Dans son dernier essai, “Croyances, comment expliquer le monde ?”, le philosophe et biologiste Henri Atlan, pionnier de la théorie de la complexité et de l’auto-organisation, éclaire les différents régimes de croyance qui structurent nos modes de pensée. Une manière lucide de briser la ligne de partage entre rationalité et foi dogmatique.
Au début était la croyance. Si pour le philosophe et biologiste Henri Atlan, l’événement inaugural de la croyance ne se discute pas, sa définition échappe par contre à un cadre suffisamment rigoureux. De quelle croyance se revendique-t-on lorsqu’on en affirme la certitude aveugle ? La croyance en quoi, en qui ? Ne pas croire en Dieu, est-ce ne croire en rien ? Croire en Dieu, est-ce refuser d’autres régimes de croyances ?
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Du credo au labo
Dans son dernier livre, Croyances, Henri Atlan explore précisément ces multiples régimes de croyance qui circulent dans les sociétés humaines et même en chacun de nous. Ces croyances oscillent entre des espaces infinis : ceux de la religion, du mythe, du rituel, du rationnel. Adeptes des religions, c’est-à-dire ceux qui acceptent un credo qui, au-delà d’un savoir, veut donner sens à la vie, chamans traversés par l’énergie cosmique, scientifiques attachés à leurs procédures de validation de la vérité au cœur de leurs laboratoires… : les effets de circulation des types de croyances semblent infinis.
“On me demande souvent : êtes-vous croyant ?, confesse Henri Atlan. Mais la question ‘croyant en quoi’ ne se pose jamais. Si vous dites oui, c’est que vous croyez en Dieu, si vous dites non, c’est que vous êtes athée. J’ai pris le parti de dire non, par facilité. Je crois au Dieu de Spinoza, en fait.” Pour ce grand scientifique, autant nourri de la pensée de Spinoza et de Wittgenstein que des théories de la biologie contemporaine, la croyance religieuse est “une utilisation unique et incompréhensible du mot croire”. “On vit tous avec des croyances multiples. Ce qu’il faut justifier, c’est le doute. Il faut simplement distinguer entre des doutes raisonnables et des doutes qui le sont moins.”
Pour Atlan, expliquer le monde implique toujours des régimes de croyances divers, des croyances énoncées et des croyances pratiques. Cartographiant ces modes de récit multiples – dispersés entre récits dogmatiques et religieux, récits mystiques, rituels, fictions… –, il identifie des distinctions sur une échelle très large de rapports à la vérité.
“Un néo-pragmatisme”
Mais les distinctions ne sont jamais chez lui des oppositions absolues. Car Atlan défend cette idée décisive que tous ces régimes de croyance cohabitent en chacun de nous, dans des configurations infinies.
“Les régimes de croyance différents peuvent coexister sans se confondre, permettant de progresser dans ces chemins du milieu sur la voie d’une bonne gestion de nos croyances”, écrit Atlan.
C’est en quoi ce scientifique passionné de philosophie se refuse à devoir choisir entre une attitude sceptique ou relativiste radicale – on ne peut croire en rien, puisque tout se vaut et que rien ne peut prétendre au statut de vérité absolue – et une attitude dogmatique – à la façon du scientiste, du croyant religieux ou du militant enfermé dans une idéologie où il place une forme de salut.
Chez lui, les “étincelles du hasard”, les récits des Kabbalistes, la pensée sauvage qui échappe aux critères de la rationalité… ont autant de valeur que les connaissances de la révolution biologique moléculaire, sur laquelle il a beaucoup écrit et travaillé (notamment à travers ses recherches sur l’émergence et l’auto-organisation). “Il faut, nous suggère avec lucidité Henri Atlan, utiliser les croyances comme des outils pour se transformer les unes les autres en connaissances, et non comme prêt-à-porter de réponses toutes faites”.
C’est pour cela qu’il s’inspire des modes d’approche de philosophes atypiques comme Spinoza, William James ou Wittgenstein, pour défendre “un néo-pragmatisme” plutôt qu’une métaphysique. “Devant ce règne de croyances et de superstitions contradictoires qui nous assaillent avec plus ou moins de force, céder à la tentation du scepticisme – ne croire en rien et ne rien croire – n’est pas la solution, car c’est tout simplement impossible : ne serait-ce qu’en raison de notre existence dans le temps qui nous force à imaginer, sinon à planifier, un futur auquel nous sommes bien forcés de croire peu ou prou de façon pratique, dans nos comportements, même si nous n’éprouvons pas le besoin de les justifier en les théorisant.”
Iconoclaste autant qu’ultra-savant
Médecin biologiste, pionnier des théories de la complexité, membre du Comité consultatif national d’éthique pour les Sciences de la vie et de la santé de 1983 à 2000, Henri Atlan a toujours pratiqué un savoir interdisciplinaire. De ce point de vue, Croyances peut se lire comme une mise en lumière éclairante de sa méthode de recherche, iconoclaste autant qu’ultra-savante.
Autant intéressé par les effets du LSD et les états modifiés de conscience, que par la structure de l’ADN et du vivant post-génomique (cf. son livre important, Le Vivant post-génomique ou qu’est-ce que l’auto-organisation ? Odile Jacob, 2011), Henri Atlan emprunte ces chemins de traverse, entre science et mythe, pour tenter de saisir le mystère de nos vies. Comme il l’écrivait dans Les Etincelles de hasard (Seuil, 1999), “la question n’est pas de croire en un contenu de connaissance scientifique, mais de délibérer sur le domaine de ses applications pertinentes, pour savoir comment s’y référer et comment l’intégrer à l’orientation de notre pensée et de notre existence.”
Les croyances d’Henri Atlan conditionnent autant nos doutes qu’ils consolident les socles sur lesquels nous nous appuyons pour approfondir nos savoirs. A défaut d’expliquer le monde de manière unilatérale, il nous invite à croire en une multiplicité d’approches et à une polyphonie de récits dont l’entrelacement dessine un accès possible à une certaine vérité, imparfaite et inachevée.
Croyances, comment expliquer le monde ? d’Henri Atlan (Autrement, 372 p, 18 €)
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