Le nouvel album d’Arcade Fire, Everything Now, est tout entier pensé autour du détournement publicitaire. Lors d’un concert pour lancer l’album à Brooklyn fin juin, Win Butler était drapé de fausses pubs ; autour de la scène, on voyait des affiches pour une fausse marque de céréales, “Creature Comfort”, et des faux logos pour chaque […]
Alors que les détournements de marques ou de logos ont toujours fait partie de la création artistique, la publicité sur le web est vitale pour l’économie des médias. Mais aux Etats-Unis les fake news et les liens de propagande politiques fleurissent sur les pages.
Le nouvel album d’Arcade Fire, Everything Now, est tout entier pensé autour du détournement publicitaire. Lors d’un concert pour lancer l’album à Brooklyn fin juin, Win Butler était drapé de fausses pubs ; autour de la scène, on voyait des affiches pour une fausse marque de céréales, “Creature Comfort”, et des faux logos pour chaque titre : “Infinite Content”, “Sign of Life”… Arcade Fire en a remis une couche pour sa promo télé, au Late Show de Steve Colbert, le 3 août. Avant leur passage, le téléspectateur a dû regarder la pub d’une fausse entreprise, la “Everything Now Corporation” (“Tout, tout de suite. Les deux mots les plus importants du vocabulaire anglais” dit la pub.)
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Le spot, avec son atmosphère faussement utopique, fait penser à du Paul Verhoeven. C’était un doigt d’honneur à Amazon : Everything Now est une espèce de World Company prête à pourrir la société pour apporter la gratification immédiate au consommateur paresseux – et forcément complice. Le groupe pousse très loin le délire. Avant leur passage, la boîte fantôme Everything Now a envoyé à Colbert un polycopié, comme écrit par une équipe d’avocats d’affaires. Everything Now exige que Colbert fasse le placement produit d’un energy drink, face caméra, avant le concert (Colbert s’est exécuté et a partagé le document sur twitter).
Du « subvertising » ?
https://youtu.be/fH29jAc6ICM
On peut voir ce lancement d’album comme une nouvelle étape de la longue histoire du détournement de marques par les artistes. Chez Warhol et ses soupes Campbell’s comme pour Arcade Fire et sa fausse World Company, on détourne une marque, vraie ou non, comme un tremplin pour l’autopromotion – et dans le cas d’Arcade Fire, pour partager des valeurs anti-marchandes et entretenir une connivence avec son public.
Arcade Fire statement re: Tannis Wright / social media. @pitchfork @stereogum @consequence @NME @RollingStone pic.twitter.com/ntFneFFanE
— Arcade Fire (@arcadefire) August 10, 2017
“Ça ressemble à du subvertising”, pour Karine Berthelot-Guiet, directrice du CELSA-Paris-Sorbonne : un courant artistique qui détourne la publicité, apparu aux Etats-Unis dans les années 90. Quand Arcade Fire produit une fausse pub de boîte de céréales pour faire sa promo sur Youtube, la chercheuse en sciences de l’information et de la communication y voit une référence à “Fat Tony”, une mascotte de l’artiste Ron English, qui a détourné le tigre des céréales Frosties en le rendant obèse, et au brandalism, l’acte de détériorer un objet publicitaire. Un concept que la pub récupère à son profit : par exemple, quand E. Leclerc, pour contrer les pubs taguées dans le métro parisien, ajoute à ses affiches des slogans soixante-huitards détournés au marqueur : “Il est interdit d’interdire de vendre moins cher.”
Le business des liens recommandés
Il arrive que les consommateurs abîment ou détournent une pub pour s’exprimer. Que des fausses pubs infiltrent les médias pour détériorer une démocratie, c’est beaucoup plus rare. Ça s’est pourtant passé en 2016 aux Etats-Unis. Sur Internet, des liens publicitaires en bas d’articles sérieux renvoyaient sur des tas de petits sites ou blogs, générateurs de fake news politiques. Des mastodontes de l’info comme CNN ou Buzzfeed ont sponsorisé, malgré eux, des sites de propagande pro-Trump. Les liens diffamatoires sur Hillary Clinton remportaient un ratio de clics exceptionnel. Vous pouviez lire une enquête politique fouillée puis tomber en bas de page, entre deux liens renvoyant à des slideshows sur la chirurgie des stars, sur un titre politique accrocheur : “Après avoir lu ça, vous ne voudrez plus voter Clinton!”, “Les photos que le clan Clinton ne veut pas que vous voyiez”, etc.
La pub sur le net a longtemps eu du mal à pénétrer les cerveaux – franchement, qui aime les pop-ups ? La solution passe par une subtile fusion entre pub et info. D’abord avec le native advertising, mais surtout les “plateformes de recommandations de liens sponsorisés” (tous les “Autour du web” qui ont fleuri en bas des pages ces dernières années, par l’intermédiaire de nouveaux poids lourds du web comme Outbrain – dont Les Inrocks sont partenaires.) « Charlotte Gainsbourg : pourquoi elle a renoncé à la chirurgie esthétique », « 4 aliments que les chirurgiens déconseillent absolument après 45 ans », « Pourquoi faire isoler ses combles perdus ? »…
Vous avez certainement déjà vu passer ces titres accrocheurs à la fin d’un article. En quête de revenus sur le web, la plupart des médias européens et américains travaillent main dans la main avec des entreprises comme Outbrain, Revcontent ou Taboola pour booster leurs revenus. Le principe est simple : sur le côté ou en bas de chaque article, une rubrique vous propose une série de liens internes au site, ou externes redirigeant ainsi vers d’autres médias ou des contenus publicitaires. Pour ce faire, la plupart des grands médias – CNN, le New York Post, Fox News mais aussi Le Monde, Libération Le Figaro, Radio France – ont choisi Outbrain.
Créée à New York en 2006 par les Israéliens Yaron Galai et Ori Lahav, l’entreprise est aujourd’hui installée dans 17 pays, et génère 200 milliards de pages recommandées aux internautes chaque mois, touchant ainsi près de 557 millions de visiteurs. Rien que ça. Grâce à un panel d’algorithmes puissants, Outbrain se targue de recommander “du contenu intéressant, pertinent et digne de confiance”.
Le système prend alors en compte les préférences de l’internaute sur le site en question, mais aussi son comportement sur le web (ce qu’il partage sur les réseaux sociaux, les sites qu’il consulte régulièrement, ce qu’il consomme…), et enfin, ce qui marche le mieux en temps réel. Si la plateforme ne finance que les plus gros médias, il existe aussi un modèle gratuit pour les sites amateurs comme les blogs.
Etats-Unis : le danger des fake news
Ces liens sponsorisés restent gentillets en France quand ils touchent à la politique. “On a beaucoup de viralité, de petites phrases, de mèmes, constate Karine Berthelot-Guiet. Il y a un travail classique qui relève de ce qui s’est toujours fait en France avec la satire.” Aux Etats-Unis, ça a sérieusement dérapé vers la calomnie. “Les liens sponsorisés redirigent vers des histoires fabriquées, des pure fake news”, explique Tom O’Guinn, prof de marketing à la Wisconsin School of Business. Si la manière traditionnelle de faire campagne aux Etats-Unis reste de bombarder les Américains de spots politiques à la télé entre deux pubs pour une lessive ou une pizza, “ces spots de campagne coûtent très, très cher, remarque O’Guinn, alors qu’à l’inverse, l’achat de liens ne coûte pas cher du tout. Les pubs sont toujours plus précises, plus ciblées grâce aux médias sociaux et aux avancées analytiques.”
Aux Etats-Unis, la communication politique est la moins régulée des formes de publicité. Contrairement à la France, on peut dire pratiquement n’importe quoi pour dénigrer un candidat sans tomber sous le coup de la loi. It’s the free speech, stupid ! Les tribunaux font la différence entre le “discours politique”, où la libre expression est reine, et le “discours commercial”, pour vendre une voiture ou une lessive. Tordre la réalité d’un produit, c’est risquer une sanction sévère. Mais assurer qu’Hillary Clinton est un espion russe adepte du travestissement “n’est presque jamais poursuivi dans les tribunaux”, assure O’Guinn.
Et si aux Etats-Unis, la loi autorise les partis politiques à « acheter du trafic », en France, c’est totalement interdit par l’article L47 du code électoral. Outbrain France fait très attention à la qualité et à la provenance des liens, et les sites avec lesquels ils travaillent.
“Nous ne monétisons que des grands sites parce qu’on ne veut pas que des annonceurs soient recommandés sur des sites de mauvaise qualité”, nous explique François-Xavier Préaut, directeur commercial de Outbrain France. Ici, vous aurez peu de chance de tomber sur des liens qui vous dirigent vers des arnaques ou des fake news. Et pour cause, “on ne peut pas se permettre que nos clients soient associés à des sites malveillants”, insiste -t-il.
Le système semble bien huilé. Même si, bien sûr, le risque zéro n’existe pas. “Oubrain joue avec des millions de liens, donc oui, de temps en temps il arrive que des choses passent entre les mailles du filet”, admet François-Xavier Préaut. Contrairement à certains de ses concurrents, Outbrain déploie des moyens importants pour proposer une expérience de qualité à ses utilisateurs : une équipe de 20 personnes opérant une revue continue des liens recommandés, des outils de contrôle, et une étroite collaboration avec l’autorité française de régulation publicitaire.
« Le public français est réputé super anti publicité »
“Au fil des ans, Outbrain a affiné leur système. Et le public français est réputé super anti publicité. L’entreprise a dû s’adapter au public français”, note la chercheuse Karine Berthelot-Guiet. Un constat qui explique notamment le succès des bloqueurs publicitaires – Adblock en tête – dans l’Hexagone : 34 % des internautes français l’utilisent, pour une moyenne mondiale égale à environ 18 %.
Le service de recommandation de contenus a d’ailleurs passé un accord avec Adblock Plus afin de figurer sur une liste blanche, qui laisse passer les publicités Outbrain. “L’arrivée des bloqueurs publicitaires a permis de repenser le marché de la publicité en profondeur, souligne François-Xavier Préaut. C’est un peu comme la pollution finalement, sans elle, on aurait jamais commencer à réfléchir à l’après-pétrole.”
Pour Thomas O’Guinn, l’achat d’encarts sur internet rend les dérapages possibles et même inévitables à l’heure du Big data. A mesure que les marques et les partis utilisent les données des réseaux sociaux de plus en plus finement, les opportunités de manipulation vont se multiplier.
“Je connais peu le cas de la France. Mais ici aux Etats-Unis, on peut cibler la population ville par ville, quartier par quartier, nuancer suivant l’heure de la journée, le lieu exact où vous vous trouvez, etc. Votre smartphone collecte tellement de datas sur vous… Les compagnies peuvent lire vos emails tout à fait légalement. On peut utiliser des algorithmes et l’intelligence artificielle pour vous envoyer, à vous parmi 320 millions de personnes, au bon moment, la bonne histoire – qu’elle soit vraie ou fausse.” Sans oublier que le nom du président actuel renvoie à une marque qu’il possède. La marque, son incarnation par une personnalité de talk show, et l’homme politique ne forment plus qu’un.
O’Guinn reste circonspect sur l’infaillibilité du système français, et pense que d’autres pays sont menacés. “Les campagnes de désinformation ont touché beaucoup, beaucoup de pays depuis des décennies. La différence, c’est qu’une bonne campagne de désinformation ne se fait pas remarquer…”
Mais qui est finalement responsable de la confusion aux Etats-Unis ? Les grands sites d’infos, qui ont laissé leurs pubs de bas de page ternir leur réputation pour se maintenir à flot ? Facebook et Google, qui ont laissé les fake news devenir virales et rapporter de l’argent à leurs créateurs cyniques (jusqu’à 10 000 dollars par mois selon un blogueur interrogé par le LA Times) ? Les plateformes de sponsors de liens, pas assez vigilantes ?
“C’est triste, soupire O’Guinn, mais je crois qu’on est tous responsables. Les Américains forment un corps électoral fainéant, mal informé, et de plus en plus divisé entre les côtes et l’intérieur. La base électorale de Trump, avec beaucoup de non-diplômés, est une victime de choix. Surtout, nous n’échangeons qu’avec ceux qui sont d’accord avec nous… Si ça va empirer ? Grands dieux, j’espère que non. Mais c’est très probable.”
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