Bruno Podalydès (Dieu seul nous voit) nous parle de son quatrième film, Liberté Oléron, une comédie familiale de vacances, inspirée par le film d’aventures et l’épopée maritime.
Tu as une espèce de présence/absence dans la sphère publique, tes films marchent bien mais on ne te voit pas souvent. Comment vis-tu ce statut un peu flou dans le cinéma français ?
Tout ça est un peu inconscient. Déjà, il y a du temps entre mes films. Des fois, je ne rends pas l’invitation à une soirée, je me fais oublier. Plus généralement, il m’est nécessaire d’avoir le sentiment de repartir à zéro à chaque fois, y compris dans mes liens avec les gens. Je n’entretiens aucune relation sur le long terme pour des raisons professionnelles. Par exemple, je pensais vivre mieux le tournage de Liberté Oléron parce que c’était mon quatrième film, et pas du tout, j’avais le sentiment de tout recommencer. Même à l’intérieur de mes films, je ne capitalise pas sur la scène d’avant. Il peut exister une scène où tout le monde rigole, et la scène suivante ne tirera pas nécessairement profit de la précédente. Dans la vie de tous les jours, c’est pareil, j’essaye toujours d’être dans un état neuf. C’est vrai aussi que j’aime bien prendre les transports en commun, me fondre dans l’anonymat, être transparent.
C’est l’inverse avec ton frère Denis qui, lui, est à présent solidement identifié dans le paysage des acteurs.
Il y a peut-être un effet compensation, comme dans Faux semblants de Cronenberg. C’est sans doute une théorie fumeuse, mais peut-être que plus il apparaît, plus je disparais.
Après un film ambitieux et difficile à faire (Dieu seul me voit), as-tu envisagé consciemment Liberté Oléron comme un film mineur ?
C’est vrai que j’étais assez ambitieux en attaquant Dieu seul me voit, dans les questions que je me posais sur la société, la démocratie Et je me suis fait un peu cueillir sur celui-là. Avec Denis, on étaient partis il y a une dizaine d’années sur un film ayant pour sujet la voile ? terreau d’anecdotes assez drôles, du genre le bateau suspendu aux amarres, ce qui nous faisait bien rire il y a dix ans. On avait écrit les deux tiers du scénario, puis on a laissé reposer pendant des années. Inconsciemment, on avait arrêté la première mouture au moment où la famille s’embarque vers l’île d’Aix. On sentait qu’il fallait passer par une crise familiale, mais on n’étaient peut-être pas encore mûrs pour la mener à bien. Depuis, on a un frère qui s’est suicidé il y a quatre ans, j’ai eu des enfants’ beaucoup d’évènements se sont produits. Quand on a repris le film, il était chargé de tout ça. Certains me reprochent le basculement de la dernière partie, mais moi, je n’aurais jamais tourné ce film sans cette partie finale. Pour prendre une métaphore de voile, cette partie est la quille du film.
La part autobiographique est-elle importante ?
J’ai fait de la voile quand j’étais enfant, mais c’est pas le plus important. Tout réalisateur français rêve à mon avis de filmer le grand canyon, les grands espaces. Ce qui me plaisait en tant que réalisateur, malgré la petitesse du sujet, c’était de retrouver un parfum de film d’aventures, d’épopée, dans des dimensions très réduites, certes, mais avec les mêmes aspirations, le même mouvement. Ce type de décalage me plaît beaucoup. L’île d’Aix, je la filme comme un île lointaine, avec un volcan’ C’était mon plaisir sur ce film : le temps d’un plan ou d’un instant fugitif, je pensais à une bataille de pirates.
Cette aspiration au film d’aventures est bien là, mais toujours ancrée dans le quotidien très présent et concret d’une banale famille actuelle.
Ancrée, voire empêchée (rires)? C’est toute la dialectique de ce film, qui se résume quasiment dans son titre. D’un côté la liberté, de l’autre Oléron avec son O bien fermé. Le dernier livre que j’ai lu avant d’aborder le film, c’est Simbad le marin, que j’ai beaucoup aimé.
Ce titre ne reflète-t-il pas aussi ta façon d’envisager le cinéma et la mise en scène, comme un mélange de liberté et de structure ?
Même si je fais une comédie, je me sens tragiquement sérieux à chaque étape, mais je ne prends pas au sérieux l’étape précédente. Si un comédien ne trouve pas ses mots, je fais mine d’oublier ce que j’ai dit ou fait avant. Je demande souvent à la scripte de me rappeler où on en est. J’entretiens une fausse amnésie qui m’est nécessaire, j’essaye toujours d’être dans l’instant présent. Quand, comme moi, on écrit, on tourne, puis on monte, on se sent totalement libre de remettre en cause ce qu’on a fait avant. Là, comme en plus il s’agissait de la mer, tout était remis en cause chaque jour, ne serait-ce que d’un point de vue pratique. J’ai pas d’anecdote emblématique à raconter, c’est plein de détails qui modifiaient le cours des choses quotidiennement. J’en reste toujours à un exemple datant de Versailles Rive gauche. L’appartement était tellement petit que c’était un moteur puissant dans le processus du film. Il faisait tellement chaud qu’il valait mieux que la première prise soit la bonne, je ne pouvais pas filmer dans la salle de bains alors qu’on avait prévu une scène où Denis (Podalydès) se lavait les dents, donc il s’est finalement lavé les dents dans le salon, ce qui lui permettait de ranger en même temps, puis je lui ai demandé de faire un son de brosse à dents, et il est parti dans un concerto pour brosse à dents, que j’ai gardé en son off et qui représentait au final son agitation intérieure, etc, etc, et tout ça parce que la salle de bain était trop exigüe ! Les contraintes doivent s’organiser au profit du film, il faut toujours réinterpréter tout ce qui peut arriver. Cette question de l’aléatoire qui sert le film me passionne. Souvent, rétrospectivement, je me dis heureusement que là il s’est mis à pleuvoir, heureusement qu’il était pas d’accord, heureusement que Machin a refusé le rôle (rires)?
Comment filme-t-on en pleine mer ?
On passait des heures en mer, debout sur des barges d’ostréiculteurs. C’était assez beau à voir : quinze personnes debout, et comme la barge était pleine, l’eau recouvrait le pont. On avait l’impression que c’était quinze Jésus marchant sur l’eau. Le bateau était attaché aux barges par un système de perches sous-marines, de façon à ce qu’il reste toujours à égale distance des barges, ce qui permet de filmer ? sinon, le point changerait toutes les secondes. J’ai vu le making off des Dents de la mer, Spielberg filmait ce genre de scènes caméra à l’épaule. C’est marrant, même dans un film à gros moyens, quand on est en mer, c’est retour direct à la modestie. Cela dit, te marre pas, mais en faisant ce film, j’ai aussi beaucoup pensé à Titanic. C’est un peu une boutade, mais les deux films sont la chronique d’un naufrage annoncé.
C’est aussi une comédie. Comment fait-on une comédie avec les personnages et pas contre eux ?
J’ai pas de méthode, c’est une conjonction de divers éléments. Ça dépend de la façon dont on écrit les personnages et leurs relations, ça dépend aussi de la réalisation. Il y a un truc que je supporte pas, notamment dans de nombreux films américains, c’est qu’on me ferme le sens, qu’on m oblige à penser un truc du plan et un seul. Si je dois expliquer à un acteur fais comme ci ou comme ça , je considère que c’est un échec. Je m assure juste que nous avons la même histoire en tête. Les nuances d’une comédie se jouent entre l’écriture et la réalisation, et puis le choix des acteurs compte beaucoup. C’est bien d’avoir des acteurs qui vont aller un peu contre le personnage, sans tomber non plus dans le cliché du contre-rôle.
Dans cette famille ordinaire, le père agit comme un catalyseur, c’est à la fois un personnage de fiction et un metteur en scène de son quotidien.
Exactement. Pour moi, c’est vraiment un metteur en scène, qui essaye d’orchestrer le bonheur des autres, ainsi que sa propre fiction. Il est constamment en train d’apprendre un rôle. Sa famille le tolère parce qu’elle n’est pas dupe. Les enfants perçoivent bien son côté comédien et n’ont pas si peur de lui, même lorsqu’il lève le poing. C’est pas une vraie violence, le coup de poing est un peu à côté. Il s’est donné le rôle du marin, et le décalage entre ce rôle et ses véritables compétences produit le comique. Le burlesque est un noyau dur inépuisable.