Dans la cité émeraude, Amazon invente son avenir et le futur de nos villes. Comme l’antichambre d’un empire commercial, Seattle nous donne un aperçu du monde selon Jeff Bezos : des technologies vertes aux inégalités urbaines.
C’est le genre d’histoire qui galvanise les jeunes start-uppers. Amazon débute dans le garage de Jeff Bezos en 1994. Aujourd’hui, l’entreprise finit de construire quatre gratte-ciel de 150 mètres à Seattle. La Silicon Valley nous a habitués à des projets pharaoniques de villes-entreprises excentrées (et excentriques). Amazon tente autre chose : rester en centre-ville. Un choix qui métamorphose Seattle et participe au bouleversement du modèle urbain américain.
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« À quel point Amazon peut grandir et rester à Seattle ? C’est ce qu’ils essayent de découvrir”, explique à Bloomberg Glenn Kelman, PDG d’une société immobilière. “Peut-on créer une entreprise colossale au beau milieu d’une ville ?” Alors que l’entreprise comptait 5 000 salariés intramuros en 2010, ils sont aujourd’hui 40 000, répartis dans une trentaine de bâtiments. Le géant du e-commerce monopolise ainsi 19 % des bureaux de la ville. Dans les autres métropoles, aucune autre entreprise n’a autant d’espace.
Le chômage diminue, les loyers explosent
Ennemi juré des librairies et commerces indépendants, Amazon a paradoxalement participé à la redynamisation du centre-ville. En encourageant l’installation de nouvelles boutiques et en rameutant une classe jeune, aisée, blanche et diplômée. Si bien que pendant plusieurs années, la population intramuros de Seattle a davantage augmenté que celle de ses banlieues. Un véritable bouleversement démographique comme l’observe Michel Lussault, géographe spécialiste de la mondialisation :
“C’est une tendance qu’on voit à l’échelle mondiale, y compris en Afrique. Il y a la poursuite d’un étalement urbain et en même temps un réinvestissement d’espaces plus centraux. Avec la volonté de développer d’autres formes de mobilités, de culture, d’activités économiques et de relations à l’altérité.”
Avec un schéma classique d’embourgeoisement, le chômage a diminué à Seattle et les salaires ont augmenté. Mais les loyers ont explosé, repoussant les classes moyennes et les populations moins riches vers les banlieues. En quelques années, le nombre de “méga-navetteurs” (ceux qui passent au moins 90 minutes dans les transports pour aller au travail) a grimpé.
Seattle, laboratoire à ciel ouvert
Avec un art tout américain du storytelling, les dirigeants d’Amazon dénient tout sectarisme et romancent leur attachement à la ville et sa communauté. Dans les rues de Seattle, un camion distribue gratuitement des bananes, une ligne de tramway a été financée par l’entreprise et elle sponsorise les feux d’artifice du 4 Juillet… Dans l’une des quatre tours Amazon en fin de construction, plus de 200 personnes sans domicile fixe seront accueillies dès 2020. Tout pour faire de Jeff Bezos le concitoyen modèle.
En parallèle, la ville est devenue un laboratoire à ciel ouvert des technologies de l’entreprise. Elle y a d’abord testé Amazon Go auprès de ses salariés : un modèle de supérette sans caisse où les achats sont facturés grâce au téléphone portable et au regard attentif de caméras intelligentes et de plusieurs capteurs. Nicole Guichard, webmestre pour Leblogdelaville, parle « d’urbanisme éphémère » pour décrire ces expériences vouées à être exportées : « Un modèle urbain qui ne va pas tracer physiquement une morphologie, un dessin, mais qui inscrit une économie urbaine dans l’espace public de manière sporadique. »
Les bâtiments construits par l’entreprise font la part belle à la technologie verte avec des tours chauffées grâce à l’énergie produite par les centres de données. Au pied de ses gratte-ciel, Amazon finit également de construire trois gigantesques sphères de verre et d’acier très remarquées. Elles devront abriter des milliers d’espèces végétales et serviront peut-être à des projets éducatifs.
First plant in the ground at #TheSpheres, 39,999 to go. Public tours start 2018. pic.twitter.com/6Jgo4cLb7o
— Jeff Bezos (@JeffBezos) 5 mai 2017
(« Première plantation dans le solde des Sphères, il en manque 39 999. Les visites publiques commencent en 2018. »)
Des aménagements très élégants mais à relativiser comme le conseille Michel Lussault :
“On est souvent dans une sorte de placage de technologies vertes sur des fonctionnements urbains qui restent ceux des années 1990-2000. Il y a encore un effort à faire pour produire des modèles différents. À Seattle, l’univers urbain est très dépendant d’une mobilité automobile avec des effets d’inégalités sociales.”
Réarmer la citoyenneté face à l’urbanisation ?
Les employés d’Amazon sont loin d’être épargnés par ces inégalités. Les personnes précaires payées à la tâche sont nombreuses. Dans une lettre ouverte Lisa Herbold, membre du conseil municipal de Seattle, interpelle le PDG Jeff Bezos : “Je ne crois pas que la philanthropie soit le meilleur indicateur d’un employeur progressiste. […] Vous avez la responsabilité de participer à un débat sur un travail et un emploi du temps équitables et sur des salaires tolérables.”
L’embourgeoisement des centres-villes révèle aussi une faiblesse du processus démocratique face aux dynamiques urbaines. Michel Lussault observe :
“Un des problèmes du moment est de constater l’urbanisation du monde comme un mouvement puissant mais aussi de réaliser l’ampleur des inégalités qui en résultent. L’enjeu est de réarmer les politiques publiques et la citoyenneté par rapport à ces questions.”
A Seattle, depuis longtemps, on pratique un urbanisme d’implication (« tactical urbanism ») des habitants. Exemple très intéressant, donc. https://t.co/4xOMBMRJp9
— Michel Lussault (@MichelLussault) 16 février 2017
Une hégémonie qui inquiète : Seattle privatisée ?
Amazon n’est plus seulement le champion du e-commerce, c’est un mastodonte dont les frontières sont difficiles à délimiter. Le groupe produit des films, travaille sur l’intelligence artificielle et se lance dans l’alimentation avec le rachat très commenté des magasins Whole Foods. En 2012, dans un documentaire diffusé sur Lundi Matin, le comportement hégémonique de l’entreprise était analysé avec des accents situationnistes : “C’est la métropole qui circule au travers d’Amazon et pas l’inverse. Des milliers de gens à Seattle utilisent leurs services pour acheter des produits, commander de la nourriture, du divertissement, des meubles et des outils sur internet.”
A Seattle, l’importance d’Amazon est si forte qu’on peut se demander si la ville n’en est pas un peu dépendante. Pascale Nédélec, géographe spécialiste des villes américaines, explique :
“C’est l’un des plus gros employeurs de l’aire urbaine. Ils génèrent de la construction donc de l’emploi dans le bâtiment et pour tous les employés au sein de leurs entreprises. On parle de company town, ville d’entreprise : c’est l’idée que toute la croissance économique d’une ville est portée par une société.”
Plus largement, le rachat de Whole Foods par Amazon soulève des inquiétudes. Un éditorial du Monde s’interroge : « Si son comportement prédateur menace le consommateur, peut-être réveillera-t-il aussi les ardeurs des autorités antitrust. » Pour l’instant, l’empire érige des tours. Au Seattle Times John Schoettler, le directeur de l’immobilier pour Amazon, déclare : “Ces bâtiments tiendront pendant des centaines d’années.”
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