N’oubliez pas le Guided. Après huit années à bricoler dans un coin sombre d’Amérique, Robert Pollard et son groupe Guided By Voices ont offert à leurs chansons l’écrin qu’elles méritaient : empaqueté par Steve Albini et Kim Deal, Under the bushes under the stars est l’album le plus dense et le plus pénétrant du moment. […]
N’oubliez pas le Guided. Après huit années à bricoler dans un coin sombre d’Amérique, Robert Pollard et son groupe Guided By Voices ont offert à leurs chansons l’écrin qu’elles méritaient : empaqueté par Steve Albini et Kim Deal, Under the bushes under the stars est l’album le plus dense et le plus pénétrant du moment.
Pour un peu, vous n’entendiez pas parler de ce groupe. Rassurez-vous : votre vie ne s’en serait pas trouvée bouleversée Guided By Voices n’est pas Nirvana, ni même Oasis ou Jeff Buckley. Pas programmé sur MTV, pas entendu sur nos merveilleux réseaux FM, rarement vu sur une scène française, le groupe américain n’est pas à proprement parler « dans le coup ». Il n’est pas non plus indispensable, lui qui fonde au contraire sa raison d’être dans « la poursuite discrète d’un même but insignifiant : essayer d’accompagner les vies banales et ennuyeuses des anonymes, tenter d’en être une sorte de reflet précaire ». Antithèse exacte de Blur et des sprinters de la brit-pop, ce groupe ne court après rien, et surtout pas après la gloire. Pire : il la redoute, cultivant l’anonymat comme un prodigieux bienfait. Et c’est précisément ce désintéressement, cette absence d’ambition, ce quasi-abandon, qui fait la beauté tranquille des disques de Guided By Voices. Voilà un groupe qui existe paisiblement, sans faire de bruit, se contentant d’être en vie. Depuis bientôt dix ans. Depuis déjà douze albums.
« Les six premières productions de Guided By Voices sont sorties sur des labels fantoches, des petites maisons de disques que nous créions nous-mêmes pour l’occasion : G Records, Halo Records, Rocket n°9 Records. Tous ces noms, c’était nous. A chaque nouvel album du groupe, nous avions l’impression d’entamer une aventure différente, l’excitation se renouvelait à chaque fois. Nous n’avions aucune envie d’ouvrir nos différents labels à d’autres groupes. Nous n’étions pas là pour faire progresser le rock américain. A cette époque, aucune considération commerciale ne nous affectait. Sortir des disques constituait simplement une sorte de rêve, un vieux fantasme collectif. » Clairement, c’est là que se creusera le fossé entre ces groupes américains qui ont depuis conquis le monde Sonic Youth, Pavement, Garbage plus récemment et les gais lurons gagne-petit de Guided By Voices. Trop heureux de tenir en main l’objet vinylique de leur passion, Robert Pollard et ses amis ne seront jamais capables de passer à la vitesse supérieure. Refusant d’arpenter le continent américain en quête d’une gloire improbable, le groupe immobile se fera doubler par des plus malins, des plus ambitieux que lui. « Une fois fabriqués, la plupart de nos disques finissaient dans des cartons à la cave. Ils n’étaient même pas envoyés aux magazines ni distribués chez les disquaires. Nous n’avons strictement rien fait de ce qu’il aurait fallu pour faire parler de Guided By Voices. Nous n’avons jamais eu de biographie ou de photos pour la presse, nous étions incapables de nous vendre. Notre philosophie était la suivante : si nos disques sont bons, alors les gens viendront les acheter d’eux-mêmes. »
Longtemps, la réputation de Guided By Voices de bonnes prestations scéniques, un chanteur intello et marrant, des sons de guitare étranges ne dépassera pas les limites de Northridge, petite ville banale de l’Ohio. Le groupe y joue pour la famille une centaine de copains lorsque l’envie lui en prend, cinq ou six fois par an. Parfois, il pousse jusqu’à Cleveland ou Cincinnati, mais sans grand bonheur. Les albums bricolés succèdent aux albums bricolés. Lorsqu’on lui demande s’il se contente de cette morne confidentialité, Pollard répond simplement qu’il a toujours envisagé la musique par sa face la plus tranquille, la moins prestigieuse. Que seul le travail en longueur importe, que la perspective d’une apparition furtive au panthéon du rock ne l’a jamais ému. Une humilité à la probité rare qui l’amènera à chanter sur le nouvel album Under the bushes under the stars : « Don’t take this too seriously. You just have to hum it all day long » (Ne prenez pas ça trop au sérieux. C’est juste une mélodie à chantonner pendant la journée). Pourtant, en 95, le rock de Guided By Voices jouera un fameux tour à ses pères tranquilles, s’attirant les faveurs de la critique au moment où le groupe avait définitivement remballé ce qu’il lui restait d’orgueil. C’est l’album Alien lanes, pourtant guère plus ambitieux que ses aînés, qui sonnera le ralliement. Séduit par la densité et la richesse mélodique d’un disque qui a des allures de tribut au patrimoine rock, quelques journalistes bien inspirés dégainent leur plus beau stylo. L’un d’entre eux, Byron Coley il écrit à Forced Exposure et dans Spin n’hésite pas à faire du groupe le prochain REM. Coley suit Guided By Voices depuis leur sixième album, Propeller, et a depuis remué ciel et terre pour faire connaître ces talents oubliés. « Grâce à lui et à Robert Griffin, le patron de Scat Records, qui a produit notre album suivant, Vampire on titus, nous avons pu participer au New Music Seminar (sorte de Midem américain), en 1993, à New York. Nous n’avions plus donné de concert depuis six ans et, pour la première fois, nous étions confrontés à des représentants de l’industrie musicale. Après ce concert, la communauté rock new-yorkaise nous a vraiment soutenus. Mark Ibold de Pavement s’était procuré quelques-uns de nos disques et en faisait des copies sur cassettes qu’il distribuait à ses amis. C’est par ce biais que Thurston Moore de Sonic Youth nous a connus. Tout un pan de la culture rock américaine fonctionne sur ce principe : quelqu’un fait découvrir ses groupes favoris à une seconde personne qui, à son tour, enregistre une cassette et l’offre à une troisième personne. Alors logiquement, avec l’album Alien lanes, tout s’est accéléré : nous avons récolté les fruits de plusieurs années de travail. »
Chiffres de vente en progression permanente, cote enviable dans les gazettes, street-credibility record : les hommes de Guided By Voices ne peuvent plus tourner le dos à ce succès qui leur tend les bras. Et ne peuvent pas refuser le contrat que leur propose Matador, peut-être le label le plus en vue du rock américain depuis qu’il a signé la star underground Liz Phair. « Nous avons pris conscience que nous ne pouvions plus vivre comme avant. D’un seul coup, nous étions plus exposés, nous avions des responsabilités vis-à-vis des gens qui achetaient et écoutaient nos disques. Mais nous voulions rester fidèles à une éthique et à un son. Notre album Alien lanes était déjà enregistré quand nous avons signé sur Matador. C’était une des stipulations de notre contrat : Matador sort ce disque-là, qui a été enregistré sur un 4-pistes, et nous allons enregistrer le suivant dans un studio professionnel. Au final, Under the bushes under the stars comprend à la fois des enregistrements réalisés en 24-pistes et d’autres sur notre petit 4-pistes, à la maison. Nous nous en sommes plutôt bien sortis. »
On le sait d’emblée : Guided By Voices fait partie de ces groupes qui, plus instinctivement que scientifiquement, savent se jouer du temps, de l’espace, des blancs et des silences, ordonnant leurs albums comme des vitrines de grands magasins tel article sur le devant, bien en vue, tel autre un peu en retrait, celui-là en pleine lumière, tel autre dans l’ombre, comme faire-valoir. Devant un aménagement si soigné, l’auditeur ne sera guère tenté de jouer à saute-chanson, s’embarquant tête baissée dans une aventure qui le tiendra en haleine pendant une heure, du premier morceau au vingt-quatrième. Détaillons : Under the bushes under the stars s’installe sans se hâter. Il lui faut bien quatre ou cinq chansons pour aménager sa couche, se trouver des lisières, définir son champ d’action. Dans un premier temps, la batterie tâtonne, avance un pied pour le retirer aussitôt. Sur Man called aerodynamics, elle s’en tient aux roulements rassurants d’un tambour. Autour d’elle, une basse et une guitare apparaissent, mais sans faire de bruit, laissant la voix (superbe) faire les présentations. L’ambiance n’est ni joyeuse ni morne. Entre mélancolie nocturne et besoin de lumière, le disque hésite encore. Il ne fait pas complètement jour, mais ça ne saurait tarder… Il faudra être patient : Under the bushes under the stars propose des splendeurs qui se méritent, et Rhine jive click, Cut out witch et Burning flag birthday suit sont autant d’avant-goûts aguicheurs, de promesses pleines d’avenir. Ici, les guitares suggèrent plus qu’elles ne disent. Un ton au-dessus, la voix en garde aussi sous le coude, attendant la première embellie. Qui prendra la forme de l’épatant The Official ironmen rally song, premier flirt entre Guided By Voices et le professionnalisme sonique. « Il y a des années, nous sommes allés dans un studio tout ce qu’il y a de plus sérieux. Nous devions y enregistrer notre tout premier album mais après quelques jours, nous n’étions pas du tout satisfaits du résultat. Les ingénieurs du son étaient antipathiques au possible, l’ambiance détestable, si bien qu’il nous a fallu prendre une décision très vite. Soit nous restions là et nous courions à la catastrophe, soit nous retournions chez nous pour essayer de sauver les meubles. » Il aura fallu plus de huit années pour que le groupe remette les pieds dans un multipistes digne de ce nom. Ne pas y voir l’effet imbécile d’un snobisme agaçant, plutôt le tribut fervent d’un amateur de musiques aux sonorités rêches qui l’agitent depuis toujours. « J’adore le son des petites productions. J’ai toujours été plus attiré par les disques enregistrés dans des conditions « amateur » que par les productions classiques. A une époque, j’allais presque tous les jours m’en procurer, et je rentrais à toute allure pour aller les écouter, les décortiquer. Malheureusement, avec la mode du lo-fi, il devient de plus en plus difficile de trouver un bon disque artisanal. Aujourd’hui, beaucoup de labels sortent n’importe quoi sous prétexte que c’est lo-fi… Mais j’aime aussi le son qu’on obtient en travaillant avec des producteurs qui savent ce qu’ils veulent, comme Steve Albini ou Kim Deal. Il faut que les gens ôtent de leur tête cette idée selon laquelle il est facile d’être spontané. Aussi paradoxal que ça puisse être, la spontanéité demande beaucoup de travail. Kim nous a obligés à faire des maquettes, à travailler les arrangements. Quant à Steve Albini, c’est lui qui a demandé à bosser avec nous. Avec de tels parrains, nous ne pouvions pas accoucher d’un mauvais album. » Alors, qu’importe si sur Under the bushes under the stars, certains tempos sont mal foutus, si la batterie peine à franchir les cols, Guided By Voices a l’essentiel : ces chansons qui, même jouées par l’orchestre du croulant Robert Quibel, emporteraient la décision. Belles, brûlantes, efficaces et enfin présentées sous leur meilleur jour, elles ne demandent plus qu’à séduire le monde.
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