elle s’incarne dans l’expressionnisme allemande, c’est à dire un état nouveau de la figuration, que l’art abstrait qui la remet en cause…
Mais pas du tout ! Je défends la possibilité que les choses soient concomitantes. Que la possibilité de l’abstraction ne frappe pas d’infamie, de ringardise ou de soupçon de conservatisme le choix de continuer dans la figuration. On peut aimer au même moment Hiroshima mon amour et Rio Bravo, deux films concomitants. Et je ne pense pas que Hawks se soit senti terrassé par la nouveauté du film de Resnais et ait pu se dire « qu’est je suis ringard avec mes histoires de duels et de cow-boys ». Je ne crois pas à un darwinisme, une linéarité univoque de l’histoire de l’art.
Il y a vraiment très peu de mélancolie en effet dans ton rapport au cinéma, à la critique… Tu sembles très confiant pour la suite, comme si tu ne doutais pas qu’il y aurait toujours des films et des critiques pour en parler…
Ah non attention ! Je ne tire pas du tout de plans sur la comète. Je vis au jour le jour, enfin disons au mois le mois puisque je travaille pour un mensuel. Si je n’avais pas un peu d’appétit pour le présent, pour la création contemporaine, si on ne parlait que des chefs-d’oeuvre, on ferait une revue annuelle. Je pense que 80 % des films n’ont pas grand intérêt, mais les 20v% qui restent permettent de faire un mensuel. Chaque mois il y a quatre ou cinq films qui nous intéressent vraiment. Parfois arrivent des films qu’on attend pas, comme récemment Fury, un film de guerre avec Brad Pitt, vraiment à l’os, très classique dans sa forme et d’une force incroyable. C’est le genre de découvertes qui me fait plaisir. Ou encore je viens de voir le nouveau film du réalisateur de Bullhead, qui s’appelle Quand vient la nuit. Il a tourné à Hollywood sans se faire du tout bouffer par le système. Et chaque mois, il y a une demi douzaine de bonnes nouvelles comme ça qui permettent à croire que le champ de la création ne se restreint pas. Je ne pense pas pour autant que nous vivons dans l’age d’or du cinéma. Les années 60 ont été une décennie exceptionnelle car on découvrait les derniers chefs-d’oeuvres des grands maitres de l’age classique tout en étant ébloui par les inventions des grand modernes. Il y avait des Nouvelles Vagues passionnantes au quatre coins du monde, des Pays de l’est au Brésil. Je pense que toutes les périodes ne se valent pas, qu’en Histoire de l’art, il y a des phases plus ou moins riches. Mais je ne vois pas non plus de raison de désespérer du présent.
C’est assez fascinant justement qu’en ayant été acteur de cette période, puisque, bien que très jeune, tu étais déjà un critique influent, tu es gardé un tel goût du présent , une appétit aussi intact pour la prospection et pour les rituels de ton métier de critique.
Mais cette absence de mélancolie, j’ai l’impression que vous me la reprochez ! (rires)
Ah mais non ! Elle nous impressionne !
Il ne faut pas confondre la mélancolie et la nostalgie. Godard est plutôt du côté de la mélancolie et Truffaut de la nostalgie. J’aime beaucoup la mélancolie, j’ai dirigé un dossier sur cette question. C’est la maladie des artistes. Peut être que j’en suis préservé parce que je suis un critique et pas un artiste. Kubrick par exemple est un très grand mélancolique. Shining c’est un film immense sur la mélancolie. C’est l’homme enfermé dans un bureau qui se barricade du monde. Angelopoulos est mélancolique. Beaucoup de mes artistes préférés sont mélancolique. Ce qui m’anime, c’est l’activité. L’activité d’enseignant d’abord, celle d’homme de radio, d’animateur de revue, de voyageur en festival, font qu’il n’y a pas de place dans ma vie pour la mélancolie. L’action, même intellectuelle, permet d’être aimanté par ce qui est nouveau, ce qui arrive, et de ne pas être dans la déploration de ce qui est passé.
Ce qui a fait ta reconnaissance et ton prestige tient finalement beaucoup à l’oral : tes interventions au Masque et la Plume sur plus de quatre décennies, des livres d’entretiens avec de grands cinéastes… Cela a finalement autant, sinon plus, compté que tes articles critiques non ?
C’est vrai que depuis plusieurs années je n’écris plus de critique. Mais j’en ai beaucoup écrites dans la première moitié de ma carrière. La critique demande un recueillement et une concentration que toutes mes activités ne m’offrent pas. Et puis aujourd’hui je suis davantage désireux de voir de jeunes critiques talentueux qui arrivent à Positif s’approprier les films qu’ils découvrent que d’écrire moi-même. Ma connaissance de la langue anglaise, celle de l’histoire du cinéma, mon gout du dialogue et de la critique font que j’aime beaucoup aujourd’hui faire de longs entretiens, souvent avec des auteurs anglo-saxons. Mais mes livres d’entretiens avec des cinéastes comprennent aussi des articles d’analyse critique. Celui avec Jane Campion par exemple est doté d’un texte par film. Et Gallimard va rééditer mon livre Les Conquérants d’un nouveau monde, constitué d’analyses du cinéma américain, avec un ajout de 200 pages ou plus. Ce qui signifie que j’ai quand meme pas mal écrit depuis les années 80.
Qui as tu le mieux connu entre Elia Kazan, Joseph Losey et Stanley Kubrick?
J’ai assez bien connu Elia Kazan, Francesco Rosi, Joseph Losey. Mais Stanley Kubrick, c’est différent. Je ne l’ai vu que cinq ou six fois dans ma vie. Mais cela suffit a faire de moi un des journalistes qui l’a le plus souvent interviewé. Je suis même allé chez lui une fois. Il m’avait invité à déjeuner pour faire l’interview. Ce qui était très malin puisque ça lui permettait d’esquiver toutes mes questions – il n’aimait vraiment pas les interviews. Au lieu de répondre, il fallait aller vérifier la cuisson, se levait toutes les cinq minutes… Il jouait à mort les réductions de temps jeu. (rires)
Sur la couverture de ton livre, on te voit aux côtés de Martin Scorsese. C’est un cinéaste dont tu es proche ?
Je ne dirais pas ça. Mais j’ai découvert Mean Streets à la Quinzaine des réalisateurs en 1974 et Michael Wilson et moi avons fait avec lui un très long entretien pour Positif. Je pense que c’était le premier grand entretien avec Scorsese publié en France. Depuis j’ai eu l’occasion de l’interviewer régulièrement, de le croiser dans des festivals. Et même si je n’aime pas du tout son dernier film, Le loup de Wall Street, j’admire beaucoup son oeuvre. Elle court sur plus de quarante ans, et avec Woody Allen et Clint Eastwood, c’est à peu près le seul qui a une telle continuité de création. Mais ce qui m’importait surtout, et m’a conduit à le choisir pour la couverture de ce livre, c’est qu’il est vraiment un homme du partage : un grand cinéphile, un homme soucieux de la jeune création, quelqu’un de vraiment généreux avec le travail des autres.
Quentin Tarantino a dit dans un documentaire qui t’est consacré « Tant que le cinéma est entre les mains de gens comme Michel Ciment, il n’y a pas de soucis à se faire », ça te flatte?
Oh ne soyez pas jaloux, il dit ça parce qu’il ne vous connait pas (rires). Je trouve ça très sympathique mais je ne le prends pas personnellement. Il n’y a pas que moi. C’est vrai que tant qu’il y aura des critiques cinéphiles, passionnés, qui comprennent les intentions des cinéastes et donnent une large répercussion à leur travail, et que ces critiques trouveront des tribunes pour s’exprimer, le cinéma sera entre de bonnes mains.
Le Cinéma en partage, Michel Ciment, aux éditions Rivages
Propos recueillis par Serge Kaganski et Jean-Marc Lalanne
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