On avait aimé leur pop naïve et faussement guillerette. Dépucelés par un rude contact avec l’industrie parisienne, les Little Rabbits reviennent presque adultes, la joie en berne et le son râpé au papier de verre avec Grand public, nouvel album enregistré dans une Amérique fraîchement découverte. “Là, dans l’entrepôt, des raves ont parfois lieu. Mais […]
On avait aimé leur pop naïve et faussement guillerette. Dépucelés par un rude contact avec l’industrie parisienne, les Little Rabbits reviennent presque adultes, la joie en berne et le son râpé au papier de verre avec Grand public, nouvel album enregistré dans une Amérique fraîchement découverte.
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« Là, dans l’entrepôt, des raves ont parfois lieu. Mais il ne faut surtout pas l’ébruiter. » Mi-cachotier mi-ironique, le disert porte-parole des Little Rabbits, le bassiste Gaétan rejoint un peu plus tard dans son deux pièces QG par le réfléchi Federico, tête pensante et chanteur , accumule les confidences et fait joyeusement son petit Guide du routard de Nantes. Depuis une 4l aux amortisseurs épuisés qui rappellent que les trois quarts des rues nantaises sont cruellement pavées , passage en revue dans les règles de l’art de toutes les curiosités de la ville, du quartier Feydau ancien quartier des marchands d’esclaves aux maisons sur pilotis au bord de l’estuaire de la Loire ; des usines Béghin Say au musée Jules Verne ; de l’Olympic salle de concert en vogue et ancien cinéma préféré de Jacques Demy au Saint-Domingue, « bar de la génération rock des 30-35 ans, les Elmer Food Beat et compagnie ». Plus les Little Rabits affirment ne pas être concernés par Nantes, plus la visite purement géographique se double avec fougue d’un exposé historico-politique de la région, égratignant la Vendée, « qui s’est recréé une histoire à but exclusivement touristique » ou la politique culturelle nantaise. « Une ville où la culture est un peu trop subventionnée, engendrant le diktat d’une certaine politique culturelle. La vraie contre-culture a plus de mal à s’exprimer. » Refusant les liens
avec une quelconque scène locale, les Little Rabits préfèrent se définir comme « vaguement originaires de l’Ouest » venant de Nantes ou des alentours de la Roche-sur-Yon. Seul point d’ancrage véritable, leur repère de La Gaubretière, en plein bocage vendéen, où, abandonnant leur rythme de travail « en général assez décousu », ils se mettent au vert pour préparer leurs concerts ou fignoler leurs chansons, trop heureux d’être si loin du microcosme pop parisien. « Nous n’avons jamais pensé aller à Paris. On a grandi en province, on a toujours aimé les environs de Nantes. Et on y a très rapidement fait des concerts sans honte. En Vendée, dans les soirées, on nous imposait Led Zeppelin ou Lynyrd Skynyrd. Il y avait beaucoup de groupes très techniques de jazz-rock. Nous, nous n’avions aucune technique, étions moins bons que le moindre groupe de baloche. Mais là, nous étions spéciaux. Nous fabriquions avec rien quelque chose qui nous appartenait et étions fiers de pouvoir afficher une différence. »
N’ayant jamais appris la musique et reposant sur deux guitaristes parfaitement approximatifs, les Little Rabbits massacrent alors quelques reprises des Housemartins, « simplifiées, mises à notre portée, pas plus de quatre accords ». Pour se faire les dents et occuper leurs week-ends de la façon la moins exténuante possible « trop dur de se lever le dimanche matin pour aller jouer au foot. La musique nous a paru l’occupation la moins contraignante » , les Lapins écument tous les bars, les salles communales les plus oubliées des hommes, et y rodent leurs propres chansonnettes. Sans le moindre projet d’avenir, les Rabbits n’enregistrent leur premier album, Dans les faux puits blancs et rouges (1991), que poussés par un ami qui leur veut du bien. Suit une ribambelle interminable de concerts, attirant enfin les Little Rabbits hors du ponant.
Débarquant sans préjugés et avec une gêne pataude dans les circuits officiels du rock indé, ces stakhanovistes n’hésitent pas à mouiller le maillot avec les mains sales, passant avec le même enthousiasme potache des Transmusicales de Rennes en première partie de Nirvana aux petits festivals de campagne en compagnie des Shériff et Parabellum. A l’aide de la solidaire diaspora bretonne et de passages radio dans quelques émissions nationales ciblées, les Rabbits fidélisent un public qui, depuis 89, ne leur a jamais fait faux bond. Increvables routards, ils sympathisent à hue et à dia avec des organisateurs de concerts, des radios locales, des fanzines, des admirateurs anonymes. « Au bout de cinq ou six concerts dans la même ville, on a fini par connaître du monde. Mais la sixième fois est quand même moins surprenante, moins motivante. A force de tourner, nos chansons se sont vidées de leur sens, elles sont épuisées, galvaudées, alors on arrête de les jouer. Nous sommes obligés d’accepter cette routine. »
Plus prompts à encenser leurs compagnons de tournée et amis de longue date Philippe Katerine, Dominique A ou Miossec qu’à parler d’eux-mêmes, Gaétan et Federico évitent pudiquement de laisser échapper la moindre plainte, mettant les diverses désillusions de leur carrière sur le compte de leur naïveté. « Nous étions éberlués, contents de voir nos têtes dans les magazines. Nous pensions que ça devait faire partie du jeu. Au départ, nous étions persuadés que toute promotion se faisait d’elle-même. On ne soupçonnait pas que c’était la démarche contraire, nous avions une idée très rose de la chose, qui nous paraît maintenant beaucoup moins propre sur elle. Dans la même logique bien innocente, nous croyions que notre maison de disques était notre première fan puisqu’elle nous avait découverts. Et là, pas du tout. On nous a laissés croupir dans un coin du label avec Dedalus, notre deuxième album. Nous n’étions plus qu’un groupe potentiel qui marcherait de lui-même s’il devait marcher. Nous avons découvert que personne ne se battrait pour nous. »
Ce qui ne leur sert pas vraiment de leçon. Les Lapins n’ont pas les dents longues et préfèrent chercher un autre label plutôt que de se battre, quitte à perdre deux ans dans la foulée. Survivant grâce à leur statut d’intermittents du spectacle et aux cachets des concerts, les cinq Rabbits auraient alors pu retomber sur terre : ils continuent pourtant de vivre au-dessus de leurs moyens, toujours aussi largués et dépassés par les événements. Ne comprenant pas pourquoi un public s’intéresse à eux et continue à venir aux concerts, ils ne se voient que comme « cinq types ordinaires débarquant d’un bled pas intéressant », trop banals pour avoir un mot à dire. Le souffle court, stoppés dans leur élan, les Little Rabbits revendiquent leur profil bas et leur manque d’ambition, ne savent toujours pas ce qu’ils font là. Usurpation, malaise, culpabilité de ne pas faire un « vrai » travail. « Comment peut-on justifier son travail face aux gens qui ont un job routinier et banal ? Notre seule préoccupation de la journée a été d’accorder une interview. » Jurant leurs grands dieux n’avoir jamais rêvé faire ce « métier palpitant », les Little Rabbits n’en demeurent pas moins ravis de leur privilège, capables de drainer fastoche cinq cents fans pour le moindre concert.
On avait admiré leur ignorance ingénue des lois de la pop, cette naïveté qui les faisait reprendre Jazz Butcher ou les Go-Betweens avec des airs d’enfants de chœur. D’autres, moins scrupuleux, les auront bernés comme de bons pigeons de province avec leurs promesses et leur cynisme de marchands de tapis. Pour la première fois, on vit des Lapins les ailes brûlées, le poil roussi. Un passage de force à l’âge adulte, qui n’a pas manqué d’infiltrer leurs goûts musicaux et l’écriture de leur troisième album, Grand public. Laissant de côté les héros néo-zélandais, les Kinks ou les Stone Roses aperçus au hasard de leur discothèque , les nouvelles orientations du groupe louchent méchamment du côté des Etats-Unis. Beck, Pavement, Sebadoh, Swell, pas de quoi hurler au loup, pas de transformation radicale en prosélytes de la fusion ou du hardcore comme leurs camarades de promotion Welcome To Julian. Juste un penchant pour des musiques moins guillerettes, plus arides. « On a grandi. On ne pourrait plus feindre l’ambiance joviale du premier album. On disait de nous que nous étions frais, gais c’est vrai qu’on apportait un courant d’air nouveau par rapport à tous les groupes néo-alternatifs en vogue à l’époque. Les textes des premiers albums étaient sombres, mais occultés par la légèreté des mélodies. On n’allait pas s’enfermer là-dedans, on n’aurait pas pu jouer ce jeu longtemps. Nous ne sommes pas comédiens. Aujourd’hui, nous essayons de construire un univers plus homogène, avec une musique illustrant et servant mieux nos propos. »
Pour en arriver là, les Little Rabbits qui malgré quotas et pressions des maisons de disques n’ont jamais renoncé à chanter en anglais recrutent naturellement un producteur américain, Jim Waters. Choisi pour sa gentillesse, mais aussi pour avoir travaillé à la savante déconstruction des albums du Blues Explosion, groupe de son ami Jon Spencer. Pas étonnant que les Français et le producteur américain se soient bien entendus, les uns professant un amateurisme proche du dilettantisme, l’autre affichant un non-professionnalisme réputé, bricolant artisanalement sur les disques de ses potes Sonic Youth ou enregistrant des sessions live pour les radios locales de Tucson là où les Rabbits sont partis se dépayser et enregistrer Grand public.
Fanatiquement emballés par la spontanéité et l’élan des Américains, Gaétan et Federico attaquent d’emblée, et avec virulence, les critiques probables devant une évolution aussi lo-fi, aussi sombre. « Le son de notre album gratte, a de la matière, c’est sale, on le croirait enregistré dans la cave. Sa texture est beaucoup plus riche que si on avait travaillé avec un producteur anglais. En France, on écoute un album une fois et après on zappe. Personne n’est prêt à bouleverser son oreille musicale. Il faudra fournir cet effort et passer un cap pour écouter Grand public. »
Ne pas se laisser tromper par ce regain d’allégresse, suspect. Chez les Little Rabbits, l’exaltation n’est jamais loin de la lucidité maladive et des appréhensions vieille méfiance, cicatrice à vif de leurs illusions trompées. « On rêve parfois d’être moins écoutés, de ne plus avoir de pressions, de ne plus vivre de la musique. On donnerait beaucoup pour jouer tranquillement, pour nous. Au bout du compte, on préférerait ne pas voir ce qu’on fait subir à la musique, comment est traitée notre passion. »
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