Alors que sort Cerebral caustic, l’annuelle livraison du dinosaure de la scène indépendante anglaise, The Fall, dérive dans Manchester en compagnie de son leader, l’impossible Mark E. Smith. D’un pub à l’autre, voyage au bout de la nuit avec Céline en poche et la haine en bandoulière.Début 1995 : Manchester n’est plus Madchester depuis longtemps. […]
Alors que sort Cerebral caustic, l’annuelle livraison du dinosaure de la scène indépendante anglaise, The Fall, dérive dans Manchester en compagnie de son leader, l’impossible Mark E. Smith. D’un pub à l’autre, voyage au bout de la nuit avec Céline en poche et la haine en bandoulière.
Début 1995 : Manchester n’est plus Madchester depuis longtemps. Les Stone Roses reviennent avec The Second coming et rencontrent l’indifférence d’une génération de trentenaires plus préoccupés de plans de carrière et de bébés que de nuits blanches à gober de l’ecstasy. Happy Mondays, mauvais garçons abrutis au crack, retrouvent leurs métiers originels : facteurs ou loubards. Mais Mark E. Smith, l’irascible chanteur de The Fall, refuse de quitter la scène. « Il faut que je bosse. Je n’ai que du mépris pour les fainéants de ce business. Pour eux, Noël commence à la mi-novembre et finit à Pâques. » Vengeance sur l’histoire, qui l’a souvent oublié dans ses bagages, il est en passe de devenir une sorte de maître à penser du rock mancunien, un vague Lou Reed du Lancashire. Après tout, il y a toujours eu un côté littéraire chez Mark, malgré une haine clinique et militante des universitaires « Rien que des branleurs bourgeois. Il y a quelques années, on ne voyait guère les étudiants à Manchester. Mais aujourd’hui, ils sont partout. Ils ont même débarqué dans mon quartier. Il y a des connards et des connasses partout, des enfants de babas, avec leurs fringues Woodstock. C’est une honte et c’est Tony Wilson le manager de New Order, Happy Mondays et propriétaire du club La Haçienda que j’accuse. Lui, son Haçienda, son truc-là, c’est hideux. C’est pour ça qu’il y a des étudiants partout ici. Ils sont venus à Manchester faire l’école Stone Roses. Le diplôme Shaun Ryder… Mention nullard. » Pas rancunier, l’establishment universitaire local a pourtant récemment cherché à couronner Mark E. Smith « grand prix de poésie » de la ville de Manchester. L’occasion de parler bouquins avec quelqu’un qui a peut-être plus en commun avec Bukowski ou même avec Céline qu’avec… hum, New Order.
« Louis-Ferdinand Céline, je l’ai découvert en Australie en 1983. Quelqu’un m’avait prêté Guignol’s band. C’est ça qui m’a accroché. J’ai lu bien d’autres écrivains français, Gide c’est quoi, ce pédé en prison ? , Genet le pédéraste pas mal , Malraux, Flaubert. Mais Voyage au bout de la nuit, voilà un chef-d’oeuvre. C’est un livre parfois écoeurant, c’est ce qui me plaît. Ça donne aux Français, beaucoup trop bourgeois, une bonne idée de ce que c’est d’être prolo. Moi, je connais bien ce milieu. Mes ancêtres, c’étaient des soldats, des Tommys. Mon grand-père m’a raconté l’histoire des gamins sur la plage de Dunkerque qui appelaient leur maman en pleurant, face aux gros cons de SS qui fonçaient sur eux avec leurs mitraillettes noires. Et mon pépé m’a dit que des Français étaient prêts à tout pour monter sur les bateaux qui repartaient en Angleterre. Leurs camions écrasaient les blessés anglais. A la maison, on n’avait pas le droit de parler des Français. Céline, lui, se réjouissait de la défaite de la France. Pas comme Genet, qui bandait à l’arrivée des beaux soldats musclés de la Wehrmacht. J’ai compris tout de suite ce que Céline voulait dire avec son histoire du colonel qui casse sa pipe au début du roman, les poilus qui ricanent entre eux. Céline, il est rigolo. Allen Ginsberg, le roi des babas, voulait absolument le rencontrer. Mais Céline s’était barricadé à Meudon avec ses chiens et sa femme. Ginsberg avait parcouru tout Paris à la recherche du maître. Crevé, il arrive à Meudon et frappe à la porte. Céline ouvre et Ginsberg lui déclare qu’il a traversé l’Atlantique pour voir son inspirateur et maître. Céline le regarde d’un oeil méfiant et lui demande s’il est juif. Ginsberg dit oui. Céline ferme la porte. Quinze minutes après, la porte s’ouvre et Céline lâche ses deux bergers allemands sur Ginsberg… Moi, je ne suis pas antisémite. J’en ai marre de ces questions. Dans mon groupe, j’ai deux cathos et un juif. J’habite même le quartier juif orthodoxe de Manchester » Il faut peu de temps et quelques bières à Mark E. Smith connu comme un redoutable sujet d’interview pour se débrider et balancer à tour de bras les vacheries qui font de lui à la fois l’enfant terrible et la bête noire de la presse anglaise. « Les journalistes français, en gros, ce sont des connards. C’est toujours la même question. « The Fall n’est pas connu en France. Pourquoi ? Quel est le problème ? » J’en ai rien à foutre, moi. Les Espagnols, les Ritals, ça va. Mais les Français : que des saloperies. Tout ça, c’est la faute de Napoléon. C’est lui le responsable des deux guerres mondiales. Le Code Napoléon a encouragé toutes les nations de l’Europe à se foutre en l’air. Voilà pourquoi on est dans le chocolat. Il a donné aux Français une arrogance impitoyable. Ils mangent et baisent tout ce qui bouge, ils ne font que ça. A la station de métro de Tottenham Court Road, à Londres, il y a plein de mendiants français des sales cons fainéants, tous fringués en Armani : « Je n’ai que 50 pence. Le métro coûte 70 pence. Vous me devez donc 20 pence. » Ils se prennent pour Jean-Paul Sartre, ces connards. »
Fier de ses vérités expéditives, Mark nous mène dans un restaurant prétendument français (Le Beaujolais), sans même se rendre compte que sa présence vient d’être annoncée parmi les serveurs. Dans un coin, un groupe de businessmen derniers avatars d’un capitalisme sauvage en pleine expansion ici trône en territoire conquis. « Le serveur là-bas, avec sa queue de cheval, vous avez vu sa gueule ? Il me déteste. Vous savez pourquoi ? Parce que c’est un bassiste raté, un médiocre. A Manchester, il y en a plein. C’est une race locale. » On quitte le Beaujolais, cette enclave française en plein Lancashire, pour le quartier de Strangeways. A l’ombre de cette prison victorienne sortie d’un conte d’Edgar Poe qui hantait les rêves sado-masos de Morrissey, on entre dans un autre pub, The Crown & Cushion : un bar obscur, peuplé d’alcoolos mélancoliques qui viennent tous de retrouver la liberté ce matin-là. Dans les toilettes, on discute les tarifs variables des putes du coin « Dix sacs une branlette, c’est fou comme ça a augmenté. »
Pas question de trouver The Crown & Cushion dans Le Guide Michelin, on est ici au quartier général de The Fall. Mark examine un fax qu’il a reçu d’Henry Rollins, le conteur hardcore de Los Angeles. « Regardez, il n’est même pas foutu d’épeler les mots convenablement ce mec-là ! Faudrait qu’il prenne des cours de rattrapage plutôt que de raconter ses histoires à la con. »
Une pinte de Holts Bitter dans une main, un verre de cognac dans l’autre, Mark E. Smith expédie les affaires courantes de Manchester. « L’autre jour, je rentrais chez moi et je me suis pris un grand coup de pied dans le dos. Je me retourne et je tombe face à un gamin de 10 ans qui se met à crier « Cantona ! Cantona ! » Moi, je n’ai aucune sympathie pour Cantona. Ce genre de coup de pied style kung-fu, j’en prends tous les jours dans mon quartier. Vous savez, Manchester United est la cause de tous les maux de cette ville. Impossible de se sentir à l’aise à Manchester. Ça a un drôle d’effet sur les gens. Nico, par exemple, ne s’est jamais remise d’avoir vécu ici. Triste à pleurer. Elle était pourtant marrante. Un jour, j’étais dans un supermarché avec papa et maman, j’avais 16 ans. Nous avons croisé Nico devant les boîtes des conserve. Je l’avais déjà vue dans des clubs de Manchester. Elle m’a demandé, avec sa voix walkyrienne : « Tu n’aurais pas de la dope, Mark ? » Devant mes vieux ! J’ai été obligé de leur expliquer que la dope était une boisson allemande, qu’on ne buvait que ça outre-Rhin. »
Il commande un double Glenmorangie. La conversation revient sur une obsession tenace : l’image de Mark à Manchester, objet d’envie et de haine. En Angleterre, The Fall est la référence qu’il fait toujours bon citer quand on veut se racheter une image de marque. L’atrabilaire chanteur de The Fall le sait parfaitement : dès qu’un groupe mancunien atteint finalement le succès des Inspiral Carpets à James, des Happy Mondays aux Stone Roses , il se sent systématiquement obligé de s’extasier devant le talent et l’intégrité de The Fall. Ça ne coûte pas cher et ça rachète une bonne conscience par procuration. « Rien à foutre, de Manchester. Moi, je préférerais vivre à Roscommon, en Irlande : un bled paumé mais génial. Tous des cinglés là-bas. Quand j’étais gosse, dans notre banlieue de Salford, il y avait une famille de Roscommon dans le coin. Les voisins voulaient que les autorités les expulsent. C’est le genre de famille chez qui je passais mes vacances en Irlande. Ils jouaient au foot devant la télé. Je restais chez mon oncle, un bon pantouflard qui passait son temps à écouter Radio Berlin et commandait tous les cadeaux qu’on offrait dans les magazines. La maison était bourrée de disques d’Elvis Presley. Il faut regarder la télé avec un de ces bons habitants de Roscommon… Il suffit qu’une fille bouffe du chocolat pour que tout le monde dise : « elle va grossir ». Une fille en minijupe et tout le monde ricane : « elle va s’enrhumer ». C’est là-bas que je voudrais vivre. »
Gavin Bowd et Aj Hussey