Free-jazz, bandes originales de film, musiques du monde, oeuvres contemporaines et classiques, Michel Portal a érigé le refus de choisir comme principe essentiel de sa création. A 60 ans, ce musicien traverse du même souffle ces différents univers sans chercher vraiment à lever le voile de suspicion qui entoure son travail. A l’occasion de la […]
Free-jazz, bandes originales de film, musiques du monde, oeuvres contemporaines et classiques, Michel Portal a érigé le refus de choisir comme principe essentiel de sa création. A 60 ans, ce musicien traverse du même souffle ces différents univers sans chercher vraiment à lever le voile de suspicion qui entoure son travail. A l’occasion de la sortie de son nouvel album, Cinémas, retour sur la carrière de cet inclassable.
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Bienvenue chez Michel Portal ses doutes, ses idées en bataille, son appartement en déroute. Dans le vaste logement où il vient d’emménager, il règne un désordre indescriptible il faut se frayer précautionneusement un chemin parmi les partitions, livres et instruments de musique qui jonchent le sol. Bienvenue dans la jungle. Michel Portal n’est pas un obsédé du rangement, ni dans sa tête ni dans son chez-soi. Depuis quarante ans, il semble s’appliquer à vivre dans une sorte de foutoir intime et à donner chair à ce que les physiciens nomment le principe d’entropie toujours plus de désordre. Cette jungle-là n’est en rien inhospitalière, au contraire. Elle est seulement le paysage naturel d’un homme chez qui le doute est une seconde nature. Au cours de la conversation, Portal prononcera une dizaine de fois « je ne sais pas »et presque aussi souvent « je n’y comprends rien ». Et il est vrai qu’avec le recul la carrière du clarinettiste fait un peu désordre ? si l’on peut nommer carrière un tel imbroglio de musiques et d’expériences. Un regard sur ses activités présentes donne une idée assez juste de l’incroyable gymnastique à laquelle le musicien a pris coutume de s’adonner. Portai revient d’Angoulême où, dans le cadre des Musiques Métisses, il a livré l’une de ses fameuses improvisations il y a taquiné le saxophone et le bandonéon et y a déployé des flambées d’énergie qui le laissent, après coup, passablement désemparé. Dans le même temps, le musicien réécoute la bande d’une pièce contemporaine dont il a récemment assuré la création l’une de ces œuvres hirsutes et inconfortables dont Portal fut jadis le serviteur zélé, avant de jurer qu’on ne l’y reprendrait plus. Lorsqu’il a reçu la partition, signée de l’Italien Donatoni, Portal a d’ailleurs pesté contre ce truc injouable, qui risquait de bousiller sa sonorité ? cette fois, c’est sûr, c’était la dernière fois.
Evidemment, il n’en a fait qu’une bouchée et le concert a été magnifique. Il faut dire qu’il n’avait pas vraiment le choix: l’œuvre, un concerto intitulé Portal, avait été écrit spécialement par Donatoni pour les 6o ans de l’interprète éponyme (6o on a peine à le croire). Au cours du même concert, Portai a créé une pièce de son cru, très sérieusement manufacturée dans les souterrains de l’Ircam ? exercice d’écriture aux antipodes des errances de l’improvisation. (« j’en ai bavé. Des dizaines d’esquisses. Le type avec lequel j’ai travaillé à l’ordinateur, il a tout un bouquin maintenant. »?)Avec ça, notre homme est en pleine séance d’enregistrement pour un disque à paraître chez ECM, consacré à trois grands classiques du xx siècle (Berg, Bartok, Stravinski) : l’un des rares recoins du répertoire qu’il n’avait pas encore exploré. Il s’apprête aussi à donner le Concerto pour clarinette de Weber, compositeur romantique allemand, au prochain Festival de Montpellier ? un type de musique dans lequel sa gravité naturelle, sa sensibilité de somnambule ont toujours fait merveille. Tout cela en assurant vaguement la promo de son dernier opus jazzistique, Cinémas.
Bref, toutes les facettes de ce que n’importe quelle bio expéditive appellerait un musicien éclectique , ou un musicien aux multiples casquettes’, ou toute autre billevesée. Formules dont on ne saurait se satisfaire. Si aujourd’hui comme hier Portai s’investit avec force dans des univers aussi différents, s’il concilie des mondes aussi inconciliables que le jazz et le classique, ce n’est sûrement pas cm vertu d’un quelconque éclectisme béat, mais plutôt du fait d’un refus généralisé ? refus de choisir, de s’établir. Porta1 est l’homme qui n’a jamais tranché : toute sa démarche de musicien suppose et exige le mouvement. Ainsi a-t-il élevé au rang d’art de vivre ce qui, chez d’autres (Benny Goodman, Woody Herman, voire Keith Jarrett), n’était que passade. Dès sa jeunesse, il aurait pu se contenter d’être le meilleur clarinettiste classique de sa génération : ses facilités stupéfiantes, sa collection de prix et de lauriers lui permettaient d’y prétendre. Il a pourtant pris la tangente, quitté les charmes exigus de la clarinette classique pour d’autres horizons. Le reste ? le free-jazz, le Portal Unit, l’improvisation, les musiques du monde, les zigzags incessants ? s’inscrit dans la même logique. Portai a toujours sauté d’un style à l’autre comme on fait le mur. Pour être libre et pouvoir contempler l’enceinte à peine franchie avec un mélange de soulagement et de fierté. « Je suis hanté par les prisons. Quand je vois une prison, j’arrête la bagnole. Mon amour de la musique est lié à ça, au souffle, qui est le contraire de la prison. j’ai un besoin physique de souffler. Si on me privait d’instrument de musique dans une cellule, je crois que je deviendrais malade mental. Il faudrait distribuer des pipeaux dans les prisons ! »
Dès lors, il n’est pas très étonnant que Portai ait fait figurer cm tête de son nouvel album la pièce titrée Histoire de vent, du nom du film de Joris Ivens. On veut y voir plus qu’une simple coïncidence, tant cette idée du vent, du souffle, est décidément présente dans l’univers du musicien. Tout chez Portai tient de l’impalpable. Le goût du voyage, cet espèce d’élan primai qui balaye chacune de ses créations et donne à ses rythmes mêmes quelque chose d’immatériel (« un musicien qui m a impressionné pour cette idée de voyage, c’est Schubert »). La hantise de l’écrit, aussi, la peur de capturer l’inspiration sur du papier à musique. je me débrouille toujours pour mettre plein de choses sur mon bureau, histoire de ne pas pouvoir y poser un papier. Ecrire, prendre une plume, pour moi terrible. » Et puis, bien sûr, le sou de l’instrumentiste ? ce souffle qui plus d’épargner à Portal la camisole de force, donne aussi à sa sonorité cette belle couleur opalin Cinémas, qu’introduit Histoire de vent, est l’un de ces grands albums personnels qui jalonnent la carrière du musicien comme autant d’îlots de liberté chèrement conquis sur la frilosité ambiante. Plus encore que Châteauvallon, Turbulence ou Any way, l’ouvrage est animé d’un doux esprit de revanche. Loin d’une simple compilation, c’est en effet le disque de la seconde chance, où Portal se réapproprie quelques unes de ses musiques de film pour les retraiter (les déjouer ) à sa façon, avec qui bon lui semble. En l’occurrence, on le trouve plutôt en bonne compagnie: Richard Galliano, Doudou N’Dia Rose, Juan Jose Mosalini ou le fidèle Mino Cinelu, lui qui avoue ne pas s’être fait beaucoup d’amis dans le 7? Art. « C’est un milieu où la musique est détestée. Les cinéastes ne veulent pas votre musique à vous. Ils arrivent avec leur bibliothèque musicale dans la tête, et ils voudraient que vous leur fassiez du Herrmann, ou des violons, ou le tube façon Troisième homme. Quelquefois j’ai cherch2 le tube, mais je n’ai pas trouvé. Mon erreur est de m4être laissé prendre au jeu et d’avoir accepté, par défi, de faire des choses qui n’étaient pas pour moi. » Portal est trop modeste. Le cinéma lui a tout de même rapporté trois Césars ? breloques dont il se passerait bien ? et surtout des pulsions créatrices dont il n’a pas à rougir. Le disque ravive tout cela, tous ces émois trop mal portés par la pellicule. Même si ce n’est pas Jerry Goldsmith avec son orchestre à dix millions’, les musiciens sont parfaitement cm situation et donnent à chaque composition sa juste dimension. C’est le cas par exemple de Champ d’honneur, cette espèce de passacaille disloquée, absolument poignante. Ou Yvan Ivanovitch Kossiakow, avec sa lancinante rengaine (Portal occupé à chercher le tube ?). Ou encore Max mon amour, avec son petit motif haletant et son clin d’œil à Launie Anderson ? clin d’œil pas forcément amical d’ailleurs « Une fois, je lui ai proposé qu’on fasse un concert ensemble. Ça a donné : elle n’est pas libre. Elle n’a même pas cherché à savoir qui j’étais ! Ces gens-là ont un ego, putain ! »
C’est dit sans méchanceté, avec une sorte d’incrédulité enfantine. Pourquoi le monde est-il si méchant Pourquoi suis-je là comme un con au lieu d’être en train de faire de la musique avec un accordéoniste au fin fond du Pérou ? Pourquoi c’est comme ça Il faudrait crapahuter jusqu’à 75 ans pour dire hé, je joue de la clarinette les copains !? On comprend mal, en effet, le soupçon général qui continue d’entourer Portal et que son tempérament un brin atrabilaire ne peut seul justifier. On comprend mai qu’il ait dû attendre la cinquantaine avant de pouvoir enfin enregistrer le Concerto de Mozart, dont il rêvait depuis longtemps.
C’est peut-être un instrument de solitaire. C’est vrai, je n’y avais jamais pensé. Personne n’a besoin d’une clarinette.?
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