Cela fait plus de deux ans que l’association de défense des animaux L214 secoue l’opinion publique avec ses vidéos chocs tournées dans des abattoirs français, comme ici, là, ou encore ici pour ne citer qu’elles. Les images souvent insoutenables mettent à nue les méthodes de la filière viande et son lot de souffrances animales. Mercredi 6 […]
L214 secoue l’opinion et les pouvoirs publics à coup de vidéos chocs qui dénoncent les pratiques des abattoirs et de l’industrie de la viande. Qui se cache derrière cette association, quels sont ses buts, sa philosophie, ses pratiques ? Comment L214 a-t-elle réussi à imposer la question de la souffrance animale, avec comme but affiché que nous cessions de manger des animaux ? La sortie du livre “L214, une voix pour les animaux” de l’écrivain Jean-Baptiste Del Amo est l’occasion de lui demander de répondre à ces questions aux côtés de Brigitte Gothière, la porte-parole de L214. Entretien croisé.
Cela fait plus de deux ans que l’association de défense des animaux L214 secoue l’opinion publique avec ses vidéos chocs tournées dans des abattoirs français, comme ici, là, ou encore ici pour ne citer qu’elles. Les images souvent insoutenables mettent à nue les méthodes de la filière viande et son lot de souffrances animales. Mercredi 6 septembre, l’émission Quotidien a diffusé une nouvelle vidéo qui dévoile les pratiques d’élevage intensif et d’abattage des poulets du groupe Doux.
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Par sa posture pragmatique, sérieuse et innovante, L214 a fait sortir la question animale des marges de la radicalité militante et s’est imposée comme l’association qui monte. L’écrivain Jean-Baptiste Del Amo, prix du Livre Inter 2017 avec Règne animal (Gallimard) dresse dans L214, une voix pour les animaux un portrait complet de l’association et de ses enjeux éthiques et moraux. Il décrypte son fonctionnement, ses motivations, sa stratégie, son organisation et présente ses militants. Del Amo pose aussi un état des lieux de l’impact de l’élevage et des avancées en éthologie cognitive. Interview croisée entre l’écrivain engagé et la porte-parole de L214, Brigitte Gothière.
L214 a propulsé la question de l’exploitation animale sur le devant de la scène médiatique. Comment expliquer une telle efficacité alors que cette question était auparavant remisée à la marge ?
Brigitte Gothière – Depuis dix ans, à chaque enquête, on faisait un pas de plus, avant d’exploser en 2015. On est arrivé au bon moment car les gens s’interrogent davantage sur le contenu de leur assiette. Cela fait longtemps que des associations dénoncent les méthodes des abattoirs sans être entendues. Avec nos images, on prouve que cela se passe. On a réussi à convaincre des journalistes du sérieux de notre travail.
Jean-Baptiste del Amo – Ces militants associatifs ont révélé des informations cachées. Avec L214, notre regard s’est déplacé. L’action de l’association est ciblée sur les animaux d’élevage alors que pendant longtemps les associations de défense des animaux se préoccupaient en particulier des animaux dits domestiques. L’association a développé une méthodologie, un savoir faire. La société s’interroge davantage sur la traçabilité des aliments, sur leurs impacts sur la santé publique et l’environnement. Ces thématiques peuvent être des portes d’entrée vers un questionnement sur la souffrance animale.
Comment expliquer que cette question était sous-traitée en France par rapport à l’Allemagne ou aux pays anglo-saxons ?
JBDM – Il y a un poids culturel énorme, on sait combien les Français sont attachés à leur tradition, à leur cuisine.
BG – Le lobby de la viande est un des plus puissants. On est une des premières puissances agricoles européennes. Pour eux, c’est vraiment important que ces images ne sortent pas. Jean-Paul Bigard, président du premier groupe de l’industrie agroalimentaire spécialisé dans la viande (Charal…), a dit devant la commission d’enquête sur les abattoirs qu’il n’avait aucun intérêt à ce que le consommateur fasse le lien entre le steak et l’animal et que son travail consistait en partie à empêcher qu’il le fasse. L’industrie de la viande repose en majorité sur une image d’Épinal. L’Etat prend part à ce mensonge, car encourager la consommation procure des débouchés économiques.
JBDM – Toute la communication de la filière de la viande est une imposture. Et c’est encore ce qu’on nous vend quand on parle d’abattage à la ferme.
Le fait que cette question n’a guère intéressé les écologistes français jusqu’à présent explique-il sa sous-représentation ?
BG – Oui, complètement, même si ça commence à monter un peu. Dans d’autres pays, le mouvement écologiste et le mouvement animaliste sont restés proches. En France, il y a eu deux directions différentes.
JBDM – On parle beaucoup de réchauffement climatique et de sixième extinction des espèces. Mais le lien avec l’industrie de la viande est rarement fait alors que c’est un facteur aggravant très important. Les avancées en éthologie cognitive ont aussi changé la donne ces dernières années. On commence à comprendre que les animaux, même d’élevage, sont des êtres doués de sensibilité, d’intelligence, qu’ils composent des groupes sociaux. Ils sont capables de ressentir de la douleur mais aussi une souffrance morale. Inévitablement, cela engage à repenser le statut des animaux et notre rapport à eux.
Votre objectif est abolitionniste – qu’on ne tue plus d’animaux. L’abattage propre est impossible selon vous ?
BG – L’euthanasie dans l’intérêt d’un individu n’est pas ce qui se passe en élevage : on les fait naître exprès pour les tuer. L’abattage des animaux à la ferme, soit-disant en prenant soin, est une sacrée trahison : vous développez une relation avec un individu et ensuite vous lui mettez une balle entre les deux yeux. C’est nier que ces animaux ont des rapports sociaux entre eux. Pourquoi prendre le bien le plus précieux de l’animal sous couvert de manger sa viande alors qu’il est prouvé qu’on en n’a pas vraiment nécessité ?
Mais les animaux se mangent bien entre eux…
JBDM – On ne peut pas attendre d’un lion, qui est dans une situation de survie, la même réflexion qu’un être humain doté d’une conscience plus élaborée, de questionnements éthiques et moraux. Nous n’avons plus besoin de tuer pour survivre. A part quand vous emmenez votre vieux chat se faire euthanasier, il n’existe pas de moyen technique de mettre à mort un animal en garantissant qu’il n’éprouve pas de souffrance quel que soit le type d’élevage, d’abattage et de provenance de la viande, bio ou pas. Les animaux souffrent, se débattent, cherchent à échapper à la mort. A partir du moment où on reconnaît qu’un individu est doué de sensibilité et d’un intérêt à vivre, il n’y a pas de justification morale de la mise à mort de ces êtres.
Deux militants, dont Sébastien Arsac, le co-fondateur de L214, risquent 15 000 euros d’amendes pour avoir caché une caméra dans l’abattoir de Houdan. Les militants seront fixés sur leur sort le 9 octobre. Cela peut-il nuire à l’association ?
BG – De plus en plus de procès nous sont intentés. Pour l’instant, on est plutôt serein car l’enjeu est important et la situation urgente : on tue 3 millions d’animaux par jour dans les abattoirs français. Il est plus important de continuer notre travail que de s’inquiéter des conséquences. Puis, le procès a été couvert par une partie des médias.
JBDM – Cette condamnation serait injuste car il est d’utilité publique d’informer le grand public sur ce qui se passe dans les abattoirs. On ne peut compter ni sur l’Etat ni sur les services vétérinaires pour le faire.
Qu’est-il ressorti de la commission d’enquête parlementaire sur les conditions d’abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français présidée par le député Olivier Falorni et lancée en 2016 suite à la divulgation de vos vidéos ?
BG – Ils ont pris au sérieux les infractions à la réglementation des abattoirs, se sont intéressés aux conditions de travail des ouvriers, ont donné de la crédibilité à nos propos alors que certains professionnels de l’agroalimentaire nous accusent de truquer les images. Mais les 65 propositions ne me semblent pas à la mesure de ce qu’ils ont vu. Installer des caméras dans les abattoirs ne changera rien à leurs pratiques ultra violentes.
JBDM – Seuls les responsables de la protection animale des abattoirs auront accès à ces vidéos, pas les associations. De plus, la commission a décidé très rapidement d’écarter la promotion du végétarisme, comme le fait d’offrir une option végétale dans les cantines scolaires.
Vos détracteurs estiment que vous vous préoccupez plus du sort des animaux que de celui des hommes. Vous dites au contraire que la lutte pour la condition animale est progressiste et humaniste.
JBDM – Les portraits des bénévoles que j’ai pu faire dans ce livre montrent qu’ils viennent de milieux associatifs et caritatifs, qu’ils sont tous portés par un idéal de justice pour tous et que c’est cela qui les a conduits à s’intéresser à la condition des animaux. Le débat sur le droit des animaux est profondément un débat de gauche, c’est un débat de société. Aujourd’hui, la gauche s’en empare enfin. On l’a vu très timidement pendant la campagne présidentielle avec Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon.
BG – Matthieu Ricard avait fait une étude intéressante par IRM. On montrait à des volontaires des images d’humains en souffrance ou d’animaux en souffrance. Les personnes les plus sensibles à la question animale étaient aussi les plus sensibles à la question de la détresse des humains. Gauche, droite, je ne sais pas. On défend l’égalité, il y a suffisamment de place sur cette planète pour qu’on vive tous le mieux possible. Effectivement, on vient de mouvements de lutte contre le racisme, contre le sexisme. Après, j’ai aussi croisé des gens de droite dans ce mouvement.
Que répondez-vous à ceux qui se demandent pourquoi vous n’allez pas plutôt aider les migrants ?
BG – Qu’il y a une partie des militants de L214 qui le font. Comme tout un chacun, on ne peut pas être partout. Pour certains d’entre nous, on a choisi de se concentrer sur la question animale parce que c’est une question urgente. Il en est de même pour celle des migrants et des militants y consacrent tout leur temps. D’autres s’investissent pour les enfants malades… On est malheureusement obligé de faire des choix.
JBDM – Encore une fois, ce n’est pas cloisonné. Réduire notre consommation de viande permettrait de mieux répartir les richesses dans le monde et de lutter contre les famines. Ce débat dépasse les clivages politiques. Même si on n’est pas sensible à la question de la souffrance animale, qui est centrale chez L214, il suffit de s’intéresser à l’impact de l’industrie de la viande sur les inégalités et la répartition des richesses. La majorité des terres de cultures sont destinées à produire de la nourriture pour les animaux d’élevage alors que des zones entières n’ont pas accès à l’agriculture vivrière.
La position abolitionniste n’a-t-elle pas ses limites ? Beaucoup de gens horrifiés par la violence envers les animaux ne veulent pas devenir végétariens…
BG – C’est une première étape. Il est positif que cette idée commence à faire son chemin. Il est important de se rendre compte que l’on peut manger autrement alors que tout petit on nous apprend à mettre la viande ou le poisson au centre du repas. Nos sociétés nous imposent une dictature de la viande. Il faut déconstruire ce discours.
Dans L214, une voix pour les animaux, vous rapportez un propos du miltant Sébastien Arsac concernant les abattoirs, “ce système d’extermination [qui] évoque inévitablement la monstruosité des camps durant la Seconde Guerre mondiale”. Comprenez-vous que cette comparaison puisse choquer ?
JBDM – C’est un système d’extermination massive. Le rapprochement doit se faire, même si il ne s’agit pas de dire qu’ils sont totalement transposables, ils se répondent et se ressemblent. La comparaison avec la Shoah fait débat depuis longtemps. L’historien américain Charles Patterson dans Un éternel Treblinka explique que la fragmentation de la chaîne des abattoirs, et de l’abattoir à l’assiette, nous déresponsabilise et permet d’éluder notre rapport à la viande et de nous mettre à distance de ce qui se passe dans les abattoirs. Ni plus ni moins ce qu’évoque Hannah Arendt quand elle parle de la banalité du mal.
Vous citez souvent L’Humanité carnivore (Seuil) de la philosophe Florence Burgat qui estime que notre passion pour la viande découle de notre désir de domination…
JBDM – Le spécisme stipule que des espèces seraient inférieures à d’autres, et qu’on pourrait exploiter impunément des espèces dites inférieures. La théorie de Florence Burgat affirme que non seulement nous savons que nous mangeons des animaux mais que nous les mangeons pour continuer d’asseoir notre supériorité sur eux. Je ne sais pas si j’y adhère totalement mais elle mérite d’être considérée. Bien évidemment, notre système de production de la viande repose sur ce socle ancré que nous serions supérieurs à l’ensemble des autres êtres vivants.
Vous concluez le livre en citant Zoopolis de Sue Donaldson et Will Kymlicka (Alma éditions) qui imagine la cohabitation entre animaux et humains. A quoi ressemble cette utopie ? Comment faire retourner à la nature des animaux d’élevage ?
BG – Je vois les vaches dans les prés à l’image des réserves sauvages. Certains troupeaux de vaches ou de chevaux sont retournés à l’état sauvage dans les Pyrénées, malheureusement il est autorisé de les abattre sous prétexte qu’ils seraient un danger aux abords des routes.
JBDM – Zoopolis propose de créer des catégories d’animaux, des plus ou moins éloignés. Les auteurs estiment qu’on a passé un cap, que le combat moral est gagné – c’est en substance ce que dit Antoine Comiti le président de L214 – et qu’il faut passer à une application politique. Il ne s’agit pas de désengager totalement l’homme d’une interaction avec les animaux. Certaines villes, par exemple, ont décidé de ne plus abattre les pigeons mais d’installer des pigeonniers contraceptifs qui permettent de limiter la population de pigeons.
L214, une voix pour les animaux de Jean-Baptiste Del Amo, éditions Arthaud, 19,9 euros, 224 pages.
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