Taulards, boxeurs, immigrants, routards et autres figures de la geste américaine peuplent The Ghost of Tom Joad. Avec ce disque acoustique, solitaire et dépressif finalement proche des Palace Brothers ou de Vic Chesnutt, Bruce Springsteen retrouve le chemin du Nebraska et hulule à la mort du rêve américain. A force de ne suivre que son […]
Taulards, boxeurs, immigrants, routards et autres figures de la geste américaine peuplent The Ghost of Tom Joad. Avec ce disque acoustique, solitaire et dépressif finalement proche des Palace Brothers ou de Vic Chesnutt, Bruce Springsteen retrouve le chemin du Nebraska et hulule à la mort du rêve américain.
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A force de ne suivre que son chemin, indifférent aux modes ou autres tocades du moment, Bruce Springsteen va finir par devenir super-hip sans le faire exprès. Avec The Ghost of Tom Joad, bûcher de chansons en bois sec, chapelet de comptines aussi désossées que désolées, le Boss se fait humble serviteur, délaisse une fois de plus l’artillerie lourde et les bandanas pour reprendre son baluchon de trimardeur de la chronique sociale. A suivre les traces poussiéreuses des Leadbelly, Butch Hancock, Johnny Guthrie et autres Woody Cash, le gars Bruce, tel un Monsieur Jourdain du marketing, se retrouve citoyen d’un des territoires musicaux les plus fertiles du moment : l’Amérique accablée. Quelque part dans un no man’s land entre l’introspection torturée d’un Vic Chesnutt, la chaleur sans façons d’un Ron Sexsmith et le gospel dénudé des Palace Brothers.
Exercice solitaire, guitare sèche, textes coups de trique dans le Rêve américain… La facilité commande tout de suite de voir en Tom Joad un Nebraska 2, le retour. Or, pas tout à fait. D’abord parce que Springsteen n’est pas toujours seul, accompagné sur certains morceaux par divers compagnons de Lucky town ou quelques membres du E Street Band. Nebraska était un geste spontané, collection de demos enregistrées sur une vieille bécane 4-pistes, impropre à la commercialisation et finalement publié sur un coup de cœur, prenant tout le monde à contre-pied. L’époque n’est plus tellement propice à ce genre de feinte imprévisible. Tom Joad, c’est Nebraska peaufiné sur 32-pistes digitales, avec campagne de lancement bien orchestrée, écoute préalable dans les bureaux moquettés de la multinationale et tutti quanti. Un peu ce que Les Affranchis serait à Mean streets.
Leadbelly, Ron Sexsmith, Palace Brothers, d’accord, mais après onze ans et trois albums d’introspection sur ses aventures conjugales (Tunnel of love, Human touch & Lucky town), Tom Joad marque surtout le grand retour de Springsteen à la littérature et au cinéma américains. On sait à quel point son œuvre est autant façonnée par ses lectures et sa fréquentation des salles obscures que par sa discothèque. New York City serenade, c’était West Side story en disque, le romantisme nocturne de Born to run ressemblait à celui d’un Nicholas Ray tandis que le classicisme de The River renvoyait au dépouillement fordien. C’est en lisant Flannery O’Connor que Springsteen eut l’idée de Nebraska, et Born in the USA était dédié à Paul Schrader. Badlands était aussi le titre d’un film de Terence Malick, mais c’est le texte de Nebraska (la chanson) qui évoquait ce chef-d’œuvre de violence douce. Entre livres, films et chansons de Springsteen, les passerelles sont infinies, et Tom Joad reprend le cours de ces affinités électives. Homeless, taulards, émigrés mexicains ou vietnamiens, drifters, boxeurs sonnés Tom Joad, c’est la ronde fantomatique d’une série de figures archétypales au-dessus desquelles planent quelques ombres célèbres. The Ghost of Tom Joad (la chanson), ce pourrait être Les Raisins de la colère revus par Clint Eastwood. L’histoire du taulard de Straight time ressemble à celle d’Eddie Bunker, cet écrivain qui a passé les trois quarts de sa vie en prison Straight time était d’ailleurs le titre d’un excellent film avec Dustin Hoffman adapté de son Aucune bête aussi féroce. Highway 29, c’est Les Tueurs de la lune de miel filmés à la guitare et on peut être certain que Galveston Bay n’est qu’à quelques encablures d’Alamo Bay. Sean Penn, Cimino, Cormac McCarthy, Russell Banks… ils sont tous invités sur Tom Joad au détour d’une image, entre deux couplets, à la chute d’un refrain.
D’aucuns s’étonneront encore qu’un mec cousu d’or se permette d’écrire et de chanter « douze chroniques sur les oubliés de l’Amérique ». Le type qui collectionne les disques de platine et les villas sur les deux côtes des States, celui qui apparaît régulièrement dans le classement annuel de Forbes, comment peut-il être crédible quand il pleurniche sur le sort des sans-abri ? En fait, Springsteen ne peut se conjuguer avec imposture pour une raison toute simple : il n’est pas né avec des burnes en or. Avant de connaître gloire et succès, Bruce a fait ses classes de blue collar : vingt-cinq ans de vie ouvrière dans le New Jersey, vingt-cinq ans de fins de mois délicates avec un père chauffeur de bus, une mère au foyer, vingt-cinq ans dans un petit pavillon acheté à crédit à la lisière d’une banlieue de cet Etat qu’on surnomme l’aisselle de l’Amérique. Et puis, Springsteen a décroché la lune mais, en son for intérieur, ne supporte pas que ce rêve soit inaccessible au plus grand nombre. S’il y a un personnage de fiction qui ressemble un peu à Springsteen, c’est le Noodles du Il était une fois en Amérique de Sergio Leone. Parvenu au sommet de la pègre new-yorkaise, nageant dans les dollars et le champagne, Noodles se brouille avec son meilleur pote qui a la folie des grandeurs. Loin d’être dévoré par cette pathologie de l’ambition, Noodles préférerait se calmer, prendre le temps de vivre les choses. Noodles est un romantique qui n’oublie pas le ghetto miséreux d’où il vient, qui préfère l’odeur de la rue à celle du pouvoir et du satin. Quand, cinquante ans après, Noodles revoit son vieux quartier en ruines, il se rend compte que ces années de ghetto étaient sans doute les plus heureuses de sa vie. Springsteen non plus n’a jamais oublié Freehold. Aujourd’hui, quand il traverse un quartier déshérité, quand il aperçoit un sans-abri ou quand il passe devant une usine, Springsteen revoit son enfance et sait. Il sait qu’il aurait aussi bien pu rester du mauvais côté du fossé. Ce savoir intime allié à l’état désastreux du monde d’aujourd’hui donne Tom Joad. Tom Joad, personnage des Raisins de la colère, anti-héros de la grande crise de 29. The Ghost of Tom Joad, c’est le fantôme de cette débâcle économique, sociale et mentale qui hante l’Amérique post-Bush. La crise de 29 s’appelait aussi la Grande Dépression. D’où ce disque déprimé.
« J’ai voulu faire un disque avec les mots de Dylan, la voix de Roy Orbison et le son de Phil Spector. » On se souvient de cet aveu ingénu sur les intentions qui avaient présidé à Born to run. Springsteen est le fan ultime et, finalement, il n’a fait que des disques de fan. Parmi les poids lourds de la pop américaine, il est sans doute le seul qui n’ait rien innové musicalement, ni inventé un langage ou une attitude qui soit sienne. Presley a fait pénétrer la musique noire dans tous les foyers blancs, Dylan a injecté la poésie et la conscience politique dans les juke-boxes, Spector a révolutionné la production, James Brown a créé la soul noire de noire et même un produit de synthèse comme Madonna a su redessiner une nouvelle image de la femme et un rapport inédit aux médias. Mais Springsteen, lui, n’était doué en rien : ni chanteur exceptionnel, ni manitou du studio, ni fondu du concept, ni dieu de la guitare à mille cordes, ni cador théorique, ni monstre de sensualité… Le brave gars n’avait que ses muscles, ses rouflaquettes, sa gueule de Pacino des banlieues. Et puis, heureusement, un goût sûr, de beaux fantasmes auxquels il devra finalement son salut : c’est en écoutant les bons disques, en lisant les bons bouquins et en matant les bons films que le Bruce s’est construit son monde, sorte de vie parallèle fantasmatique, existence impossible vécue par la procuration des rêves. Son don unique mais fondamental, c’est de savoir ordonner et synthétiser ses passions, de les confronter à sa propre expérience, puis de recoller les morceaux en un assemblage tellement savant qu’il en devient une forme nouvelle : c’est ainsi qu’en digérant Dylan, Orbison et Spector, Springsteen recrache un Born to run. Quand il a délaissé cette méthode pour brancher son inspiration directement sur sa vraie vie, ça a donné Tunnel of love ou Human touch, ses disques les moins passionnants. A l’instar de celui des Palace Brothers, l’art de Springsteen est dérivatif : écoutez mes chansons, vous connaîtrez mes écrivains, mes cinéastes et mes chanteurs favoris.
Et en connaissant ses écrivains, cinéastes et chanteurs, on finit quand même par savoir deux ou trois choses sur le gaillard. The Ghost of Tom Joad reprend cette veine de l’inspiration gigogne délaissée depuis Born in the USA. Springsteen aurait pu le présenter ainsi : « J’ai voulu faire un disque avec les mots de Steinbeck, la guitare de Leadbelly, les images de Kazan, la tonalité dépressive de Hank Williams et la voix confidentielle de Woody Guthrie. »
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