Le mandarin merveilleux. Jeune parrain de la nouvelle vague chinoise, Tan Dun force l’admiration de quelques grands compositeurs contemporains comme John Cage, pour qui sa musique “fait entendre la voix de la nature”. Installé à New York depuis ses démêlés avec les autorités de Pékin, ce jeune impétueux a été révélé lors du Festival d’Automne. […]
Le mandarin merveilleux. Jeune parrain de la nouvelle vague chinoise, Tan Dun force l’admiration de quelques grands compositeurs contemporains comme John Cage, pour qui sa musique « fait entendre la voix de la nature ». Installé à New York depuis ses démêlés avec les autorités de Pékin, ce jeune impétueux a été révélé lors du Festival d’Automne.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Il y a encore quelques semaines, nous étions comme tout le monde : nous aurions été bien incapables de tenir plus de trente secondes sur le sujet « musique chinoise contemporaine ». L’idée même qu’il pût exister une musique contemporaine en Chine nous semblait à peu près aussi concevable et, pour tout dire, aussi folichonne que l’hypothèse d’une opérette en Suisse alémanique ou d’une country-music au Kazakhstan. En nous creusant un peu la cervelle, nous aurions pu énoncer le titre du Concerto du fleuve jaune, partition maoïste et pentatonique de triste mémoire. Et puis le Festival d’Automne est arrivé, avec son cortège de nouveautés et de révélations : parmi elles, six jeunes musiciens chinois réunis sous la bannière « Eclats d’une génération dispersée ». Aujourd’hui, nous ne sommes pas seulement capables de prononcer correctement le nom de plusieurs d’entre eux, à la grande satisfaction de notre entourage, nous savons également distinguer les mérites de ces différents musiciens. Parmi eux, il est évident que Tan Dun est l’homme dont on n’a pas fini de parler.
Tan Dun est moins un compositeur - au sens occidental et savant du terme - qu’une sorte de chaman, l’officiant de partitions conçues comme autant d’étranges cérémonies. Dans sa musique, on retrouve toute la grâce primitive des chants de la Chine ancestrale, alliée à une modernité résolue. Ce n’est pas un hasard : dans la province dont il est originaire Hunan , certaines formes musicales vieilles de huit siècles présentent une troublante similitude avec ce qu’il est convenu d’appeler « l’avant-garde ». Le chant en micro-intervalles, la sauvagerie des timbres, l’importance de la percussion, tout cela semble étonnamment familier aux oreilles habituées à Xenakis ou Ligeti. Le mérite de Tan Dun est d’avoir su accorder ces deux tendances l’ancienne et la nouvelle , d’avoir inventé une musique qui se situe à l’exact entre-deux et dont il est par conséquent impossible de déterminer à quelle époque elle appartient. C’est une chose rare, qu’on ne connaît guère qu’à certains musiciens comme Takemitsu, John Cage ou, plus encore, George Crumb l’auteur des très cultes Ancient voices of children (1970), auquel le Chinois ne perd pas une occasion de rendre un vibrant hommage.
La musique de Tan Dun est aussi un réconfort pour ceux qui ne verraient dans la musique contemporaine que l’affaire d’individus reclus dans leurs tanières, rivés à leur table de travail et noircissant le papier à musique de hiéroglyphes dont eux seuls comprennent la signification. Car notre homme est un véritable touche-à-tout, qui a choisi de s’impliquer directement à tous les stades de sa création : il est à la fois chef d’orchestre, chanteur, récitant, joueur de xun (la flûte traditionnelle), percussionniste autant de rôles qu’il joue avec un mélange de virtuosité et d’humilité qui laisse assez pantois. Dans sa pièce On taoism, par exemple (qui a largement contribué à le faire connaître en Occident), on l’entend mêler ses jappements vocaux aux sonorités de l’orchestre. Il a aussi fondé son propre ensemble, Crossings, uniquement constitué d’instruments en céramique et dévolu à l’exécution de pièces comme Soundshape ou Nine songs. Par ailleurs, Tan Dun s’est fait connaître pour sa curieuse propension à faire régulièrement participer les musiciens et le public à l’exécution de ses œuvres, sous des formes variées : murmures, cris, souffles ou clappements de mains (TF1 n’a pas le monopole de ces choses-là). Derrière tout cela, il y a une certaine conception de la musique comme expérience vivante, célébration collective qui ne prend forme qu’à l’instant du concert. « La séparation entre le public et les musiciens n’existe que depuis trois ou quatre siècles en Occident, rappelle notre jaune ami. Mais dans la Grèce antique, l’Europe médiévale ou la Chine ancienne, les auditeurs étaient totalement impliqués dans la musique, ils participaient au rituel. Cette tradition a complètement disparu aujourd’hui, sinon peut-être dans les concerts de rock ou de jazz. J’ai envie de créer un nouveau type de concert où le public puisse renouer le dialogue avec les musiciens.«
Certaines œuvres de Tan (en Chine, le nom précède le prénom) peuvent sembler arides, archaïques ou brutales, mais on ne saurait nier que ce créateur a trouvé sa voie et ça, Lao-tseu l’a toujours dit : il faut trouver sa voie. On ne sera pas surpris d’apprendre que cette singularité créatrice trouve sa source dans un certain nombre d’expériences personnelles marquantes. Tan Dun fait partie de toute une génération de musiciens qui ont passé leur jeunesse à l’ombre de la Révolution culturelle, époque à laquelle il fut envoyé à la campagne pour se « rééduquer ». Paradoxalement, le jeune Tan va profiter de ces années noires pour s’initier au folklore et à l’opéra traditionnel, devenant même une sorte de chef musical dans le village où il a été expédié. Après la Révo cul, c’est l’explosion : dix-sept mille jeunes gens se pressent aux portes du conservatoire de Pékin à peine rouvert, espérant y conquérir les quelques dizaines de places mises à leur disposition. L’avidité de ces jeunes musiciens et le dynamisme de l’enseignement feront le reste : en quelques années seulement, une nouvelle génération de compositeurs va éclore qui, pour la première fois dans l’histoire, donnera un sens à l’expression « musique chinoise contemporaine ». La plupart ont aujourd’hui déserté la Chine où leur statut de compositeur restait délicat pour partir s’installer à l’étranger, à l’image de Tan Dun, qui vit à New York depuis 1986. Aujourd’hui, Tan Dun est sûrement le plus en vue des compositeurs de la Chine nouvelle. Adoubé par Cage, distingué par le prestigieux Suntory Prize japonais (il fut le plus jeune musicien à le recevoir), il gère sa remuante carrière avec un mélange de détermination et de nonchalance. En août, on le croise à Londres, où il s’affaire en vue d’un concert que lui consacrent les célèbres Prom’s (festival de musique classique très populaire). En ce début novembre, on le retrouve à Paris, où le Festival d’Automne lui a confié le soin de superviser tous les concerts du cycle chinois. Malgré un emploi du temps surchargé, Tan Dun prend alors le temps de vous vanter les charmes de la Haute-Provence qu’il vient de découvrir ou de lâcher quelques considérations bien senties sur la politique nucléaire de la France un sujet qu’on a eu la faiblesse de mettre sur le tapis eu égard aux penchants écologiques que véhicule sa musique, ainsi qu’à son appartenance à un pays qui, côté atomique, en connaît un rayon. « D’une certaine façon, je me suis déjà exprimé là-dessus dans ma musique, lorsque j’ai composé cette pièce intitulée Memorial 19 fucks. C’est une œuvre dédiée « à tous ceux qui ont été baisés » (to all people who have been fucked over). Il s’agit d’abord des victimes de la place Tien-anmen, mais aussi celles de la guerre du Vietnam ou de la Seconde Guerre mondiale. Les paroles égrènent le mot « fuck » dans dix-neuf langues, ce que je trouve très musical : fuck… diou… nia… fudre… chit… knulla… vaffanculo… Les gens me demandent tout le temps pourquoi je me suis arrêté à dix-neuf. C’est vrai : j’aurais tout aussi bien pu ajouter un vingtième. La seule réponse aux essais nucléaires, c’est celle-là : fuck off! » Un détail plaisant : sur la page de garde de la partition, Tan Dun précise avoir pu traduire « fuck » en dix-neuf langues grâce à la coopération des chauffeurs de taxi du monde entier.
Après le Festival d’Automne, il y a de bons motifs de penser que l’année sera chinoise et tan-dunesque : entre autres, la grande série chinoise que programmera Radio France en février (dans le cadre du Festival Présences), mais aussi la création à Paris, dès le 7 décembre, de Ghost opera une œuvre qui s’annonce comme une somme particulièrement fertile et vivifiante de toutes les préoccupations du compositeur. Comme son nom ne l’indique pas, Ghost opera est une pièce écrite pour quatuor à cordes (en l’occurrence le Kronos Quartet) et un joueur de pipa (sorte de luth), mais dont la dimension théâtrale et multiculturelle justifie l’appellation d’opéra. D’ores et déjà, c’est devenu l’une des pièces les plus populaires de Tan, et, selon la critique américaine, l’une des plus significatives qu’ait jamais jouées le très versatile quatuor Kronos. « Cela doit venir du fait que les gens « normaux » l’apprécient, pas seulement les spécialistes bien qu’elle ne cherche pas à plaire à tout prix. C’est une œuvre centrée sur la communication, entre les êtres, mais aussi entre la nature et les êtres, entre le vent et les arbres, entre l’eau et les pierres. J’y utilise aussi bien le son de l’eau et du papier que le quatuor à cordes ou des extraits de La Tempête de Shakespeare. Je fais aussi appel à de vieilles mélodies chinoises, comme cette chanson que j’aime beaucoup, La Petite poubelle, à laquelle j’ai trouvé un lien de parenté évident avec le prélude en do dièse mineur du clavier bien tempéré de Bach. L’idée que des musiques issues d’époques et de cultures aussi éloignées puissent se ressembler, nouer une relation entre elles, me séduit beaucoup sur le plan philosophique. » Fidèle à sa méthode, Tan Dun a réussi pour cette pièce à obtenir des musiciens du Kronos Quartet qu’ils jouent des cymbales, tapent sur des pierres, dansent et fredonnent des chants tibétains. Et pour cela, on applaudit bien fort non sans garder présente à l’esprit cette cruciale interrogation formulée jadis par le philosophe chinois Zen Koan : « On connaît le bruit de deux mains qui applaudissent, mais quel est le bruit d’une seule main qui applaudit ? »
Tan Dun : On taoism, Orchestral theatre i, Death and fire, Dialogue with Paul Klee (CD Koch Schwann Média 7).
Jacques-Emmanuel Fousnaquer
{"type":"Banniere-Basse"}