Comment une jeune fille trop maigre est devenue une icône hollywoodienne absolue. Vacances romaines et Diamants sur canapé, deux de ses plus beaux rôles, lèvent le voile sur l’énigme Audrey Hepburn.
C’est l’été, un bal au bord du fleuve de la capitale italienne au début des années 50. Un couple enlacé danse près de l’eau, quand soudain l’homme (archétype du séducteur italien) interrompt la danse et fixe sa partenaire (archétype de la ravissante étrangère) droit dans les yeux, trop longuement. Va-t-il l’embrasser ? Lui faire une déclaration d’amour ? En fait, il s’empare d’un peigne et dessine, au-dessus des yeux immenses et attentifs de la jeune fille, deux accroche-coeurs qui séparent et stylisent sa frange. La belle étrangère est-elle vexée que l’homme ait trouvé, sur son visage triangulaire, quelque chose non à admirer, ou caresser, mais l’ultime détail à rectifier ? Pas le moins du monde : celle qui, le matin même, était une princesse godiche aux cheveux longs, a approuvé son reflet dans le miroir du coiffeur qui venait de trancher sa chevelure, d’un “c’est cool”. Autrement dit, mon visage est parfait, non dans le sens sexy du terme. Le style, seul, se rectifie.
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Ce visage parfait, c’est celui d’Audrey Hepburn dans Vacances romaines de William Wyler, sorti en 1953, pour lequel elle reçut l’oscar de la meilleure actrice à 24 ans. Quatre ans plus tard, le visage de la star est devenu un “langage”, analysé par Roland Barthes dans ses Mythologies, où il oppose le “visage-idée” de Greta Garbo au “visage-événement” d’Audrey Hepburn :
“Le visage d’Audrey Hepburn est individualisé, non seulement par sa thématique particulière (femme-enfant, femme-chatte), mais aussi par sa personne, par une spécification à peu près unique du visage, qui n’a plus rien d’essentiel, mais est constitué par une complexité infinie des fonctions morphologiques.”
De quel événement s’agit-il ? On s’approche de la substance de cet événement (Barthes : “La singularité d’Audrey Hepburn est d’ordre substantiel”) en la contemplant dans son plus beau rôle, celui d’Holly Golightly dans Diamants sur canapé de Blake Edwards (1961). Entre les deux films, Audrey Hepburn est devenue icône, grâce, notamment, à sa rencontre avec Hubert de Givenchy qui, surmontant sa déception initiale (“On m’annonce que miss Hepburn arrive chez moi, je m’attendais à voir Katharine Hepburn, et je vois un félin”), a inventé la ligne révolutionnaire de la femme-chat.
Femme-enfant ou femme-chat, la singularité d’Audrey Hepburn tient originellement à sa maigreur. Une maigreur aussi affichée que l’étaient les courbes de l’autre icône hollywoodienne de l’après-guerre, Marilyn Monroe. Billy Wilder, qui avait fait jouer les deux actrices, affirmait qu’“à elle seule, cette fille est capable de faire de la poitrine une valeur démodée”. “Audrey voulait montrer sa maigreur”, précise Hubert de Givenchy, expliquant que ses propres efforts pour dissimuler ses “défauts” (salières, os apparents du dos, pieds immenses…), butèrent sur la revendication obstinée de l’actrice, au pays des blondes minuscules et pulpeuses (“une femme doit tenir dans ma poche”, déclarait Humphrey Bogart), d’afficher son corps malingre, aussi bizarrement proportionné que celui de la créature extraterrestre E.T. (il n’y a pas de hasard : le dernier rôle d’Audrey Hepburn, quatre ans avant sa mort, est dans Always de Steven Spielberg en 1989).
Ainsi, la “brindille” (thin girl), comme la surnomme son partenaire Gary Cooper dans Ariane de Billy Wilder (1957), fait-elle à peine semblant de ne pas se trouver parfaite :
“Je suis trop maigre. J’ai les oreilles décollées, les dents de travers, les pieds trop grands et le cou trop long.”
Et le séducteur, jusqu’alors abonné aux femmes replètes, de lui répondre : “C’est possible, mais j’adore l’ensemble. Tout en vous est parfait. Vous avez ce côté parisien, rive gauche…” Paris est l’axe autour duquel tournent la plupart des rôles interprétés par Audrey Hepburn, de Sabrina et Ariane (Billy Wilder, 1954 et 1957), à Funny Face et Charade (Stanley Donen, 1957 et 1963), en passant par Deux têtes folles (Richard Quine, 1964). Paris et aussi son satellite, la Côte d’Azur (Voyage à deux, Donen, 1967), où la fille d’une baronne néerlandaise et d’un Anglo-Irlandais convaincu d’être apparenté à Marie Stuart fut découverte par Colette, lors du tournage de Nous irons à Monte-Carlo de Jean Boyer en 1951.
L’écrivain vit en “son visage et son allure l’incarnation de l’essence de la jeune fille” et elle lança sa carrière en la proposant pour le rôle de Gigi à Broadway. Ce berceau d’origine – la France, où Colette et Givenchy regardent pour la première fois une danseuse anglaise timide, que sa grande taille et sa silhouette rachitique ont exclue de la carrière de danseuse étoile dont elle rêvait à Londres – fait-il d’Audrey Hepburn une star essentiellement européenne, par opposition à l’autre icône hollywoodienne, la Californienne Marilyn ? Les deux icônes ultimes du cinéma hollywoodien de l’après-guerre partagent pourtant, outre deux metteurs en scène (Billy Wilder, George Cukor), un rôle qui fit la gloire tragique de l’une et demeure étrangement ignoré pour l’autre. Si l’on ne se lasse pas de revoir Marilyn susurrer “Happy birthday, mister President” au président Kennedy, on ignore que la dernière chanson d’anniversaire de cellui-ci, Happy birthday, dear Jack, lui fut chantée par Audrey Hepburn, le 29 mai 1963. Tandis que la première fait une apparition aussi spectrale que sexy, le regard enténébré par le champagne, l’angoisse et la drogue, la seconde exprime, comme elle le dira elle-même plus tard, que “la beauté d’une femme se voit dans ses yeux, siège du coeur et de l’âme”.
Les yeux d’Audrey Hepburn, même lorsqu’ils regardent dans le vague sur le rebord d’une fenêtre new-yorkaise, ou bien se dissimulent derrière les Wayfarer d’Holly Golightly dans Diamants sur canapé, expriment sans relâche, de Vacances romaines à Voyage à deux en passant par Ariane ou Charade – où sa silhouette stylisée par les manteaux cintrés de Givenchy et les ballerines de Ferragamo traverse des palais, des palaces et des hôtels particuliers fantomatiques –, une attention extrême au monde et à l’autre. Alors que Marilyn incarne la féminité en excès, la femme comme excès, le féminin comme drogue (elle s’est brûlée, telle sa chevelure platine, à cet excès dont le terme, fatalement, est le vide), Audrey Hepburn n’a cessé de refléter, dans son regard aux aguets, l’énigme que constituait la trajectoire qui mène une petite fille maigre à devenir une femme. En cela, il n’y a qu’une Hepburn qui, de Katharine dans Sylvia Scarlett à Audrey dans My Fair Lady (les deux films de Cukor), s’émerveille/s’effraie de muer en cette créature enchanteresse et monstrueuse en laquelle les spectateurs contemplent une femme. Telle est l’énigme que Dorothy/Marilyn (Les hommes préfèrent les blondes d’Hawks) et Holly/Audrey (Diamants sur canapé) nous renvoient.
Dorothy et Holly ont beau être pareillement obsédées par les diamants, l’une et l’autre ne sont pas de vénales chercheuses d’or, mais deux enfants rêvant de réchauffer leur coeur mélancolique sous les feux artificiels des pierres précieuses. De ce rêve, Tiffany’s est le nom : le diamant n’est pas l’attribut conventionnel de la réussite d’une femme mais le pays rêvé où deux petites filles malades (Marilyn, née de père inconnu, Audrey, abandonnée à 6 ans par un père sympathisant nazi), réussiront à guérir de l’enfance. Voilà peut-être pourquoi elles ont en commun de n’avoir jamais tourné avec le plus grand créateur d’icônes : Alfred Hitchcock. On sait que Marilyn avait trop de seins à ses yeux, et l’on peut penser qu’Audrey Hepburn incarnait une sophistication trop brune (c’est d’ailleurs le reproche que Truman Capote fit à son interprétation d’Holly, qu’il fantasmait en blonde). Surtout, Marilyn et Audrey incarnent, chacune à leur manière, une petite fille à la recherche de la femme qu’elle pourra(it) devenir. Hitchcock n’aurait pu les enfermer dans le cercueil d’un idéal féminin sophistiqué, morbide et glacé, comme il le fit avec Tippi Hedren et Kim Novak.
Ces petites filles ont suivi deux chemins opposés. L’une a fait taire son enfance à force de drogues, jusqu’à ce que l’enfant malade, devenue créature maléfique, assassine la star adulte. L’autre, attachée à sa maigreur comme au stigmate de la malnutrition qu’elle subit pendant la Seconde Guerre mondiale aux Pays-Bas, finit par laisser grandir la fillette rachitique. L’existence d’Audrey Hepburn forme une trajectoire fascinante, depuis ses souffrances d’enfant sans père devenue résistante contre le nazisme – cela en fait la star la plus rossellinienne, donc moderne, de l’après-guerre, car elle rejoint la cohorte d’orphelins traçant leur route solitaire dans le dernier plan de Rome, ville ouverte –, jusqu’à son rôle d’ambassadrice du Fonds pour l’enfance de l’Unicef, pour lequel elle ne cessa de témoigner de la souffrance des enfants malnutris en Afrique. Entre les deux, des princesses vagabondes, des jeunes filles dissolues et romantiques, des femmes mariées en manteau rouge et blanc plongent à jamais leurs yeux immenses et tendres dans l’énigme du coeur humain, la seule vraie et fantomatique substance que projettent sur nous les stars.
Vacances romaines de William Wyler, avec Audrey Hepburn, Gregory Peck (É.-U., 1953, 1 h 58, reprise)
Diamants sur canapé de Blake Edwards, avec Audrey Hepburn, George Peppard (É.-U., 1961, 1 h 55, reprise)
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