Conspué par la génération hippie à la fin des années 60, Merle Haggard semblait incarner à jamais l’Amérique conservatrice et les valeurs bornées de la campagne. Depuis, cet authentique rebelle s’est révélé être un compositeur aussi prolixe qu’intense. Portrait d’un géant de la country-music à l’occasion de la parution d’une anthologie, The Lonesone fugitive. 1969 […]
Conspué par la génération hippie à la fin des années 60, Merle Haggard semblait incarner à jamais l’Amérique conservatrice et les valeurs bornées de la campagne. Depuis, cet authentique rebelle s’est révélé être un compositeur aussi prolixe qu’intense. Portrait d’un géant de la country-music à l’occasion de la parution d’une anthologie, The Lonesone fugitive.
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1969 : les drapeaux américains brûlent sur les campus, le White Panther Party de John Sinclair vient d’utiliser la convention du parti démocrate comme tremplin pour son groupe proto punk, le MC5. L’heure est aux slogans révolutionnaires – « Kick out the jams, mother fuckers ! » et autres joyeusetés. Jerry Rubin, étudiant activiste, est sur le point de se faire un nom en publiant Do it, son petit manuel de sédition sans peine, futur bréviaire des yippies (membres de l’International Youth Party, fortement influencés parles théories de Daniel Cohn-Bendit).
Pourtant, cet été-là, une petite chanson grimpe tranquillement vers la cime des charts. « Nous ne fumons pas de marijuana à Muskogee, pour partir en voyage nous ne prenons pas de LSD, nous ne brûlons pas nos livrets militaires sur la grand-rue, nous n’avons pas les cheveux longs et hirsutes comme les hippies de San Francisco. « Scandale et jubilation.
La contre-culture, ravie, se découvre une tête de Turc idéale. L’homme a 32 ans, autant dire un vieillard en ces temps où la sagesse fleurie a jeté l’opprobe sur quiconque a dépassé la trentaine. Circonstance aggravante : il joue de la country, cette musique de plouc réac qu’affectionnent les bobonnes à breloques et les tartarins du fusil à pompe accroché à l’arrière de leur pick-up truck, ceux-là mêmes qui dans Easy rider viennent flinguer Péter Fonda et Denis Hopper, bikers au grand cœur. Pire encore, en cette année éminemment politique : Richard – Tricky Dicky – Nixon, célèbre parangon de vertu civique, bombarde le malheureux Merle Haggard, porte-parole du bon sens terrien, apôtre de la moralité mitée du Middie West et des bondieuseries de la Bible Belt.
Malentendu, du genre colossal. S’il planta effectivement de méchantes banderilles aux lemmings pacifistes vociférant sur les pelouses des universités, Merle Haggard ne fût jamais un Babbitt, ce personnage de Sinclair Lewis devenu synonyme de bonne conscience provinciale drapée dans la bannière étoilée. Au milieu des années 30, sa famille avait fui l’Oklahoma et son dust bowl pour se réfugier dans un wagon frigorifique tombé en rade à Bakersfield, Californie. Il y grandit dans l’un des tristement célèbres Hoover-villes, ces bidonvilles nés de la Grande Dépression : famille miséreuse, père résigné, charpentier sur la voie ferrée de Santa Fe. Quand il meurt, épuisé, Merle a 9 ans. Ecole buissonnière, fugues, guitare en bandouliète : son frère aîné, pompiste, l’a échangée contre deux dollars d’essence. Merle rêve de Lefly Frizzell, styliste émérite au chant paresseux, et chante Hank Williams à longueur de journée. Désormais, dans la plus pure tradition country, sa vie, judicieusement embellie, fournira la matière de ses propres chansons. Pauvreté abjecte (Hungry eyes), calvaire d’une mère désemparée face à un gamin turbulent, à un adolescent révolté (Marna tried), Merle a 14 ans lorsqu’elle l’envoie en maison de redressement. Il s’évade, sept fois. Vol de voiture, chèques en bois, cambriolage, escapade au Texas, puis mariage, à 17 ans, avec une serveuse de bar. Trois ans plus tard, la patience des juges est à bout. Direction San Quentin, où il verra Johnny Cash, se joindra à l’orchestre du pénitencier et s’achètera un semblant de conduite.
Débuts difficiles : le jour, Merle creuse des fosses, la huit tombée, il monte sur scène. Vie éreintante, jusqu’à une virée à Las Vegas. Il y rencontre un auteur de chansons, Liz Andersen. Elle vient d’écrire (My friends are gonna be) Strangers – ce sera le premier succès de Merle, en 1964. Les dix années suivantes sont mirobolantes : brochette de hits, découverte d’un art du mot juste, d’une remarquable sensibilité au pétrin dans lequel se débattent les blue collars, ces pue-la-sueur toisés de très haut par l’intelligentsia cousue d’or de Park Avenue, honnis par les contestataires en cafetan. Le conservateur vilipendé dans la presse underground est l’ami des humbles : Workin’ man blues ou A Working man can’t et nowhere today en font l’égal de Raymond Carver, Andre Dubus ou Russell Banks, les meilleurs peintres de la classe moyenne inférieure, des laissés-pour-compte qui retournent contre eux-mêmes leur rage d’être les cocus du rêve américain. Paradoxe : Merle Haggard, hanté par les images de la crise de 1929, est aveugle à celle, culturelle, de la fin des sixties. Nostalgique, il chante des héros des décennies passées : hors-la-loi au bout du rouleau (The Legend of Bonnie and Clyde), solitaires devant lesquels les portes se ferment (Branded man), hommes traqués (I’m a lonesome fugitive). Cabochard, il se défie de l’establishment de Nashville, mais na que faire des jeunes bourgeois en train d’inventer le country-rock : on prétend qu’il se refusa à écouter les versions de ses chansons qu’enregistrèrent les Byrds et l’International Submarine Band de Gram Parsons, échaudé par l’attitude de Phil Ochs ou des Beach Boys qui reprirent ironiquement Okie from Muskogee (« Last place where squares can have a ball », le dernier endroit où les blaireaux peuvent prendre leur pied) afin de faire s’esclaffer des tribus de téteurs de pétards.
Pas de concessions à l’air (assez enfumé) du temps : Haggard est un autodidacte du genre érudit, un musico- logue entiché d’antiquités, d’où les innombrables albums hommages qu’il dédia à ses maîtres, Bob Wills et Jimmie Rodgers, et sa fascination pour le mystérieux Emmett Miller, qui aurait chanté avant l’invention du gramophone et du 78t et les aurait influencés. Un pied dans le passé, mythifié, l’autre dans les menues misères du quotidien. Le public country pardonne n’importe quels écarts à ses idoles, à condition quelles battent leur coulpe en toute humilité. Swinging doors, The Bottle let me down et I threw away the rose chroniquent son naufrage dans l’alcool, et ses errances matrimoniales sont vite légendaires. Dans son excellent Lost highway. Peter Guralnick, le meilleur portraitiste de la critique rock américaine, consacre des pages édifiantes aux incroyables tractations destinées à convaincre Bonnie Owens, le seconde épouse de Merle, d’être demoiselle d’honneur lors de son remariage avec une choriste, Leona Williams, et de continuer elle-même à chanter dans son groupe, les Strangers. Larmes, avocats, retour de flamme… Sur les ondes des stations de country, la vie est un long soap-opera sinueux et boueux.
Boulimique, Haggard enchaîne disque sur disque. Legs monumental : une bonne soixantaine d’albums, invraisemblable creuset où fondent blues, folk, gospel, chansons ferroviaires, ballades de prisonniers, blue yodel et romances désespérées. Tout, sauf du rock. Voix de velours frappé et cœur de verre pilé, Sing me back home, inspiré par un voisin de cellule condamné à mort, est un bouleversant aller simple pour l’Olympe des songwriters, une plongée poignante dans le paradis du passé. Thème récurrent, parfois égayé par une fantaisie émue (Daddy Frank ; The Guitar Ma et Grandma Harp). Haggard l’orphelin voue un culte à la famille, cette fidélité butée à une Amérique édénique, celle des petites villes du mythique heartland, la préserve des changements de cap radicaux auxquels la fin des années 70 donne lieu. Quand, Jerry Rubin en tête, les yippies entreprennent de se reconvertir en yuppies, Haggard, le soi-disant beauf borné, reste du côté des perdants, reprend magnifiquement le Poncho and Lefty de Townes Van Zandt et, bien avant le Farm Aid, prend le parti des fermiers en détresse (Amber wavesof grain, 1985)- A la différence de ses anciens contempteurs, grands bradeurs d’idéaux, il se retrouve par une belle ironie de l’histoire parrain d’une génération peu suspecte de connivence avec la « majorité morale » des années Reagan. Oubliée, l’outrance populiste de The Fightin’ side of me, la suite générique d’ Okie fromMuskoaee. La grande Lucinda Williams (un des secrets les mieux gardes de la musique campagnarde actuelle) et quelques jeunes gens en colère (John Doe, Dave Alvin, Barrence Whitfield) enregistrèrent Tulare dust, a songwriters’ tribute to Merle Haggard. Une précieuse anthologie suit de près, parfaite introduction aune discographie pléthorique mais souvent indispensable. Les dix glorieuses années Capitol (1965-1975) y sont largement représentées, palpitant feuilleton au cours duquel s’affirment un ton, séducteur et sans ambages, et une éthique de la chanson-miroir (Somebody told my story in a song). The Lonesome fugitive constitue ainsi une magnifique défense et illustration de la chanson champêtre, seul objet culturel qui s’adresse sur le ton de la fraternité à une masse muette et invisible, trop terne pour que les usines à fiction de Los Angeles ou New York y puisent leurs héros, trop pathétiques et digne pour qu’on se résolve à la passer sous silence. Eloquentes sans jamais prêcher ou pontifier, ces quarante chansons, d’une exubérante sobriété, font définitivement sortir du purgatoire l’une des plus attachantes figures de le musique américaine, toutes catégories confondues.
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