Le gardien du verger. Georges Brassens courtisait les mots avec le zèle aimable d’un jardinier et affichait pour unique ambition l’entretien de quelques fleurs : la pensée libre, le lis de l’amitié. L’anniversaire de sa mort, il y a quinze ans, le 29 octobre 1981, est l’occasion de voir rééditer son œuvre intégrale. Pauvre Martin, […]
Le gardien du verger. Georges Brassens courtisait les mots avec le zèle aimable d’un jardinier et affichait pour unique ambition l’entretien de quelques fleurs : la pensée libre, le lis de l’amitié. L’anniversaire de sa mort, il y a quinze ans, le 29 octobre 1981, est l’occasion de voir rééditer son œuvre intégrale.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Pauvre Martin, élève de 5e B, qui dès l’aube s’en va bêcher des méninges les champs ingrats de l’Education nationale au collège Georges-Brassens de Mornesite. Comment pourrait-il deviner, l’infortuné potache, au moment de franchir la grille, le pas lent, l’air misérable, que le bahut tant honni porte le nom d’un homme qui nourrissait à l’égard des institutions le plus cinglant mépris ? Lui qui, enfant, fut enfermé à clé dans un placard par l’institutrice de l’école Saint-Vincent de Sète, prête désormais, ironie posthume, sa réputation et son blaze au fronton des établissements. Faire de Georges Brassens l’égal d’un Jules Ferry, voilà un escamotage qui entretient bien des malentendus, une manière très française de faire valoir le patrimoine en enterrant l’œuvre. Que l’on puisse étudier en poésie L’Auvergnat n’arrange rien à l’affaire. L’esprit du Sétois court plus sûrement par les chemins de fugue et s’échange à la récré sous forme de jurons lubriques et de saletés jubilatoires. Sur la chanson française où, pareille à celle des menhirs, s’étend son ombre, immense et vénérée, il n’y a pas grand-chose à dire. En libérant le genre des archaïsmes moraux dont il était perclus, en lui offrant un style absolument neuf et authentiquement de chez nous, Brassens a cimenté sans le vouloir une dalle de respect qui obstrue pour longtemps les rigoles par où s’écoulent les eaux originales de cet art fragile et faussement léger. Cela nous a valu des escadrons d’Yves Duteil, des brigades de Maxime Le Forestier, des phalanges serrées de chanteurs rustiques armés de guitares acoustiques qui chantent en rythme, sans que le pied d’un vers ne déchausse, qu’un hémistiche ne soit omis. Et aucun pour retourner son archet contre cette sentinelle jamais endormie, aucun pour tenter de desceller cette statue du commandeur qui pétrifie les novices. Etrange malédiction post-mortem pour cet érafleur de complaisance, ce pourfendeur de calotins et de bigots, de se retrouver ainsi confit dans le plus affligeant des académismes, la plus pieuse déférence. L’homme et son œuvre font désormais l’objet de conciles et de conclaves annuels à la faveur desquels se réunissent d’éminents experts venus du monde entier qui, d’avoir tant disséqué, tant disserté, en sont maintenant à méditer en séances plénières sur la signification profonde d’un passage tel que « Sous les coups de boutoir des ligues féministes/La moitié des messieurs brûlent d’être onanistes/L’autre d’aller s’faire enculer » (in S’faire enculer). Le vieux Georges les aurait encouragés chaudement à y aller sans tarder.
Et sonne l’heure des commémorations où l’on va encore effeuiller le chrysanthème, pleurer la pauvre Margot, renflouer Les Copains d’abord et rediffuser Le Grand échiquier de Jacques Chancel. Terrible routine. Terrible pays où même les volcans finissent par s’éteindre. Mais puisque l’occasion nous est donnée, que l’on réédite l’intégrale augmentée de quelques scories, pourquoi ne pas piquer une tête dans la claire fontaine, reprendre à plein pif les senteurs anciennes que cajole cette langue sublime, érudite, accessible, qui a des voluptés de jadis blotties au creux du rythme, des grâces de jouvencelles et des manières hussardes ? « La langue est un immense royaume des morts, d’une insondable profondeur, c’est pourquoi nous recevons d’elle la vie la plus élevée » (Elfreide Jelinek). Avec Brassens, nous voilà sur la margelle du puits, à remonter par seaux entiers des mots, des expressions, à s’abreuver d’une singularité linguistique, d’une imagerie féconde qui rafraîchissait en son temps le patrimoine sentencieux et vient irriguer aujourd’hui les sols appauvris du parler quotidien. Certes, il n’est pas toujours commode, ni très recommandé, sous peine de passer pour un fieffé cuistre, de complimenter sa moitié pour ses formes « callipyges » (Vénus Callipyge) ou bien de la parer du nom, pourtant ravissant, de « grillon du foyer » (Pénélope) alors que la cuisine surgelée et l’union libre sont devenues la norme. L’homme avait la hantise du mot juste « pesé au trébuchet d’apothicaire ». Fils de maçon, il alignait ses vers au fil à plomb avec la rude placidité et le consciencieux propre aux petits métiers. « Brassens refusait de se dire poète et c’est peut-être pour cela qu’il l’était », note Robert Sabatier dans son Histoire de la poésie française. Admirateur obstiné de La Fontaine et de Villon, il usait sans retenue d’archaïsmes, savants ou populaires, dans ses chansons. Pourtant, ses intuitions esthétiques l’amenaient toujours à sortir la charrette lexicale hors de l’ornière académique, à gauchir le mot ou la tournure pour mieux redresser la langue. Là moins qu’ailleurs, le droit chemin ne lui convenait. Nombre de ses textes confessent un talent unique pour la tendre prise d’otage d’expressions vieillies ou de formules courantes avec peut-être ce sommet dans Grand-père où l’aphorisme « Un œil qui dit merde à l’autre », habituellement destiné à moquer un strabisme, devient sous sa patte : « C’est depuis ce temps-là que le bon apôtre/Ah c’est pas joli/Ah c’est pas poli/A une fesse qui dit merde à l’autre », ce qui, toute indulgence scatologique mise à part, est à considérer comme un authentique trait de génie.
Brassens, c’est le gardien du verger. Se confiant à son ami Roger Toussenot, il écrivait : « Tu comprends bien que j’étais né pour être un arbre et devenir grand sans artifice. » Durant sa carrière, on le décora de différents mérites agricoles. Paul Guth voyait en lui un laboureur. Henry Magnan, journaliste au Monde, souhaitait le représenter en bûcheron. Nous préférons lui prêter les traits et les manières moins épaisses du jardinier. Un jardinier, c’est quelqu’un qui met la main dans le purin et fait éclore la rose. Ses chansons ne négligeaient ni le sublime ni le trivial. On y évoque avec autant de soin les plus hautes manifestations de l’esprit que les sordides petites affaires domestiques du corps.
Si les arbres, Grand chêne ou Amandier, poussent en force dans l’œuvre, les fleurs s’y répandent avec égale insistance : Les Lilas, les petites fleurs d’Au bois de mon cœur, la Jolie fleur dans une peau de vache, celles offertes à Marinette, la marguerite que l’on effeuille dans le pot-au-feu de La Non-demande en mariage… Sans compter les innombrables couronnes qui suivent Les Funérailles d’antan et d’aujourd’hui. Elles accompagnent tous les instants de la vie, épousent avec la même discrète fidélité, la même précaire innocence les heures graves ou guillerettes. Pas sûr que Brassens n’ait pas autant envié l’éphémère condition florale que celle de feuillu centenaire. Ne serait-ce qu’en raison du langage poétique que l’on prête si volontiers à certaines d’entre elles. Il a du reste fini par s’attribuer une éternité de fleur en libellant comme suit son épitaphe : « Ci-gît Georges Brassens qui devint immortel en parlant de la mort. »
Mais il est une fleur qui compta plus que les autres et qui, pour ainsi dire, couronna sa carrière : celle que l’on met au fusil. Brassens n’a pas toujours été pacifiste. Du moins les quelques articles qu’il publia au début des années 50, dans le journal anarchiste Le Libertaire sous le pseudonyme de Géo Cédille, nous le font apparaître sous un jour nettement vindicatif. Dans l’un d’eux intitulé « Qu’attend la masse pour se soulever ? », il conclut par « Le peuple est le plus fort. Les forces armées et la police ne pourraient rien contre lui s’il faisait entendre sa voix. Mais le peuple ne bronche pas. Il attend un miracle. Ou bien a-t-il peur de faire du mal. Réveillons-nous bon sang ! Mettons en route la grève insurrectionnelle, la grève expropriatrice… » Ainsi que le souligne Marc Wilmet dans son ouvrage (Georges Brassens libertaire, chez Les Eperonniers) consacré à cette période de la vie du Sétois, l’anarchisme viscéral des débuts, le rejet de toute autorité, confina graduellement à un humanisme de l’individu, irréductible, fier de sa singularité, farouche dans son indépendance. Les Deux oncles et Mourir pour des idées lui vaudront bien des rancunes. Ces deux chansons consacrent la pensée d’un homme pour qui rien n’est plus sacré que la vie et aucune idée, fût-elle aussi juste qu’exaltante, ne mérite que l’on en fasse le sacrifice. la pression de certains amis, alors que les bombardements s’intensifiaient sur Hanoi, il fut quand même tenté d’écrire une chanson sur le Vietnam, projet vite abandonné après la rédaction de ces quelques lignes : « Quand je contente/Ma militante/Qu’elle se pâme/Dans son délire/Elle soupire/Paix au Vietnam. » Brassens était irrécupérable. Sauf pour ses amis et ses femmes. Il supportait mal qu’on lui dicte une attitude. Il y avait chez lui, pour rester dans le registre de la fable botanique, à la fois du chêne et du roseau. Si son style dégage une forte impression d’immobilisme, en partie dû à la conception unidimensionnelle de sa musique dont les ingrédients de base demeurent la voix bien timbrée, la guitare et la contrebasse, son esprit est constamment en guerre contre ce qui s’avère souvent figé chez l’homme : idées, préjugés, catéchèses, morales. Le regret concerne justement les musiques, trop peu ou trop mal écoutées.
Elles sont pareilles à ces beautés de village, sans afféterie mais pas sans raffinement. La pudeur du bonhomme voulut qu’il dissimula toutes ces splendeurs derrière le ton bourru d’un aïeul un peu sceptique.
« L’état d’homme me ronge le cœur, écrivait-il à Toussenot. Heureusement il reste l’hallucination préméditée. J’étais destiné à devenir un dieu, j’en suis fâché. Qui suis-je ? Un enfant ? Un étranger errant dans ce monde ? Les deux sans doute. » Apprenant que selon un sondage les Français le considéraient comme le modèle de l’homme heureux, il s’exclama : « Ah ! les cons. »
{"type":"Banniere-Basse"}