Les Pinçon-Charlot, sociologues spécialistes des riches et de la bourgeoisie, reviennent sur les affaires qui touchent François Fillon et Penelope Fillon. Ils décryptent les armatures sociales qui structurent cette séquence difficile pour la droite.
Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon forme un couple de sociologues bien particulier : ils décodent depuis plus de vingt-cinq ans le monde secret des riches et leur rapport à l’argent. Ils ont écrit ensemble une vingtaine d’ouvrages dont Sociologie de la bourgeoisie (La Découverte, coll. Repères, 2016) et La Violence des riches (La Découverte, Poche, 2014). Dans Le Président des riches, ils s’étaient penchés sur le cas de Nicolas Sarkozy, ils se collent aujourd’hui pour Les Inrocks à celui de son meilleur ennemi à droite : François Fillon, le candidat Les Républicains à la Présidence de la République, qui après avoir joué les Monsieur Propre se retrouve englué dans plusieurs affaires embarrassantes qui minent sa campagne.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Dans sa conférence de presse du 6 février, François Fillon a reconnu “une erreur” et une faute morale mais maintient sa candidature à la présidence de la République. Il continue à affirmer que sa femme a bien travaillé pour lui. Comment comprenez-vous sa stratégie ?
Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon – Il est sans doute sincère. Les dominants bénéficient en effet de relations avec leurs semblables qui leur donnent un sentiment d’impunité qui leur fait parfois franchir les limites. François Fillon habite à Paris dans le VIe arrondissement, l’Assemblée nationale n’est pas loin, où il retrouve des députés dont les origines sociales sont le plus souvent élevées. Il a certainement été invité dans les groupes informels de l’oligarchie qui organise les rouages de la mondialisation, comme le groupe Bilderberg ou la Trilatérale. Mais l’assurance de soi que génère cet entre-soi permanent lié à une position sociale élevée dans le champ politique peut conduire à l’erreur d’une transgression sereine des lois et des règlements. La bonne conscience de François Fillon s’enracine également dans la foi catholique, comme il l’a déclaré le 3 janvier 2017 au cours du journal de 20h sur TF1 : “Je suis chrétien. Ça veut dire que je ne prendrai jamais une décision qui sera contraire au respect de la dignité humaine, de la personne humaine.” Cette déclaration n’est pas très cohérente avec la laïcité de la République mais elle lui permet de renforcer l’image éthique d’un homme qui se vit et se donne à voir comme intègre.
Que vous a appris la généalogie de l’affaire Fillon ?
Nous avons été surpris par une certaine organisation dans les embauches familiales au bénéfice de François Fillon. Grâce au Canard enchaîné on sait que Penelope Fillon a été embauchée pour la première fois en 1988 par le jeune député de la Sarthe, François Fillon son mari. Pendant deux ans, elle va toucher un peu plus de 80 000 euros brut. Ensuite, il n’y a plus rien jusqu’en 1997. Mais au 1er janvier 1998, six mois après sa réélection, François Fillon embauche son épouse jusqu’à la fin de l’année 2000. Soit pendant trois ans. Elle touchera 2 550 euros brut mensuel durant la première année puis 3 500 euros pour les deux années suivantes.
En mai 2002, François Fillon devient ministre des Affaires sociales. Son suppléant Marc Joulaud devient donc député de la Sarthe, mais il augmente le salaire mensuel de Penelope Fillon de 52%, ce qui absorbe tout de même 80 % de l’enveloppe qui lui est allouée pour payer ses assistants parlementaires. Ceci est légal puisque qu’il ne fait pas partie de la famille Fillon et qu’il n’est donc pas limité par la loi de 1996 qui interdit à un député de verser plus de 50 % de son enveloppe à des collaborateurs parlementaires de sa famille.
En septembre 2005, François Fillon est élu sénateur de la Sarthe. Dès le 1er octobre, il embauche sa fille aînée, Marie, comme assistante au Sénat, alors qu’elle est étudiante en droit. Elle a 23 ans et ne prêtera serment en tant qu’avocate qu’à 25 ans. Elle va toucher 3 700 euros bruts par mois jusqu’au 31 décembre 2006. Dès le lendemain, au 1er janvier 2007, son frère cadet prend le job pour financer ses études de droit. Il a 23 ans et touchera 4 800 euros bruts jusqu’au 17 juin 2007, au moment où son père devient Premier ministre de Nicolas Sarkozy et doit donc quitter son siège de sénateur.
En juin 2012, François Fillon redevient député de Paris et recrute sa femme pour plus de 5 000 euros brut par mois. Elle cumule à ce moment-là cet emploi d’assistante parlementaire avec le statut de conseillère littéraire à La Revue des deux mondes. Cette publication est la propriété de Marc Ladreit de Lacharrière, un milliardaire grand ami de la famille, ce qui permettra à Penelope Fillon de toucher 100 000 euros pour 20 mois de bons conseils littéraires. Mais tout s’arrête en novembre 2013. Bien que François Fillon se soit battu contre la loi pour la transparence du patrimoine des élus, celle-ci sera adoptée. Le député sait qu’il va devoir déclarer les salaires de sa femme à partir du 1er janvier 2014.
Nous ne pouvons nous empêcher de rappeler que Marc Ladreit de Lacharrière a été nommé, le 1er janvier 2011, grand-croix dans l’ordre national de la Légion d’honneur, l’une des plus hautes distinctions et ce, à la demande de François Fillon alors Premier ministre…
Pourquoi faire cela ? Il ne gagnait pas assez d’argent ? Son mode de vie l’oblige à capter cet argent public ?
Oui il y a un peu de cela. On est toujours heureux d’avoir un château avec 14 chambres, 6 ha de parc et 7 ha de terres agricoles. Avec un appartement dans le faubourg Saint-Germain et cinq enfants, cela représente des dépenses importantes. Toutefois François Fillon a d’autres sources de revenus avec la société de conseil 2F qu’il a créée juste après la fin de son mandat de Premier ministre, le 7 juin 2012 et qui lui a rapporté 750 000 euros jusqu’à la fin 2015. Parmi ses clients, on notera avec une certaine gourmandise le cabinet Ricol Lasteyrie Corporate Finance, leader du conseil aux entreprises. Or René Ricol avait été nommé commissaire général à l’investissement pour gérer, de 2010 à 2012, les milliards du grand emprunt national destiné à la relance économique alors que François Fillon était Premier ministre sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Les fils qui tissent la toile d’araignée oligarchique sont toujours savoureux à dévoiler.
Qu’est-ce que ces affaires nous apprennent du rapport à l’argent de la droite que représente Fillon pas rapport à celle d’un Sarkozy bling bling plombé par les affaires, deux droites qui se détestent ?
Sincèrement, nous avons été très surpris de cette affaire Fillon à laquelle nous ne nous attendions pas du tout. En écrivant notre livre sur Nicolas Sarkozy, Le Président des riches, nous avons eu des pensée compassionnelles pour la souffrance imaginée de François Fillon face à un rapport tout à fait décomplexé à l’argent du président de la République au service duquel il est resté fidèle pendant son quinquennat. La ligne jaune est d’autant plus facilement franchie que désormais tous les pouvoirs et toutes les richesses sont dans quelques mains, dans un système oligarchique qui avance sous le masque de la démocratie et des droits de l’homme pour mieux piéger le gibier.
N’y a-t-il pas un risque que cette affaire fasse le jeu du « tous pourris » de Marine Le Pen ? On sent que c’est le FN qui engrange les bénéfices de la colère des Français…
Marine Le Pen est mal placée pour dénoncer le « tous pourris » d’une oligarchie dont elle et sa famille font partie. C’est même une dynastie familiale faite parti politique, ce qui est une première dans notre pays. Nous avons montré dans la réactualisation de notre Sociologie de la bourgeoisie qu’aux plus hautes responsabilités du Front national il y a un nombre de nobles assez important. De plus, Marine Le Pen est confrontée actuellement à des problèmes avec la justice pour des emplois d’assistants parlementaires au Parlement européen qui en réalité étaient utilisés à Paris au bénéfice du Front national.
Pensez-vous que le reportage d’Envoyé Spécial humanise Penelope Fillon en la montrant en femme qui s’est sacrifiée pour la carrière de son mari ?
Nous nous méfions toujours de l’eau qui dort, c’est un principe de vie. Cette séquence a été tournée en 2007, date à laquelle Penelope Fillon a déjà engrangé des dizaines de milliers d’euros. Elle était probablement au courant de sa fonction et de ses rémunérations mais elle savait aussi que son mari n’avait pas à les déclarer publiquement en tant que député ou sénateur. Elle n’allait pas dire : “Oui j’aide mon mari et je suis payée pour cela.” Elle avait tout intérêt à jouer la femme qui se réveille après avoir accouché de cinq enfants, les avoir élevés et ayant participé à sa manière à la reproduction de l’ordre social.
Lors de son meeting de dimanche 5 février, Jean-Luc Mélenchon, que vous avez soutenu en 2011, a déclaré : “s’enrichir est immoral (…) c’est immoral que 8 personnes possèdent plus de 50 % de la planète.” En quoi s’enrichir est-il immoral ? Faire passer son salaire de 1 500 à 2 500 euros on ne voit pas bien en quoi c’est immoral…
La concentration des richesses atteint des proportions inouïes puisque 8 personnes ont un patrimoine aujourd’hui équivalent à 3,5 milliards des êtres humains les plus pauvres de la planète. Ce qui permet à un tout petit nombre de s’approprier des biens de jouissance mais aussi de spéculer sur les biens de première nécessité comme les ressources naturelles et agricoles. En ce sens, c’est immoral. Mais nous préférons rester dans le registre de la sociologie pour mettre en évidence qu’on est aujourd’hui face à une guerre de classe dans laquelle les riches ne sont pas des « méchants » mais des prédateurs qui utilisent leur argent comme une arme pour asservir les peuples. L’affaire Fillon doit être décryptée avec les outils de la sociologie afin de mettre en évidence l’antagonisme des rapports entre la classe possédante et les classes moyennes et populaires.
Propos recueillis par Anne Laffeter
{"type":"Banniere-Basse"}