Pour les 70 ans du « Monde », deux grandes plumes du quotidien, Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin, racontent des moments importants de l’histoire du journal. Elles évoquent aussi la crise de la presse et Twitter. Pour clore les festivités liées à son anniversaire, ‘Le Monde’ organise ce mardi 23 septembre un concert à l’Olympia, avec notamment Christine and The Queens et Arnaud Fleurent-Didier.
L’ouvrage « Le Monde », 70 ans d’histoire reprend votre série « Le Jour où… » dans laquelle vous racontez l’histoire du journal à travers celles des hommes et femmes qui l’ont fait. Comment expliquez-vous le succès de cette série ?
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Ariane Chemin – Dès 1945, le journal est le reflet de la France, de ses batailles idéologiques, de sa diversité, de ses secrets. On ne voulait pas écrire l’histoire officielle quitte à écorner certaines figures de commandeurs. On raconte que Jacques Fauvet (directeur de 1969 à 1981 – ndlr) était très militant, de gauche, que le fondateur Hubert Beuve-Méry n’était ni sympa ni commode.
Raphaëlle Bacqué – Le journal avait peur qu’on reste dans l’entre-soi. Mais nous étions convaincues qu’on pouvait raconter les coulisses du Monde comme une histoire universelle, comme un roman. L’histoire de ce journal se confond avec celle de la société française. Nous avons été frappées par la diversité de ses personnalités et l’éclectisme de ses débats.
Fouiller dans le passé du Monde a-t-il créé des problèmes internes ?
Ariane Chemin – Non, mais on a essuyé un refus, celui d’Edwy Plenel qui n’y voyait aucun intérêt.
La série commence en 1945, pourquoi l’arrêter en 2003 ?
Raphaëlle Bacqué – Les gens concernés sont encore au journal. Demander à un journaliste en poste, qui est un ami, de raconter le Tour de France, ça a été la croix et la bannière. Autant vous dire que faire parler du Péan/Cohen La Face cachée du » Monde » (livre à charge sorti en 2003 – ndlr) est encore plus difficile. La série » Le Jour où… » n’est pas un panégyrique ni une promo d’entreprise, mais un vrai travail d’enquête.
Dans Les Gens du » Monde », Yves Jeuland filme la rédaction pendant la campagne présidentielle. Ariane Chemin, vous hésitez alors à vous mettre à Twitter. Est-ce toujours le cas ?
Ariane Chemin – Je m’y suis mise car partir en reportage sans tweeter allait devenir un problème, on allait me le reprocher. Je trouve ça chronophage et sidérant, mais ça m’amuse. Le petit monde de Twitter est endogame, il ne raconte pas la vraie vie mais celle des journalistes qui s’observent.
Vous racontez comment Le Monde s’est mis au web et les résistances que cela a provoquées. Ces inquiétudes subsistent-elles encore ?
Raphaëlle Bacqué – Les inquiétudes sont plus générales. Elles portent sur le modèle économique. Le problème n’est pas le support. La question est : va-t-on réussir à gagner assez d’argent pour produire une information de qualité – qui coûte cher ?
Le développement d’internet peut-il y répondre ?
Ariane Chemin – Tout le problème de la presse aujourd’hui est que le tirage du papier baisse mais qu’on ne gagne pas assez d’argent sur le net. Mais on ne nous a jamais refusé un reportage pour des raisons économiques. On est encore des privilégiés au Monde.
Raphaëlle Bacqué – On a encore une vingtaine de correspondants à l’étranger. On avait en province des pigistes exclusifs, ce n’est plus le cas. Le système payant sur le net ne compense pas les coûts de production de l’information.
Croyez-vous à la fin du papier ?
Ariane Chemin – Bientôt, c’est sûr, il n’y aura plus de rotatives. Le Monde doit vivre sous des formes diverses, le net, les tablettes, des choses qui ressemblent passablement à du papier.
Raphaëlle Bacqué – L’information quotidienne ne passera plus par le papier. Les problèmes de distribution en France accélèrent le mouvement. En revanche, je trouve que le format magazine qui mise sur la richesse de l’édition, des photos, a vraiment une place.
Dans Les Gens du » Monde », un débat divise la rédaction : fallait-il ou non soutenir François Hollande ?
Raphaëlle Bacqué – Erik Izraelewicz (ancien directeur mort en novembre 2012 – ndlr) était contre, mais traditionnellement la société des rédacteurs se prononce sur les grands sujets. Avec Ariane, on était contre. Les gens étaient partagés. Gérard Courtois pointait une contradiction : pourquoi donner son avis sur des sujets importants sauf celui-là ? Le débat a été tranché : on a rappelé nos valeurs sans appeler à voter Hollande. Heureusement : l’indépendance du journal est la clé de son succès.
A l’époque, beaucoup de journalistes connaissaient l’existence de Mazarine, la fille cachée de François Mitterrand. Pensez-vous qu’il aurait fallu révéler cette histoire ?
Ariane Chemin – C’est le problème de la série : il ne faut pas pécher par décontextualisation. Ce n’est qu’aujourd’hui qu’on peut décortiquer le jeu d’un Mitterrand qui avait fait fuiter l’histoire à l’oreille de voix déconsidérées comme Jean-Edern Hallier ou Minute.
Raphaëlle Bacqué – En 2007, avec La Femme fatale, nous avons pensé que la vie privée d’un personnage public peut être révélée si cela a une importance politique. Pendant la campagne, Ségolène Royal et François Hollande ne se parlaient plus et on ne comprenait pas pourquoi. Le livre n’a pas été écrit avec l’assentiment du journal. Tous nos confrères nous sont tombés dessus. Mais la presse a beaucoup évolué sur ces questions.
Comment expliquez-vous la valse des postes de direction ?
Raphaëlle Bacqué – Les dirigeants changent vite. Dans la société française, il y a une contestation continuelle de l’autorité, une remise en question rapide des choix stratégiques, comme au sein de la rédaction. Avant, vous dirigiez un journal, point. Aujourd’hui, c’est un groupe, un magazine, un site. Le contexte est si mouvant que vous adaptez votre stratégie tous les mois.
Le positionnement proatlantiste de Natalie Nougayrède (directrice du journal de mars 2013 à mai 2014) a-t-il joué dans son éviction ?
Raphaëlle Bacqué – Ce positionnement était contesté mais elle doit son éviction à des raisons de management et de positionnement interne.
Ariane Chemin – La rédaction du Monde est très difficile à diriger. Les journalistes râlent tout le temps, il y a de fortes têtes. C’est comme un parti politique avec plein de courants.
François Hollande fait-il vendre du papier ?
Ariane Chemin – Dans l’histoire du Monde, c’est toujours pendant les années électorales qu’on vend le plus de journaux. La politique continue à intéresser les Français. On a fait des records d’audience sur le site avec le remaniement.
Raphaëlle Bacqué – Depuis toujours ce sont les incidents qui font vendre. Avec l’immédiateté, il faut les multiplier. Quelqu’un de très hystérique comme Nicolas Sarkozy fait plus vendre que François Hollande.
« Le Monde », 70 ans d’histoire, ouvrage collectif, éd. Flammarion, 400 p., 39,90 €, en librairie le 24 septembre
Les Gens du « Monde », d’Yves Jeuland, en salle
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