Le cinéaste de « L’Inconnu du lac », Alain Guiraudie, publie son premier roman, « Ici commence la nuit ». Un triangle amoureux qui mêle gérontophilie, excréments et occitan.
Sang, sexe et sperme. Cette sadienne trinité, le réalisateur Alain Guiraudie l’a faite sienne. Si elle affleure dans ses films, en particulier dans le superbe Inconnu du lac, thriller homoérotique auréolé de la Queer Palm à Cannes en 2013, elle éclate littéralement dans son premier roman. Ici commence la nuit est un trouble triangle amoureux. Gilles, la quarantaine, éprouve un désir inexpliqué pour Pépé, 98 ans. Il aime voler ses slips et se masturber dedans. Alertés par Mariette, la fille de Pépé, les gendarmes viennent fourrer leur nez dans cette histoire de slips kangourou chapardés. Le brigadier-chef, Louis, s’éprend de Gilles après l’avoir torturé avec sa matraque.
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Personnage inquiétant, Louis rappelle Michel, le serial-killer moustachu de L’Inconnu du lac. On retrouve d’ailleurs dans le livre des éléments du film : l’amant noyé, les bosquets où se retrouvent les homosexuels pour baiser, et surtout l’affrontement entre deux conceptions de l’amour : doux et platonique entre Gilles et Pépé ; physique et passionnel entre Gilles et le chef.
Une liberté totale
Mais Ici commence la nuit, écrit avant le film, va beaucoup plus loin dans la noirceur. La littérature semble avoir permis au cinéaste d’explorer à fond son univers fantasmatique. Ce qu’Alain Guiraudie confirme pendant l’interview par Skype. Sur l’écran, il apparaît en débardeur, un petit ventilateur à ses côtés. Il fait chaud à Albi, ville où le quinqua aveyronnais s’est « exilé ».
« C’est toujours très impudique de dire d’où viennent les idées d’un film ou d’un livre, dit-t-il. On navigue dans le fantasme. Un roman ou un film, c’est une façon de réinventer la réalité, de parler du monde, des gens, de soi, en densifiant les enjeux de la vie de tous les jours, en la rendant plus tragique, plus tendue et complexe. »
Alain Guiraudie a commencé à écrire à l’âge de 20 ans, « par défaut », dit-il, parce qu’il avait envie de raconter des histoires mais n’avait pas les moyens de faire des films. Aujourd’hui, l’écriture romanesque lui offre un espace où il jouit d’une liberté totale. Celle, par exemple, de mettre en scène la relation entre Gilles et Cynthia, une jeune fille de 14 ans, ce qu’il n’avait pas pu faire dans un de ses précédents films, Le Roi de l’évasion, qui évoque aussi une histoire entre un adulte et une ado et pour lequel il avait été contraint de choisir une actrice plus âgée. Ici commence la nuit bascule nettement du côté de l’irreprésentable, avec des scènes très hard.
L’histoire est racontée par la voix de Gilles, dans une langue familière qui mêle les considérations les plus triviales et la dissection angoissée des sentiments. Parfois le flux de pensée est ponctué par des dialogues en occitan entre Gilles et Pépé.
« C’est un truc d’aspect gérontophile, explique l’auteur. L’occitan traduit toute une nostalgie pour le vieux monde, celui de mon père et de mes aïeux. C’est la langue de la paysannerie et j’y suis attaché. C’est aussi celle des troubadours et de l’amour. »
Cru, sexuel et scatologique
Au rang de ses influences littéraires, il cite Céline, Proust et Dostoïevski. Cru, sexuel et scatologique, son roman évoque davantage Sade et Bataille. « Leurs livres ont été de vraies révélations, reconnaît Alain Guiraudie. J’ai souvent eu un côté Bisounours, refusant d’aller voir du côté du mal. Chez Sade et Bataille, il y a au contraire une très grande liberté dans la façon d’appréhender le mal, d’affronter tout ce qui peut nous dégoûter, ce qui est sale, nos fantasmes inavoués. C’est un peu ce que j’ai voulu me coltiner en écrivant ce roman. »
Ancien militant communiste, il reconnaît être sensible à la dimension politique de l’œuvre de Sade, que l’on retrouve dans des allusions à la crise, aux marées noires, à l’état délabré du monde. « Une touche un peu fin de siècle qui ajoute à la noirceur du propos, commente-t-il. Est-ce qu’on en a encore quelque chose à foutre que l’espèce humaine continue à exister, que la planète continue à exister ? J’ai parfois l’impression que non et qu’on va droit dans le mur tout en faisant la bringue. »
Ici commence la nuit, par sa face sombre et le suspense qui le parcourt, pourrait entrer dans la catégorie thriller, mais Alain Guiraudie, pourtant admirateur de Bret Easton Ellis, réfute cette étiquette : « Le thriller est un genre avec une mécanique bien huilée et je n’ai pas pensé mon livre comme tel. J’avais envie d’être poétique avec du trivial et du caca, d’aborder la dialectique des grands sentiments et des excréments, et de faire triompher l’amour. » Son côté Bisounours.
Ici commence la nuit, éd. P.O.L, 288 p., 16,90€
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