Débarrassée de ses 10 000 Maniacs sans manières, on attendait beaucoup de l’escapade solo de Natalie Merchant. Trop parvenu pour la campagne, trop rustaud pour la ville, son Tigerlily sans audace déçoit. Mais on pardonne presque tout à cette voix-là. « Après avoir quitté les 10 000 Maniacs, je me suis sentie à la fois […]
Débarrassée de ses 10 000 Maniacs sans manières, on attendait beaucoup de l’escapade solo de Natalie Merchant. Trop parvenu pour la campagne, trop rustaud pour la ville, son Tigerlily sans audace déçoit. Mais on pardonne presque tout à cette voix-là.
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« Après avoir quitté les 10 000 Maniacs, je me suis sentie à la fois soulagée, libérée et terriblement coupable d’avoir abandonné les garçons. Mais il fallait que je parte. J’avais rejoint le groupe à 17 ans et, dix ans après, les garçons me considéraient encore et toujours comme la petite sœur. Moi, je voulais devenir une femme au lieu d’être maternée, qu’ils me fichent la paix. Ils ne changeaient jamais. Je voyageais, partais vivre à Londres, à Los Angeles, à New York. Mais eux restaient encore et toujours ancrés dans leurs petites habitudes, dans leur vieille ville de Jamestown. J’en avais assez de passer ma vie avec des gens qui refusaient de grandir, de s’ouvrir. J’avais l’impression d’être coincée dans un monde d’hommes. Déjà, à la maison, j’en avais souffert, car ma mère était un garçon manqué. La compagnie des femmes me manquait affreusement. J’avais l’impression de me gâcher, de faire une entorse à une vie qui, jusque-là, avait été très généreuse avec moi. Je voulais être à la barre, mériter seule les compliments comme les reproches. Mais, à l’arrivée, je suis toujours aussi lâche, incapable de donner des ordres, de traiter les musiciens comme des employés. Pourtant, avec les 10 000 Maniacs, je ne supportais plus les compromis, de sortir des chansons dont je n’étais pas fière, de travailler systématiquement en communauté. Je voulais un peu plus d’intimité, comme lorsque j’étais gamine. Enfin redevenir sauvageonne et solitaire. A l’époque, c’était à la fois jouissif et effrayant. d’un côté, je pouvais peindre, me promener dans les bois, lire; mais d’un autre, la maison la plus proche était à un kilomètre et, la nuit, je détestais rester seule et rêvais de quitter ma cambrousse pour la ville. Aujourd’hui, je suis devenue aussi schizophrène que ma musique je ne sais pas vraiment où est mon chez-moi, entre la ville et la campagne. Il me faut le désert et le chaos, à la fois la forêt et Chinatown. J’aime vivre en ermite à New York et avoir de la compagnie en rase campagne. » On n’aurait rêvé meilleure introduction pour résumer la décevante entrée en matière d’une Natalie Merchant fraîchement Libérée des 10 000 Maniacs schizophrène. Sur Tigerlily son premier album solo, on hésite en effet beaucoup: entre robes de bure et talons aiguilles, entre douceurs pastorales et vilains bavassages urbains, entre champs de blé et paquets de blé. Fraîchement reprise en main par le manager de Springsteen, elle continue pourtant à croire dur comme fer à son impossible intégration au fin fond de l’Amérique rurale. Incapable de se décider entre une campagne qui lui va si bien ? mais où les hommes sont rudes ? et une ville où elle se sent si bien ? mais où les hommes sont bavards ?, son Tigerlily sonne régulièrement faux, trop rustique pour Manhattan, trop nouveau riche pour les bois. Depuis le troublant et inépuisable Secrets of the I-chingde 1983, on pardonnerait beaucoup à Natalie Merchant: elle pourrait chanter du Fleetwood Mac accompagnée par Boston qu’on serait fichu de trouver sa voix charmante, son timbre bouleversant. « A l’époque de ce premier album, je n’avais que 16ans. J’étais à la fois écolière, boulangère et chanteuse. Je n’avais pas une seconde pour écrire les paroles, j’ai donc utilisé les textes que je devais écrire pour mes cours de poésie. Affreusement puérils. Je n’étais qu’une petite fille de la campagne, qui a dû signer un contrat avec une maison de disques alors que sa seule expérience des documents officiels se limitait à une demande de permis de conduire. » Une clémence qui nous a fait tolérer ses compagnons sans manières des 10 000 Maniacs pendant dix ans, en rageant devant la fidélité souvent incompréhensible de cette grâce à ses hommes de basses oeuvres. Comme à ces couples improbables qui se séparent, on n’hésite plus aujourd’hui à dire à Natalie Merchant combien ils étaient mal assortis, eux en bleu de travail, elle en dentelles, eux à la tronçonneuse, elle au point de croix. Le miracle restant que ce couple apparemment sans vie commune possible ait pu écrire au lit des merveilles telles que These are days, Don’t talk ou Can’t ignore the train. On a de la peine pour la fin de carrière des 9 999 Maniacs restant sur le carreau, groupe grossier abandonné par son alibi, sa petite exception culturelle. Il suffisait de les voir forcés à accompagner sobrement leur charismatique petit bout de femme sur un MTV unplugged de transition, l’air triste et les muscles en berne, pour lire sur leurs visages la certitude d’avoir tout perdu, tout gâché en étant si désespérément mâles. « Je n’ai jamais compris comment des gens si différents les uns des autres ont pu se supporter si longtemps. Au début, c’était le désespoir et la frustration d’être prisonnier dans un trou comme Jamestown qui nous a unis. Mais nous n’avions plus rien en commun. Ma mère n’arrêtait pas de me dire «Plaque-les, largue-les ». Elle voyait que j’étais malheureuse, comme elle avec ses maris. Et comme dans ma famille nous sommes plutôt spécialistes du divorce, elle n’arrivait pas à comprendre comment je pouvais rester avec des gens qui m’ennuyaient. Avec les 10 000 Maniacs, nous sommes restés ensemble onze années plus que les Beatles. Nous n’avions plus rien à apprendre les uns des autres. Nous venions tous du même milieu fils d’ouvriers, de paysans… C’était une limite, car nous avions reçu exactement la même éducation, il n’y avait rien à découvrir. C’est pour cette raison que j’ai recruté mes nouveaux musiciens à New York :je voulais des gens de tous les horizons, de toutes origines. Après mon départ, je n’avais qu’une envie: rejouer du piano et écrire de la poésie. Mais j’ai passé un an au téléphone pour trouver le bon manager, le bon avocat, les bons musiciens… Puis, nous nous sommes enfermés dans ma maison de campagne, où nous avons joué jusqu’a 4 h du matin pendant un an. Pour la première fois depuis des années, j’ai joué de la musique sans avoir l’impression d’aller au boulot. Nous y avons vécu comme des frères et sœurs, couchant sur des matelas dans toutes les pièces. Chacun avait ses tâches : la cuisine, le ménage, la vaisselle… Souvent, je me faisais peur en pensant: « Mon Dieu, mes parents vont rentrer et trouver la maison dans cet état. » J’ai du mal à croire que tout ça m appartienne. Mes voisins aussi: une voisine est venue me voir récemment et m a dit J’ai remarqué que vous veniez d’emménager. Il faudrait que je vienne voir tes parents pour leur demander si tu pourrais faire un peu de baby-sitting pour mes gosses’ (rires)… Récemment, une femme du village m a demandé où je vivais. «Je viens de m installer dans l’ancienne maison des Martinez. » Ah, c’est drôle, juste avant toi, c’était une drôle de pop-star qui habitait là.? Mais peu à peu, je m intègre, en allant jouer dans un petit hôpital psychiatrique local, en donnant des cours de travaux manuels à l’école du village. J’apprends aux enfants à fabriquer des marionnettes. Ainsi, je suis considérée comme la-fille-aux-polichinelles-qui-passe-à-la-radio.?
Précisons-le d’emblée, on aurait rêvé escapade solo plus loin de ses vieilles terres: retenue depuis si longtemps dans Ploucland, on imaginait Natalie Merchant suffisamment frustrée pour plier bagages à tout jamais. Surprise: elle abandonne les 10 000 Maniacs pour camper à quelques kilomètres de là, sans grand luxe ? juste un piano, pas une seule de ces grandioses envolées de cordes qu’on lui avait pourtant tant souhaitées. A peine un triste violon de feu de camp sur le remarquable Cowboy romance, une de ces ballades nostalgiques taillées sur mesure pour sa voix inquiète. On regrettera qu’une fois de plus son album tienne uniquement sur sa voix plantureuse et qu’elle n’ait, depuis le fantastique John Lombardo (compositeur originel des 10 000 Maniacs), que rarement rencontré chansons dignes sur son chemin. Ici, elle en croise même plusieurs atroces et indignes ? I may know the world restera comme un cauchemar. Quand ces chansons sans vie, sans souffle, viennent écraser de leurs vilains godillots l’album Tigerlily, on plaint sincèrement Natalie Merchant, dépassée par des guitares criardes, des batteries semi-remorque, un groupe qui nous fait regretter les pires exercices de gonflette des 10 000 Maniacs. En faisant son marché aux musiciens, Natalie Merchant s’est comportée comme la parfaite cul-terreuse débarquant à la ville : en choisissant les viandes sous Cellophane, le jambon sous vide, les fruits en boîte ? tous ces signes évidents de progression sociale, tellement plus chics, tellement plus riches. On l’avait rêvée accompagnée d’un élégant quatuor à cordes, d’un orchestre bucolique entièrement dédié à sa voix: les guitares exaspèrent à force de bavardages inutiles, un comble pour une Natalie Merchant élevée parmi les Amishes. « Ma peur, c’était de me retrouver écrasée par le poids d’an premier album solo, de rechercher désespérément à laisser des marques dans l’histoire de la musique, de définir ce qu’allait devenir ma carrière par une impressionnante déclaration d’intentions. Alors qu’en réalité, je voulais juste enregistrer un album sans prétention, reflétant une année de ma vie, mes sentiments. C’est pour cette unique raison que je fais des disques. Je devais me prouver que j’étais capable d’écrire un album du début à la fin. Tant pis pour ceux qui attendaient un disque techno ou grunge. J’aime les formations classiques: basse, guitare, batterie, orgue et accordéon. Car pour moi, jouer sur scène est fondamental. Il aurait été excitant d’enregistrer avec un orchestre à cordes, mais dans ces conditions, impossible de tourner. Alors j’ai fait ce petit disque de transition. Mais je ne vais pas en rester la. » En attendant des jours meilleurs, on se réfugiera dans l’élégiaque San Andreas fault, vers River, dans les plis de The Letter, radeaux sobres et mélancoliques où la voix de Natalie Merchant se love avec une sensualité ahurissante, capable comme personne de créer une intimité où se bagarrent confort et danger. Tombé sous le charme, on l’y rejoint comme d’habitude sans sourciller, sans distance, sans réserve: cette voix annihile la critique.
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