L’éternel retour. Avec Message from home, le saxophoniste Pharoah Sanders recouvre une bonne partie de son aura d’antan, époque où il enregistrait pour le label Impulse!. Cette rédemption discographique, il la doit à cette emphase charnelle et spirituelle, cette sonorité intuitive et méditative qui ne l’ont jamais quitté. Même s’il s’en défend, chacun des projets […]
L’éternel retour. Avec Message from home, le saxophoniste Pharoah Sanders recouvre une bonne partie de son aura d’antan, époque où il enregistrait pour le label Impulse!. Cette rédemption discographique, il la doit à cette emphase charnelle et spirituelle, cette sonorité intuitive et méditative qui ne l’ont jamais quitté.
Même s’il s’en défend, chacun des projets qui passe entre les mains du producteur Bill Laswell est marqué de sa patte, cette griffe qui en fait l’inventeur controversé d’un son où se télescopent traditions ethniques, jazz d’avant-garde, musiques urbaines noires américaines et ambient : « Le travail de production n’est pas ce qui prime. C’est avant tout la présence et l’esprit de Pharoah qu’il faut retenir. » Le fait est là : Message from home, le nouvel album du saxophoniste prophète, s’inscrit dans la nébuleuse Axiom, label créé à New York par Laswell au début des années 90. Bassiste provoquant des rencontres transversales, animateur de collectifs irréductibles (Material, Praxis…), Laswell a pour coutume d’inviter les musiciens qu’il estime joueur de pipa chinois, oudiste libanais, funkster américain… pour leur redonner l’espace et le son dont ils ont rarement pu jouir, quitte à rompre un peu plus avec le conformisme des styles. Et dans ce fourmillement créatif, Pharoah Sanders a déjà eu son mot à dire.
En 94, Pharoah souffle gravement sur l’album qu’il enregistre avec le maaleem gnaoua (musicien-guérisseur marocain), Mahmoud Ghania. Hybride, The Trance of seven colors touche à ce que le saxophoniste a de plus cher : la mystique syncrétique. Dans cette perspective spirituelle, Message from home se veut « une quête universelle ». Pour donner corps et âme à cette démarche, l’Afrique de l’Ouest y est incarnée par les percussions du Sénégalais Aiyb Dieng, par la kora séculaire du Gambien Foday Musa Suso, par la guitare « highlife » de Dominic Kanza, frère de Lokua. Plus loin, les bols tibétains, tablas et autres cloches en appellent au grand Orient, élément récurrent dans la panoplie du saxophoniste. Mais l’histoire de Pharoah Sanders, c’est aussi les
Etats-Unis où il a grandi, le rhythm’n’blues puis le jazz, univers desquels il a voulu s’émanciper. Sans jamais tout à fait rompre, en songeant plutôt à réconcilier les deux rives de l’Atlantique ce que suggère Ocean song, méditation lyrique, trait d’union entre la terre ancestrale et ses enfants plongés dans le chaos du Nouveau Monde. Les Afro-Américains, tels son ancien complice le violoniste Michael White, le clavier de P-Funk, Bernie Worrell et le bassiste venu du jazz Charnett Moffett, sont du voyage, partagent ce fantasme. Pour mieux le ressentir, il faut se replonger dans la drôle de vie du gourou qu’est devenu Pharoah Sanders. Car, ne nous y trompons pas, la lecture de Message from home évoque le parcours emblématique d’un musicien hors norme, au souffle continu.
Pupitre de l’orchestre de l’école, le jeune Pharoah Sanders tâte du piano, de la batterie, de la clarinette et même des pinceaux ! En 1959, il se lance dans l’aventure musicale. Direction la Côte Ouest, Oakland. C’est l’époque des communautés, les premiers pas de la marginalité sous acide. C’est aussi le début du rayonnement de Coltrane. Pharoah vient l’écouter à San Francisco. Il ne le rencontrera à nouveau qu’à la fin 64. Entre-temps, le créateur d’A Love supreme est devenu la référence. Pharoah, lui, est monté à New York, a mendié, vécu et joué dans les rues de Greenwich Village, grappillé un gig de temps en temps pour trois fois rien. Il a croisé sur sa route Billy Higgins, Don Cherry, Sun Râ.
« Ce passage aux côtés de Sun Râ m’a beaucoup servi. J’y ai appris la discipline, la disponibilité… la difficulté de vivre de sa musique. » Pauvre de lui, il est reparti pour son Arkansas natal saluer sa famille, refaire ses gammes aussi. Un temps. Il revient et tape dans l’oreille de Trane un soir au Speakeasy. Sur Impulse!, ils gravent entre 1965 et 1967 une kyrielle de disques qui les poussent toujours plus haut : Ascension, Meditations, Expression, Kulu se mama, Om… Les apports et influences mutuelles nourrissent leur quête insensée, universelle. « J’admirais John. Il m’a beaucoup appris, particulièrement en ce qui concerne l’effort et la pugnacité pour se trouver un son. J’aimais la manière dont il construisait ses solos, ses recherches sur les harmoniques. Lui savait que je pouvais apporter de nouveaux développements à sa musique. » Ce que confirme ce propos de Coltrane rapporté par le journaliste Nat Hentoff : « Ce que j’aime chez Pharoah, c’est la force de son jeu, la conviction qu’il y met. Il a la volonté et l’esprit, deux qualités que j’apprécie chez un homme. En musique, il essaie constamment de donner le maximum, de creuser au plus profond. »
Par ailleurs, Pharoah enregistre Tauhid en 1966 qui ouvre le bal d’un chapelet d’albums pour Impulse!. Du crescendo déjanté de Lower & Upper Egypt au succinct Japan, l’album Tauhid affirme son africanité métissée… pour mieux décoller sur le morceau Venus. Libéré de la tutelle de son maître à jouer, des contraintes harmoniques que Coltrane s’était imposé de dépasser, le compositeur lève le voile sur une facette plus dansante. A l’instar d’un Don Cherry qu’il accompagne pour Blue Note, Pharoah joue sur la fibre mélodique. Musicien instinctif, il répète à l’envi « vouloir peaufiner la qualité de (son) son ». Foin de concept, son seul bonheur est de rendre meilleur le quotidien des gens. Autour de l’axe afro-américain, le saxophoniste entonne un chant planétaire ce qui ne tarde pas à le rendre suspect aux yeux des puristes du jazz. Tant mieux. Témoins, le recueil baptisé Black unity, l’album Thembi du nom de son épouse sud-africaine, Jewels of thought, Prince of peace, The Creator has the master plan… La musique de Pharoah n’a comme horizon qu’une spiritualité vouée à un créateur sans frontières. Il trouve dans les textes messianiques du chanteur Leon Thomas, qui lui en écrit certains, le complément idéal.
L’air du temps les années 70 change. Les vents de la réaction triomphent du souffle des idéaux hippies. C’est de nouveau la période des vaches maigres. Vingt ans. Si le souffleur continue d’enregistrer, l’ombre de Coltrane, son mentor, se fait pesante. Les labels le poussent à la caricature. Combien de versions de Naima doit-il présenter pour combler les attentes et ses finances ! Bien sûr, il entonne là un You’ve got to have freedom explicite, ici un Africa porté par son phrasé unique, des râles bien graves aux pointes suraiguës. Les albums pour le label Theresa le font glisser vers un coltranisme académique, exacerbé par des producteurs avides de passéisme mercantile. Il atteint le seuil critique en 1987 avec A Prayer before the dawn insipide. Sous contrat sur Timeless puis Venus, il endosse la panoplie du parfait bopper. Au cours des années 80, c’est sur scène qu’on peut l’écouter jouer. Au New Morning, il met le feu à la salle. Son regard incandescent, ses pas de danse frénétiques, ses chorus chaleureux, son chant légèrement allumé, son habileté à manier clochettes et grelots, tout indique que le musicien vibre. Il pulse et cela s’entend. Les années 90 le remettent en selle. Il fait des interventions remarquées sur les albums de deux pianistes : Timelessness du Sud-Africain Bheki Mseleku et Spirit of our ancestors de Randy Weston. Mieux, il devient l’objet d’un petit culte chez les DJ’s et acid-jazzeux de tout bord. Les Brooklyn Funk Essentials (The Creator has the master plan), Galliano (Prince of peace) le citent, il accompagne le Last Poet Umar Bin Hassan sur la compil Red, hot and cool. On le sample à gogo, aux confins du ridicule. Philosophe, lui avoue y prêter peu d’attention. Pragmatique, cynique, il confie : « Les samples m’ont permis de toucher plus d’argent que ma propre musique. » Il n’est pas le seul…
En 95, le ténor fait deux courtes apparitions sur le Heaven and earth de Jah Wobble. Disque coproduit par… devinez qui ? Laswell. Peu disert, dur en affaires, l’homme, la barbe prospère, cultive des allures de vieux sage qui est avisé des caprices du business. Il a décidé d’en tirer profit. « Outre ses connexions, Bill Laswell m’a appris quelques ficelles. J’espère pouvoir les appliquer pour produire mes disques comme je l’entends. » Avare de compliments, Pharoah demeure fidèle aux musiciens de son actuel quartette. « C’est avec eux que je souhaite tourner sur scène. »
Avec Message from home, il prend sa revanche sur ceux qui l’ont réduit au simple rôle de disciple de Coltrane. Cet album remet les pendules à l’heure. Ce n’est pas un hasard si le producteur français Jean-Philippe Allard est de la partie. Laswell était allé lui proposer le projet, « parce que je voulais rencontrer celui qui avait signé Ornette ». Inversement, le producteur de Polygram Jazz a laissé Laswell aux commandes, « parce qu’il connaît bien Pharoah, musicien méfiant qui ne triche jamais ». Et de se fendre d’une anecdote : « Chez lui, il n’y a que des anches, des embouchures, des saxophones… et des lunettes de soleil ! » A l’image de son répondeur téléphonique : quelques notes et la voix de son maître, en boucle. Curieux message digital pour un musicien de l’ère analogique.
Pharoah Sanders, Message from home (Verve/Polygram Jazz).