De plus en plus d’expos, d’espaces et d’ uvres : la Biennale de Venise est en pleine inflation. Moment phare de la saison d’art contemporain, elle interroge et dessine un paysage artistique, propulse ou enfonce des artistes. Ambiance lunatique cette année, elle laisse libre cours aux sautes d’humeur des individus. Entre perplexité, déception et étincelles : tour d’horizon d’un désenchantement collectif.
Dans les cellules exiguës de la Corderie, d’étranges pratiques : posée sur un sofa, une vieille dame coud de la dentelle ; une artiste se suicide inlassablement, du revolver à la corde ; une autre se roule au sol en robe de mariée ; les footballeurs du Grasshoppers de Zurich jouent en smoking contre l’équipe de Saint Gallen ; un quinquagénaire débordé tente vainement de ranger son bureau… Dans les Giardini où les nations présentent leurs artistes dans les pavillons, l’isolement intérieur reste de mise : Gregor Schneider nous plonge dans sa maison morte, la Canadienne Janet Cardiff construit une étrange salle de cinéma pour une poignée de spectateurs, tandis que la Néerlandaise Liza May Post déploie des vidéos silencieuses, aussi impénétrables qu’un rêve…
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Un monde en éclats : la Biennale de Venise offre cette année une myriade d’univers autonomes, de mondes singuliers qui se côtoient sans se toucher, chaque artiste creusant son propre territoire en toute indépendance. Dans l’exposition internationale, Harald Szeemann a réuni toutes ces individualités éparses sous le thème faussement rassembleur de Plateau d’humanité, et il y donne le sentiment d’un désenchantement collectif. Manière de dire l’absence totale de collectivité à l’ère de l’individualisme, et l’impossible communication des êtres et des visions personnelles. Un peu décevante malgré tout, l’exposition internationale nous laisse perplexes face à une humanité décomposée, sans humour pour se rattraper aux branches. Les lourdes pierres de Beuys attendent encore d’être réveillées, et le couple des Kabakov reste en chantier avec une pièce bien décevante et au slogan tristement apocalyptique : « Nous n’irons pas tous dans le futur. »
A ce rythme, une question persiste : pourquoi aucune thématique commune ne se dégage vraiment de cette Biennale où règnent les mythologies individuelles et autres espaces intérieurs ? Certains s’aventurent pourtant sur le champ du social ou du politique, mais pour retomber trop souvent dans un sentimentalisme malheureux, tel Anri Sala, qui propose la vision en boucle d’un vagabond échoué sur un banc d’église luttant contre le sommeil, pour une esquisse bien lourde de martyrologie contemporaine. Tandis qu’un trio d’Américains recompose un Streetmarket, avec ses échoppes, ses salles de jeux et son van renversé. Une vision très folklo de la mondialisation.
De même, aucun artiste ne surplombe vraiment le paysage atomisé de cette Biennale. Certains émergent, comme Keith Tyson et sa vigoureuse Artmachine, Paul Pfeiffer et ses objets étrangement extraits du cinéma hollywoodien, mais pas non plus au point de nous submerger. Dans un monde souvent dénué d’ironie, et sans véritable échappatoire, l’heure est donc à l’enfermement des artistes et de leurs spectateurs dans les chambres noires de la vidéo ou les architectures vides d’Alexandra Ranner ou Manfred Pernice. A trop jouer l’incommunicabilité, même Chantal Akerman, Abbas Kiarostami ou le grand vidéaste Stan Douglas s’emmurent ici dans des films ennuyeux et impénétrables.
Du coup, les uvres les plus appréciables seront celles qui ouvrent le regard et voient le monde en grand. A l’image du Château de Turing de Pierre Huygue installé dans le pavillon français, espace de respiration. A l’image des deux cylindres de Richard Serra, où le corps de chacun est appelé à se rétrécir puis à s’épandre. A l’image encore de l’ado gigantesque posé à l’entrée de la Corderie par le sculpteur anglais Ron Mueck. Simple inversion des proportions : un enfant immense, un petit Boy démesurément grand, les yeux ouverts face à l’avenir, entre inquiétude et lucidité, toute une vision du monde.
– Géopolitique
De souvenir de touriste, on n’avait jamais vu près de la place Saint-Marc autant de blonds décolorés parmi les vendeurs, souvent d’origine indienne ou africaine, de faux sacs Chanel ou Vuitton. Les cheveux peroxydés, leur contrebande de luxe étalée à leurs pieds, ils sont en réalité les acteurs sociaux d’une performance troublante : quelques jours avant l’ouverture de la Biennale, l’artiste Santiago Sierra paya 30 000 lires, soit 100 f, 200 travailleurs immigrés pour se faire teindre en blond, dans un hangar transformé en salon de coiffure géant. Quand le néolibéralisme sauvage et triomphant devient une forme artistique : décoiffant et cynique.
Retournés près du Rialto, ces blondins ambassadeurs du tiers-monde, même décolorés, n’auront pas accès à la Biennale : dans les Giardini, les pays les plus riches organisent depuis plus d’un siècle une sorte de G7 élargi à 23 et présentent leurs artistes dans leurs pavillons nationaux. Une sorte d’Exposition universelle sans l’Afrique ni l’Inde, sans parler de la Palestine. Le monde de l’art a la cruauté d’une carte géopolitique, et ce ne sont pas les prières du président du jury, le critique d’art africain Ery Camara, qui en changeront la face, demandant devant un parterre de politiques « plus d’espace pour plus d’art », suppliant de ne pas oublier l’Afrique, « s’il vous plaît ». Une rhétorique humanitaire rapidement balayée par les réalités écopolitiques de la Biennale. En ville, Taiwan ou le Portugal s’offrent des palais princiers pour faire la promotion de leurs talents artistiques, tandis que le Brésil fête, au palazzo Zenobio, l’entrée de ses artistes dans les prestigieuses collections du Guggenheim. Et pour ne pas oublier que la Biennale est aussi, à quelques jours de la Foire de Bâle, un haut lieu de transactions du marché de l’art, on tentera l’incruste dans les dîners privés des galeries Marian Goodman ou David Zwirner, les apéritifs Anthony d’Offay au Harry’s Bar, où l’on apprend l’achat d’une uvre de Paul Pfeiffer par François Pinault ou d’un décevant cycle de Cy Twombly par le Guggenheim. Un cran en dessous, la Lettonie occupe une église, la Lituanie une boutique, et l’Ukraine propose un mauvais paysage peint sous une vieille tente militaire. « En faisant partie du jury cette année, raconte le critique d’art et curateur Hans-Ulrich Obrist, je me suis aperçu qu’un visiteur ordinaire ne voit que 40 % de la Biennale. Il y a même des expos à l’extérieur de Venise, jusqu’à Trévise. La Biennale s’agrandit sans cesse, on inclut plus d’artistes venant d’horizons non occidentaux, mais toujours pas de pavillon d’un pays africain. »
– Magnus Wallin
L’une des révélations de la Biennale : le Suédois Magnus Wallin reprend l’esthétique des jeux vidéo, tendance Doom, pour réaliser des films courts, violents et cruels : dans Exit, des gueux paraplégiques ou culs-de-jatte, tout droit sortis des tableaux de Jérôme Bosch, tentent d’atteindre un hélicoptère, tandis qu’une boule de feu avale immanquablement les plus lents, dans une montée progressive des applaudissements populaires. Jeux du stade. Dans Skyline, film de plus haute volée, étrange et poétique, des hommes rouges s’élancent au-dessus d’une tour. Ils s’y cassent immanquablement le nez et les os, leurs corps retombant par morceaux sur le sol. Dans un collage étonnant d’imagerie sportive, de poésie aérienne et de fascisme athlétique, quelque part entre Leni Riefenstahl et Alexandr Rodchenko, Magnus Wallin souligne les basses pulsions de nos divertissements contemporains.
– En de çà du spectacle
Drôle d’endroit pour une rencontre. C’est dans le gris laiteux de la salle centrale de son exposition encore en plein réglage qu’un matin l’on retrouve Pierre Huyghe. Une échelle dans un coin, les portes du local technique entrouvertes : quelques minutes suspendues avant l’ouverture au public. Comme un blanc dans la conversation abstraite de l’ uvre avec ses visiteurs. Un moment en construction qui ressemble à la meilleure métaphore possible pour décrire le Château de Turing, titre de son installation-parcours, tant le pavillon français est cette année habité par le désir d’une expérience d’art intime et fragmentée. Au centre du dispositif, donc, une vaste pièce vide palpite au rythme des variations d’intensité lumineuse subies par son plafond en damier. C’est un pong à l’échelle pavillonnaire, réminiscence du fameux jeu informatique, l’un des premiers du genre dans les années 80. Deux boîtiers posés au sol permettent d’y participer. Certains s’y essaient en silence sans que leur intervention ne devienne réellement perceptible aux autres. Logique antispectaculaire, refus du divertissement. Mais aussi dispositif schizophrène : sur les côtés, deux fenêtres s’ouvrent sur les uvres des salles attenantes, tantôt transparentes comme une vitre, tantôt… parfaitement opaques. Séduction et frustration : à droite, la silhouette d’Ann Lee, le personnage de manga racheté par Huyghe et son complice Philippe Parreno, se promène dans un paysage composé des pics de variation de sa propre voix, puis disparaît. A gauche, c’est un dialogue entre deux barres d’immeubles par clignotements de fenêtres interposés qui se déchaîne. Film nourri d’une rage immobile dans un cadre désolé, sans une âme humaine, noyé dans une bande-son électronique tapageuse et mélancolique (en réalité deux morceaux diffusés de façon aléatoire, l’un de Pansonic, l’autre de Cédric Pigot). Triomphe des paradoxes : une certaine froideur organique imprègne l’espace. Esthétique du contrôle. « Comment faire le récit d’une image ?, s’interroge Pierre Huyghe. Comment raconter une histoire à travers ses détails ? J’ai réuni ici un faisceau d’indices. Et l’histoire en question, c’est celle d’une période entre les années 75 et 80, après les Trente Glorieuses, après le choc pétrolier. L’étrange époque de l’après-euphorie et des premiers grands centres commerciaux. C’est un interlude que j’ai étiré. » D’une salle à l’autre, les fragments d’images se superposent au gré d’un jeu de transparence piraté par l’opacité récurrente des fenêtres. Jeu de correspondance, mise en abyme du pavillon par lui-même, récit dans le récit refusant tout discours linéaire, le Château de Turing prend ainsi le tour plus politique d’une zone d’autonomie temporaire, un espace d’utopie désenchanté mettant en scène ses failles et ses moments de beauté fulgurante.
– Gregor Schneider
Visite à haut risque du pavillon allemand, Lion d’or de la meilleure participation à la Biennale. A l’entrée, il faut signer une décharge dégageant les exposants et l’artiste de toute responsabilité d’accident. Si dehors on ne rigole pas, dedans c’est encore une autre histoire avec des dizaines de portes à ouvrir et d’impensables passages à franchir dans cette maison infernale située à Rheydt, près de Mönchengladbach, et que l’artiste Gregor Schneider transporte de musées en expositions. Un art autistique, à la limite de l’internement. Très vite, la visite tourne au défi : passer d’une pièce à une autre relève du contorsionnisme, explorer les sous-sols signifie maîtriser ses propres angoisses infantiles… Une étrange installation autoritaire et ludique qui donne envie de tout découvrir, de la cave oppressante jusqu’au dernier étage insoupçonné. Une aventure intérieure.
– Mauvaise passe
Cette année, la Biennale de Venise ne parvient pas à échapper à son propre folklore. Multipliées jusqu’à l’absurde, les expériences de détournement et de parasitage ont envahi les travées de la gigantesque exposition au point de rendre presque invisibles les rares projets jouant au plus juste la carte de la marginalité. Une armée de tortues en bois imbéciles occupe ainsi benoîtement allées et pelouses, tandis qu’un groupe d’artistes grimés en faunes dignes d’une production hollywoodienne roulent des yeux pour rien. Distribution de ballons, de tracts et d’affiches en tout genre : on se croirait à l’entrée d’un salon de la porte de Versailles. Comment encore apprécier le geste poétique de Francis Alÿs un homme promène l’air de rien un paon en laisse dans le tumulte des performances inutiles et autres pollutions publicitaires ? Les musiciens autrichiens du groupe Farmers’ Manual s’en sortent pourtant, avec une initiative radicale : perturber les abords de l’exposition en longeant les quais à bord d’un voilier déversant un tumulte sonore abrutissant. Un éloge du bruit auquel fait écho la chorale des hurleurs de Huutajat. L’une des rares bonnes surprises aux abords des pavillons nationaux, où l’on trouve parfois le pire, comme à l’étage du pavillon russe qui abrite une armée de silhouettes drapées de noir priant mécaniquement un dieu non chrétien… et l’on s’interroge sur les intentions politiques de cette lourde et paranoïaque illustration d’une menace islamiste supposée. Autre pays, autre écueil : le pavillon espagnol sombre dans le kitsch le plus grossier avec une Ana Laura Alàez crachant le rose, le translucide et le joli le plus éc’urant. Et que dire des dessins en relief du pavillon grec à regarder le nez chaussé de lunettes 3D ? A peu près la même chose que la très décevante intervention d’un Matthieu Laurette qui s’autoreprésente en statue de cire devant un caddie de produits « satisfait ou remboursé » : trop d’illustration tue l’inspiration.
– Sold out
Pour cause de fréquentation record pendant les journées d’ouverture, on aura rarement autant fait la queue à Venise. Mais l’afflux de visiteurs ne fit qu’exacerber un autre symptôme de la Biennale 2001 : l’obsession du modèle du spectacle, dans son fonctionnement le plus théâtral. C’est un par un que l’on est autorisé à pénétrer le pavillon allemand habilement mis en scène par Gregor Schneider, par groupe de quinze que l’on arpente le pavillon canadien, de même que pour l’installation performative des Autrichiens de Granular Synthesis. Sans oublier les innombrables cabines de projection de l’exposition d’Harald Szeemann. Des files de spectateurs patientent pour assister à ces moments d’art à la durée dûment contrôlée par leurs artistes. Un rapport autoritaire au temps de l’ uvre, reléguant plus que jamais le parterre de curieux au statut de spectateurs observant une représentation d’art comme on parle d’une représentation de théâtre, valeur refuge conférant à l’ensemble un titillant parfum normatif.
– Box-office
Une très longue avenue piétonne bordée de boxes vidéo : la multiplication des petites chambres noires dans le bâtiment tout en longueur de l’ancienne Corderie de l’Arsenal, est sans contexte le phénomène le plus visible de cette 49e Biennale de Venise. Une scénographie austère et carcérale qui souligne d’abord la place prépondérante prise par la vidéo dans le paysage artistique actuel, mais qui soulève aussi l’urgence d’une autre question : comment exposer la vidéo ? Simple d’emploi et peu onéreux, ce médium imprime une logique de l’expo où les artistes se contentent souvent de l’utiliser comme un simple support de diffusion. Plus ou à peine de moniteurs télé, on fait dans le minicinéma, avec ces minicabines de projection qu’on s’interdira d’appeler « installation-vidéo », puisqu’il n’y est plus vraiment question de travailler l’espace. A ce rythme, pourquoi ne pas organiser une sorte de Nuit de la vidéo, sur le modèle de l’expo My generation à Londres, qui fin avril projetait l’essentiel de son programme vidéo en 24 heures ? Et pourquoi, tout simplement, ne pas les projeter à flux tendu dans une vraie salle de cinéma, comme le proposa un soir, parallèlement à la Biennale, la galerie Nuova Icona ? Par un bel effet de retournement, ce sont les cinéastes qui questionnent le dispositif vidéo : tandis que les Gianikian donnent une leçon de perspective avec une projection sur trois écrans, Atom Egoyan expose dans un couloir étroit une vidéo sensuelle sur le fétichisme du pied. Le voyeurisme revisité.
Au programme donc, une centaine de films à découvrir dans ce vidéodrome improvisé, et quelques bonnes surprises parmi lesquelles Casting de João Onofre, dans laquelle le jeune artiste portugais fait inlassablement répéter à des acteurs en herbe une phrase extraite de Stromboli de Rossellini. Ou bien encore l’étrange et remarquable Lasso de la Finlandaise Salla Tykkä, qui filme tout en finesse la fascination d’une jeune femme pour un homme jouant du lasso dans son salon. Des films à voir debout, qu’on prend souvent au beau milieu de la séance, obligeant ainsi le spectateur à un petit exercice de style (attendre patiemment dans l’obscurité le début du film, sans en voir la fin…). Dans cette logique de la vidéo réduite à son simple état d’appareil de projection, on comprend mieux le retour en force des vidéastes de la première heure comme l’Américain Bill Viola, qui expose des tableaux vidéo captant dans des ralentis quasi invisibles les changements d’expression d’un groupe de personnes. De la joie à la douleur en passant par la torpeur, la colère ou l’ennui. Une fresque vidéo pour églises et cathédrales du prochain millénaire, à l’académisme high-tech… Mais aussi un impeccable traité des émotions humaines. Quelques boxes plus loin, dans une chambre noire violemment éclairée par des coups de stroboscope, Gary Hill, plus énervé, se jette sans fin contre un mur. Une vision fulgurante, et violente, entre danse et performance, où l’artiste semble porter assaut contre lui-même.
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