La loi règne à Nashville. Les shérifs au sourire nickel astiquent fièrement leur étoile. Les outlaws ont presque tous rendu les armes. Même les vieux rebelles, Johnny Cash ou Willie Nelson, ont aujourd’hui leur musée, leur boutique de souvenirs, exploitant comme les autres la réussite de l’industrie locale, cette musique country plus que jamais valeur […]
La loi règne à Nashville. Les shérifs au sourire nickel astiquent fièrement leur étoile. Les outlaws ont presque tous rendu les armes. Même les vieux rebelles, Johnny Cash ou Willie Nelson, ont aujourd’hui leur musée, leur boutique de souvenirs, exploitant comme les autres la réussite de l’industrie locale, cette musique country plus que jamais valeur refuge d’une Amérique qui aime se rassurer. Fièrement autoproclamée Music City, la ville crâne. Les cowboys de pacotille fanfaronnent sur Music Row, le quartier de la musique où des centaines de studios d’enregistrement façonnent un son et des idéaux destinés au plus grand nombre. Tout entière vouée à son culte, la capitale du Tennessee laisse peu d’espace à ceux qui cherchent d’autres voies. Pendant longtemps interdit de concert, le rocker alternatif risquait le goudron et les plumes. Aujourd’hui, il va satisfaire ses désirs inavouables dans une unique petite échoppe, Lucy s, qui ressemble à une épicerie perdue dans Church Street, longue artère sans vie. Magasin de disques surtout garni de vinyles, le lieu possède aussi une arrière-salle aménagée en club-concert. Loin des saloons rutilants et des usines à square-dance, il est le passage obligé des téméraires militants de l’underground. Versus, Smog, Unrest, They Might Be Giants ont donné là récemment des récitals quasi clandestins. Aucun d’eux pourtant n’y a joué autant que Lambchop. Sans doute parce que son leader, Kurt Wagner, est aussi le futur époux de Mary, la patronne de l’endroit. Et parce que, l’an dernier, le groupe a publié un premier album, Jack s tulips, symbole envoûtant d’une marginalité assumée au royaume de Garth Brooks et de Dolly Parton. A l’instar des chansons des Palace Brothers ou de Vic Chesnutt, celles de Lambchop ne se coupent pas des racines terriennes, mais réinventent les formes magnifiques de la neurasthénie. Alternant lampées de bourbon et d’eau fraîche, Kurt Wagner a la gueule carrée et sympathique du col bleu à peine sorti du boulot. Menuisier de son état, le bonhomme pose chaque jour des kilomètres de parquet. Une fêlure invisible laisse parfois échapper un rire excentrique, seule entorse à une apparente normalité. Arrivé à Nashville à l’âge de 2 ans, ce presque quadragénaire souffre plus de son environnement que de son héritage. En grandissant ici, je ne pouvais échapper à la country. Dans les années 6o, tous les samedis, je restais des heures devant la télé à regarder les shows des stars du genre, John et Bill Anderson, Porter Wagoner. Je coupais le son et passais à la place des disques des A4onkees… C’était épatant de voir ces cowboys mimer des chansons pop. Un peu plus tard, je me suis vraiment intéressé à ces compositeurs, particulièrement au son du Nashville des sixties, ces mélodies couvertes de violons. Aujourd’hui, j’utilise ce matériau à ma façon. L’establishment impose ici ses critères et me prise totalement notre musique. J’ai toujours pensé qu’on pouvait redéfinir ce qu’est la country. Je crois que tous les éléments de base de cette musique se retrouvent dans ce que nous faisons. A l’origine, il s’agissait d’abord de se réunir en famille ou entre amis, de prendre les instruments que l’on avait sous la main pour exprimer les joies et les douleurs quotidiennes. Nous avons autant le droit d’être considérés comme musiciens country que des gars de New York ou de l’Iowa qui viennent ici chausser des bottes et se coiffer d’un Stetson.? Les textes frémissants de Kurt se nourrissent donc de son présent, d’une vie communautaire en marge. Ils se sont aussi enrichis des aventures et déboires d’un long parcours initiatique dont Nashville fut le pont d’envol autant que le port d’échouage.
Malgré six années de violoncelle, c’est la passion de la sculpture qui le pousse à s’exiler, à 17 ans, pour étudier l’art à Memphis. Difficile pourtant d’ignorer la musique dans le berceau du blues et du rock’n’roll. Déjà, le jeune homme fait preuve de son goût du décalage. Aux représentants de la ligne officielle, conservateurs des musées Elvis et BB King, l’apprenti sculpteur préfère les vétérans oubliés de la scène locale, le rockabilly détraqué de Charlie Feathers ou Cordell Jackson, reine méconnue de la twang-guitar. Il partage avec un premier groupe d’obédience punk, le Seafood Orchestra, le purisme pervers d’Alex Chilton et de Tav Falco, losers décadents qui s’agitent alors sur les bords du Mississippi. Il rencontrera là son premier mentor, un certain Michael Enright. «Michael vivait en reclus dans une bergerie, collectionnant les guitares et les vieux amplis. Il était passionné de blues et de hillbilly. Dix ans avant le revival country, il chantait d’une voix profonde des chansons inspirées de Hank Williams. Un mec très excentrique doublé d’an excellent tailleur. Une de mes plus grosses influences. »?
Travaillant autant du burin que des pinceaux, Kurt Wagner pousse plus loin son cursus et déménage dans le Montana, patrie des skieurs, des pêcheurs et des artistes. Sur place, il s’initie à l’autre sport régional. « Pendant trois ans je n’ai rien eu d’autre à faire que peindre, lire, écrire et boire. » Des habitudes qui lui font tisser des liens avec l’une des figures de la faune locale. « J’ai rencontré Richard Brautigan quelques mois avant sa mort. L’alcool l’avait rendu violent et injurieux, particulièrement envers les gens célèbres qui venaient le flatter. Il prenait un malin plaisir à leur faire payer des coups avant de les humilier. On se croisait dans les bars. Je n’étais rien et il était très gentil avec moi. Il me payait à boire et me racontait un tas d’histoires incroyables. Il faisait beaucoup d’allers-retours entre le Montana et le Japon. Ça me fascinait. Il est mort un an environ après mon départ. Il avait découragé tellement de gens que personne ne s’est aperçu de sa disparition. On a retrouvé son corps deux semaines après son suicide.» Au nord-ouest du pays, la route du futur chanteur croisera d’autres personnalités moins célèbres que l’auteur de La Pêche à la truite Amérique mais d’un impact plus décisif. De quoi se bâtir progressivement une petite philosophie de l’art appliquée au quotidien. David Dunlab, par exemple, était plus qu’un peintre. A toute occasion, il noircissait des dizaines de blocs-notes, décrivant ou dessinant les moments en apparence les plus anodins. Un simple petit déjeuner pouvait devenir une oeuvre d’art. L’amitié et les échanges étaient aussi à la base de ses créations. Adepte du mail art, il envoyait des petits tableaux en guise de cartes postales. Ses théories furent pour moi une révélation.» Après une année passée en Angleterre et un séjour à Chicago qui faillit mettre un terme à ses ambitions créatives, Kurt tira de ces enseignements la force de sublimer de cuisants échecs. Viré de mon appartement à Chicago, j’ai dû revenir à Nashville Les arts plastiques n’y ont aucune place. J’étais dans un état terriblement dépressif Je n’avais jamais totalement arrêté la musique, mais je me suis mis à composer et à écrire plus sérieusement. La plupart des chansons de Jack s tulips datent de cette période trois d’entre elles parlent de suicide. J’ai compris que la country s’adaptait naturellement aux thèses de Dunlap. Cette musique a un lien direct avec le quotidien, elle peut exister sans préméditation. Elle peut aussi engendrer de. f ormes plus sophistiquées. » Lambchop s’est ainsi constitué simplement. Groupe ouvert, il a accueilli tous ceux qui voulaient participer et étaient capables de s’adapter à des répétitions qui se transforment à chaque foie en petites performances. Neuf personnes composent aujourd’hui son noyau dur. Orgue, saxophone, guitare, mandoline, violoncelle, pedal steel, banjo, violon, clarinette. Un ensemble très orchestral qui décortique tout doucement les douloureux murmures de Kurt Wagner. I écoute fugitive de titres du prochain album semble indiquer que le velours des cordes va s’épaississant, jusqu’à évoquer la somptuosité crépusculaire des Tindersticks.
S’il est le principal concepteur des chansons, Kurt a aussi mis en pratique les principes d’échanges appris dans le Montana. Ses harmonies comme ses toiles voyagent de réseau en réseau, s’enrichissent des apports d’autres artistes. «Il y a quelques mois, j’ai peint un tableau qui s’appelait The Doubting woman. Plusieurs de mes amis ont alors peint leur propre toile à partir de ce titre original. A Athens, Vic Chesnutt, qui est aussi peintre, avait trop honte de son dessin, il a, préféré en faire une chanson. C’était une merveilleuse surprise. »
Inévitablement, on essaiera de mettre en parallèle le trait et les mélodies. On se fiera à la pochette du disque pour étudier les correspondances. Kurt Wagner y a reproduit la photo de la sœur d’une de ses amies. Sur porche d’une maison en bois, une petite fille, jambes nues, tient dans bras un chien presque aussi gros qu’elle. Le peintre a recopié minutieusement, ligne après ligne, cette scène de la vie quotidienne. Il y a fait aussi apparaître ce qu’elle contient d’étrange et de dérangeant L’ambiguïté du sourire, les virils attributs de l’animal. L’ocre mêlé de blanc éclaire la toile d’une lumière blafarde. En filigrane, une paire d’yeux jettent un inquiétant regard. La musique de Lambchop ne dit peut-être rien d’autre. Ses humeurs faussement bucoliques révèlent de troublants mystères. Lentement, les chansons décomposent et redessinent des blessures qui résonnent dans la campagne .
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}