Le clochard céleste. A l’occasion du 30ème anniversaire de l’Instant Composer Pool (ICP), coopérative de musiciens dont il est l’instigateur, et de la parution quasi simultanée de deux nouveaux disques dont l’extraordinaire No idea, le pianiste et compositeur hollandais Misja Mengelberg fait une furtive apparition sur le devant de la scène. Une figure mythique et […]
Le clochard céleste. A l’occasion du 30ème anniversaire de l’Instant Composer Pool (ICP), coopérative de musiciens dont il est l’instigateur, et de la parution quasi simultanée de deux nouveaux disques dont l’extraordinaire No idea, le pianiste et compositeur hollandais Misja Mengelberg fait une furtive apparition sur le devant de la scène. Une figure mythique et secrète du jazz contemporain.
Quand il entre sur scène, c’est ostensiblement voûté, le pas traînant, comme si tout le poids du monde pesait sur ses épaules. Voilà plus de trente ans maintenant que Misja Mengelberg promène ainsi son personnage beckettien de clochard métaphysique, avec l’humour radical et aristocratique des grands désespérés. Il s’approche lentement du piano, l’estime du coin de l’oeil, s’assoit, se relève, règle interminablement la hauteur de son siège, trouve la distance idéale, s’installe, allume une cigarette et entreprend de s’approprier l’instrument. Soliloque muet. Face à face. Concentration. Une main posée à plat, silencieuse, sur le clavier, l’autre en support de la tête, lourde. Immense fatigue. L’orchestre s’est mis à jouer. Lui, non. Il se relève, se gratte le nez, rajuste ses lunettes, allume une nouvelle cigarette, fait lentement le tour du piano, rebidouille son siège, se rassoit. Puis reste immobile le temps passe. La cendre de sa cigarette tombe sur le clavier, il fait un geste furtif, automatique, on pense pour épousseter, mais non, c’est une phrase, la première, dans le temps exactement, d’un coup, d’une précision absolue, ponctuation et ouverture, grâce et légèreté… On se rappelle sa voix chantante et théâtrale, comme un oracle. « Les plus grands pianistes, ce sont les chats ! » Mengelberg, c’est expressément ça : un chat qui traverse un clavier. Spontanéité, puissance de l’attaque, subtilité et délicatesse du touché, élégance, sens de l’équilibre, goût du jeu, du grand jeu, l’improvisation le hasard invité à prendre sens dans un réseau mouvant de règles qui orientent plus qu’elles ne déterminent.
Mais plus encore qu’un grand pianiste au style éminemment personnel, cet intellectuel raffiné, agitateur iconoclaste et subversif, compositeur dans le sens le plus théâtral qui soit de « metteur en son », fait partie de ces personnalités secrètes dont l’influence sur les orientations profondes du jazz contemporain est aussi considérable que souterraine.
Misja Mengelberg naît à Kiev, en 1935. « Ma mère était allemande et mon père hollandais. Ils étaient allés en Russie pour participer à la construction du socialisme. A Kiev, mon père dirigeait un orchestre dans un studio de cinéma et ma mère jouait de la harpe dans une formation classique. Mais en 37-38, le climat politique a tellement changé qu’ils ont dû choisir entre devenir russes ou partir. Ils sont partis… » Misja a 4 ans lorsqu’il émigre en Hollande. Incité par ses parents, il commence le piano. Il apprend la rigueur, joue Bach, fugue et contrepoint. Puis c’est la découverte du jazz, la révélation : « Mes parents avaient un disque d’Ellington, un 78t : The Mooche sur une face et Caravan sur l’autre. Cette musique a eu sur moi une influence décisive, elle m’a donné un sentiment d’exaltation que je ne connaissais pas. Ce qui m’excitait à l’époque, c’était Stravinski. Je suis encore hanté par l’instrumentation du Sacre du printemps, c’est la plus géniale que je connaisse. Mais Ellington m’a donné une raison d’abandonner la tradition européenne. Son influence sur moi, ça a été un grand effet de destruction de la tradition… » Le jeune Mengelberg est fasciné par l’expressivité du jazz, sa liberté formelle, cette façon neuve de donner sa place à l’individu à l’intérieur du collectif : « Pour moi, l’idée qu’on puisse faire vraiment jouer à des musiciens leur propre musique à l’intérieur d’une structure était absolument fantastique. » Ce jeu entre structure et improvisation deviendra le moteur de sa musique.
Il décide alors de devenir musicien de jazz, commence par jouer du boogie-woogie, tente de retrouver d’oreille les harmonies sophistiquées de l’univers ellingtonien, et surtout se lance dans la grande aventure de l’improvisation « Je voulais devenir musicien de jazz car il n’y avait pas d’autre discipline contemporaine de l’improvisation. » On est au milieu des années 50, Mengelberg a trouvé sa voie. Il multiplie les expériences, un peu dans tous les sens, entre au conservatoire, étudie la composition, donne quelques cours de théorie musicale, monte son premier groupe de jazz, rencontre John Cage à Darmstadt, participe aux expériences théâtrales du groupe Fluxus (1962-63). Il découvre la musique de Monk, l’étudie, la dissèque, l’incorpore. Son discours se radicalise, ses engagements esthétiques et politiques s’affirment, son parcours devient singulier, marginal. C’est alors qu’il rencontre Han Bennink, un jeune batteur au style résolument novateur, puissant, massif, tout en contraste et accentuations éclatantes, capable d’alterner des séquences d’une parfaite orthodoxie quant à la régularité du tempo, avec de stupéfiantes interventions free, toujours d’une grande musicalité. Une des associations les plus fécondes du jazz moderne vient de naître. « Je me souviens que pendant les années 50 et 60 j’étais très solitaire, je ne réussissais pas à trouver des gens pour jouer la musique que je voulais jouer, c’était vraiment un problème. Bennink et moi nous nous sommes rencontrés en jouant dans un quartette post-bop, mais toute notre musique nous poussait à sortir de ce type de contexte. » C’est pourtant dans une telle configuration que le monde entier va les découvrir, lorsque, au printemps 1964, pendant trois semaines, les deux hommes acccompagnent Eric Dolphy à Hilversum et enregistrent son dernier disque (Last date), le 2 juin. La mort prématurée du saxophoniste le 29 juin fera avorter une association qui s’annonçait fructueuse « Une expérience enrichissante et décisive à tous points de vue… »
Il faudra attendre l’arrivée d’un troisième homme, Willem Breuker, « un jeune type qui chiait sur les traditions » pour que les conceptions révolutionnaires de Mengelberg trouvent à se réaliser. Ensemble, ils fondent en 1967 l’Instant Composer Pool (ICP), coopérative destinée aux musiciens pour qu’ils prennent enfin en main les conditions et moyens de production de leur art. La musique devient un langage politique. Peu de temps après sa création, Mengelberg présente le projet en ces termes : « ICP, c’est d’abord une organisation musico-politique. Toute la musique improvisée que nous jouons est une chose absolument neuve sur le continent européen. Elle se situe en dehors, ou juste à la frontière de ce qu’on appelle « culture ». Toute musique est politique, notre musique, improvisée, est le prolongement de notre pensée et de nos actes. Le fait que nous ayons défini notre position politiquement a rendu notre musique plus puissante qu’elle ne l’était. Un musicien doit être conscient non seulement de la musique mais aussi de ce qui se passe autour de lui, de son environnement. La musique doit être la vérité et seul un musicien lucide peut faire une musique-vérité. Sinon il n’est qu’un pion, manipulé comme tous les pions. » Le propos est explicite. Le grand courant de la free-music européenne peut déferler. C’est l’époque de l’internationale des avant-gardes, les musiciens se regroupent en systèmes autogérés, FMP en Allemagne, Incus en Angleterre, etc. Les hommes, les idées, circulent, se rencontrent John Tchicaï, Derek Bailey, Evan Parker, Peter Brötzmann, Don Cherry, Steve Lacy : tous inventent un nouveau langage. Misja Mengelberg trouve enfin sa voie. « D’une certaine manière, je retourne où j’étais avant de connaître le jazz, avant le boogie : mes premières improvisations n’avaient rien à voir avec le jazz, c’était une sorte de contemplation de mon éducation et de ce qui se passait dans ma tête. C’est là où l’improvisation tend à retourner maintenant. » Mengelberg va travailler dans ce sens, sans rien renier dans son parcours de l’apport du jazz, mais en intégrant à sa musique toutes les dimensions de son héritage européen (des fanfares populaires aux avant-gardes contemporaines). En duo avec Bennink, ou au sein de diverses formules de l’ICP Orchestra, Mengelberg s’est en quelque vingt ans inventé l’un des univers les plus personnels et cohérents de la musique contemporaine. Qu’il revisite de façon corrosive et passionnée les univers de ses musiciens d’élection, Ellington, Monk et Herbie Nichols, en composant avec leurs oeuvres d’exquises digressions orchestrales ; qu’il s’engage dans de longues suites solitaires, mettant en oeuvre toute sa virtuosité instrumentale, développant un discours peuplé d’orages et troué de silence au gré de sa fantaisie et de son immense culture ; qu’il s’affronte à l’épure toute classique du trio le plus fortement connoté jazz, jouant le jeu sans ironie ni fausse modestie Mengelberg reste toujours fidèle à lui-même et à cette devise qu’on devrait graver au fronton de tous les conservatoires : « La musique devrait être dangereuse. » Avis aux amateurs de sauvagerie raffinée. No idea (Diw/Harmonia Mundi) ; The Root of the problem (Hatology/Harmonia Mundi) ; Mix ; Performs Nichols-Monk ; Bospaadje konijnehol vol. 1 & 2 (ICP/IHL).
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