Auteur du récent Crâne chaud, Nathalie Quintane livre ses variations sur l’Anglais Joey Barton, nouvelle recrue star de l’OM.
Il faut qu’il se passe quelque chose. Barton est là pour ça. Non qu’il ne se passe rien à Marseille ni à l’OM – Marseille, c’est typiquement la ville où il ne se passe pas rien : il s’en passe même de trop –, mais au moins, comme ça, on ne parlera pas du reste. Aussi, on a emprunté un Barton pour un an : c’est le joueur parfait pour Marseille-capitale, et pas seulement parce qu’il a de la culture – la culture, c’est quand on lit Nietzsche, naturellement, et quand on écoute les Smiths : c’est une histoire de rachat – en tout cas pour un type comme lui, Barton.
Parce qu’il revient de loin. Disons que même pour l’Angleterre qui cravache – qui cravacha sec ses colonies, ses mômes, ses ouvriers –, Barton, joueur anglais, a cravaché un peu trop ces dernières années, jusqu’à s’interdire le séjour sur la pelouse patriotique, à coups de cartons rouges (sang). C’est bien sûr là, d’abord, qu’on l’attend. On : la presse, le public, les supporters, l’équipe adverse : va-t-il tenir ? Chaque match est une réponse à la question qui taraude, à la question a priori posée à l’achat, car c’est une question qu’on achète en le payant – et ses multiples réponses possibles.
Barton ouvre la question récurrente du comportement des footballeurs ; déjà, il l’exotise : ce n’est plus l’Arabe des quartiers surdoué sur le terrain mais irrémédiablement pourri par ses origines, c’est un Anglais (l’Anglais a un football agressif, c’est bien connu). Ensuite, il la complique en additionnant les cultures : celle du foot, c’est-à-dire historiquement celle du peuple ; celle des classes moyennes, pas populaire mais pop (la musique du même nom) ; celle qui est encore associée aux études longues, aux intellectuels, particulièrement en France (la philosophie). Que Barton lise tel ambigu bouquin, écoute telle chanson chamarrée, rend impossible la réponse par oui ou par non à la question de savoir si oui, ou non, c’est une simple racaille, un thug (un voyou), un délinquant patenté, un hooligan – doux et tendre hooligan1 ont mis, pour l’accueillir et l’honorer, sur une bannière, en anglais, les supporters marseillais.
Aucun footballeur n’est assez simple pour être une simple racaille, aucune racaille n’est assez simple pour être une simple racaille non plus ; c’est ce que nous devrions nous dire, ce que nous aurions dû nous dire, s’il n’était pas plus simple d’opposer aux humbles et reconnaissants fils du peuple sauvés par le ballon ceux qui ont encore le souvenir de la honte sociale, ceux qui rappellent à eux la rage qu’ils ont su transformer, ceux qui préfèrent oublier à ceux qui ont de la mémoire. Pourquoi Barton est-il bon ? Parce qu’il a de l’expérience (30 ans depuis septembre) ? Parce qu’il est endurant ? Parce qu’il est nombreux (défensif aussi bien qu’offensif, technique autant qu’élégant, etc.) ? Parce qu’il se donne à tous et ne se prête qu’aux riches, parce qu’il veut jouer, parce que tel est son désir et sa seule gloire ? Et pourquoi est-il encore comme ça, après tant d’avanies, après les conneries, la prison, la biture toujours recommencée, humiliations et expulsions (t’es trop petit, tu seras jamais footballeur ; t’es trop violent, le pays n’en peut plus, le club n’en peut plus, les sponsors n’en veulent plus) ? Pour tout cela, par tout cela, parce que tout cela, sans doute, il est comme ça ; et parce que le stade et le rectangle d’herbe fausse qui en fait le fond sont encore le lieu d’une guerre dont on choisit d’omettre le nom et que lui, malgré lui, porte, baptisé comme on peut l’être à Liverpool, sa banlieue, quand on naît au début des années 80, sous Thatcher, puis Major, et la décoction de travaillistes qui leur tinrent lieu de substituts ensuite.
Je regarde Barton en pleine interview : plus que Cantona – qu’on évoque souvent à son propos parce que la perspective historique en commentaire sportif est courte –, un Cantona protégé par une arrogance construite et ajustée, un mur anti-cons comme il y a des murs anti-bruits (c’est la même chose), il me rappelle par éclats Vinnie Jones, un furieux qui terrifia le gazon à la fin des années 80, auteur d’un poème murmuré à l’oreille de Paul Gascoigne, qui fut sans doute sa plus belle action sur le terrain : “Je m’appelle Vinnie Jones, je suis un gitan, je gagne beaucoup de fric et je vais t’arracher l’oreille avec les dents puis tout recracher dans l’herbe.” Barton a un peu plus de football, et un peu plus de mal-être aussi. Pour Jones, on sait qu’il est capable de faire ce qu’il dit à n’importe quel moment ; pour Barton, ce n’est pas si sûr, et c’est dans cet embarras de pensée furtif mais visible que loge l’image exacte de ce qu’est le football depuis longtemps : un obstacle au bon ordre ET un agent de contrôle social, un substitut à une action radicale en politique ET un détonateur possible. Hillsborough et le Heysel2 furent l’idéal prétexte pour couper le peuple irresponsable (pléonasme) de son football en en changeant les structures et les valeurs. Barton atteste que le foot, ante, fut autre. Tout le monde peut gagner : lui explique pourquoi.
1. Chanson des Smiths : “He was a sweet and tender hooligan, hooligan/And he said that he’d never, never do it again/And of course he won’t (oh not until the next time)”
2. Hillsborough : mouvement de foule dans un stade – 96 morts en 1989 (les supporters de Liverpool furent accusés jusqu’à ce qu’une enquête indépendante mette en cause la police) Heysel : grilles de séparation et muret s’effondrent dans ce stade de Bruxelles lors de Juventus-Liverpool en 1985 – 39 morts
Crâne chaud est édité chez P.O.L